5.
Comment j’ai réussi à quitter le cabinet du Dr Orenthaler, à gagner Noe Valley et à parcourir tout le chemin jusqu’à l’hôtel Hyatt d’Union Square, je ne m’en souviens pas.
Les paroles du médecin ne cessaient de résonner dans ma tête. Dans les cas graves, Negli peut être fatal.
La seule chose que je sais, c’est qu’un quart d’heure à peine après l’appel de Jacobi, mon Bronco de dix ans d’âge s’arrêtait dans un crissement de freins devant l’atrium de l’hôtel.
La rue flambait d’activité policière. Bon Dieu de merde, que s’était-il passé ?
Tout le bloc entre Sutter et Union Square était ceinturé d’un cordon, barricadé par des voitures de police. Un agrégat d’uniformes encombrait le seuil de l’hôtel, vérifiant entrées et sorties, repoussant la foule des badauds.
Mon badge m’a frayé un passage dans le hall où se tenaient deux flics en uniforme de ma connaissance : Murray, un rondouillard en dernière année de service et Vasquez, son coéquipier plus jeune. J’ai demandé à Murray de me mettre au parfum vite fait.
— Tout ce que je sais, c’est qu’on a assassiné deux personnalités au vingt-neuvième. Tous les cerveaux sont là-haut en ce moment.
— Qui est à leur tête ? ai-je demandé, en sentant une remontée d’énergie.
— Pour l’instant, je crois bien que c’est vous, inspecteur.
— En ce cas, je veux qu’on boucle immédiatement toutes les issues. Obtenez du directeur la liste de tous les clients et de l’ensemble du personnel. Et que personne n’entre ni ne sorte s’il ne figure pas sur cette liste.
Quelques secondes plus tard, je suis montée au vingt-neuvième.
J’ai suivi la file de flics et de personnel officiel jusqu’au fond du couloir où l’on lisait sur une double porte ouverte « Suite du Mandarin ». Je me suis heurtée à Charlie Clapper, le chef d’équipe de l’unité de scènes de crime, tramant à l’intérieur ses lourdes valises avec deux techniciens. La présence de Clapper signifiait l’importance de l’affaire.
Au-delà de la double porte, j’ai d’abord vu les roses – il y en avait partout. Puis j’ai repéré Jacobi.
— Attention où tu mets les pieds, inspecteur, m’a-t-il lancé à haute voix, à travers la pièce.
Mon coéquipier, qui n’avait que quarante-sept ans, en paraissait dix de plus. Il avait des cheveux blancs et commençait à se déplumer. Il semblait toujours prêt à décocher une vanne dénuée de goût. On travaillait ensemble, lui et moi, depuis deux ans et demi. J’étais son chef, en tant que sergent-inspecteur, bien qu’il ait sept ans d’ancienneté de plus que moi.
En pénétrant dans la suite, j’ai manqué me prendre les pieds dans les jambes du corps numéro un, celui du marié. Il gisait près de la porte d’entrée, tassé sur lui-même, en pantalon de smoking et chemise ouverte. Du sang encroûtait les poils de son torse. J’ai inspiré un grand coup.
— Puis-je te présenter M. David Brandt, m’a déclaré Jacobi avec un sourire forcé. Mme David Brandt est là-dedans.
Il a désigné la chambre à coucher.
— J’ai comme l’impression que les choses ont tourné au vinaigre pour eux plus vite que pour la plupart.
Je me suis accroupie et j’ai examiné longuement le marié. Il était beau, le cheveu court brun en bataille, le maxillaire bien dessiné ; mais ses yeux grands ouverts, apoplectiques, et le filet de sang séché sur son menton lui abîmaient le portrait. Derrière lui, sa veste de smoking était jetée sur le sol.
— Qui les a trouvés ? ai-je demandé, fouillant dans ses poches en quête d’un portefeuille.
— Le sous-directeur. Ils devaient s’envoler ce matin pour Bali. L’île, pas le casino, Boxer. Des comme ces deux-là, les sous-directeurs viennent les réveiller en personne.
J’ai ouvert le portefeuille : un permis de conduire délivré à New York, portant le visage souriant du marié. Cartes de crédit platine, plusieurs billets de cent dollars.
Je me suis relevée et j’ai regardé la suite autour de moi. Elle se déployait tel un musée raffiné d’art oriental : dragons vert céladon, fauteuils et divans décorés de scènes de la cour impériale. Des roses, bien entendu. J’étais plus portée sur le bed and breakfast à l’anglaise, mais si l’on voulait marquer le coup, il était difficile de faire mieux.
— Allons voir la mariée, m’a dit Jacobi.
J’ai franchi derrière lui une autre double porte et j’ai pénétré dans la chambre à coucher. La mariée était couchée sur le dos sur un grand lit à baldaquin.
Je me suis déjà rendue sur les lieux d’une bonne centaine d’assassinats et je peux analyser un cadavre aussi vite que n’importe qui. Mais je n’étais pas préparée à ça. J’ai senti une vague de compassion m’envahir.
La mariée portait encore sa robe blanche.