28.
J’ai démarré la voiture-radio, toutes sirènes dehors, jusqu’à la base de Presidio.
Ça ne m’a pas pris plus de sept minutes pour m’ouvrir un passage dans la circulation, dévaler Lombard puis Richardson et atteindre la pointe sud de Presidio. Devant moi, la rotonde dorée du palais des Beaux-Arts dominait de sa puissance un plan d’eau calme et miroitant.
J’ai aperçu la Taurus bleue de Chris garée en diagonale à l’extrémité du parc et rangé la voiture de patrouille à côté. Aucun signe d’autres policiers à l’horizon.
Pourquoi les renforts n’étaient-ils pas arrivés ? Qu’est-ce qu’il se passait encore, merde ?
J’ai ôté la sécurité de mon arme et j’ai pénétré dans le parc, sous la rotonde géante. Impossible pour moi d’attendre.
Des gens accourant vers moi, fuyant les abords de la rotonde, m’ont fait sursauter.
— Ça flingue à tout va, a crié quelqu’un.
Soudain, je n’ai plus touché terre.
— Tout le monde dehors ! Police de San Francisco !
Je criais en me heurtant au flot de ceux qui s’enfuyaient.
— Un tireur fou ! a hurlé un autre.
J’ai couru autour du plan d’eau, le long d’une massive colonnade de marbre. Aucun bruit devant moi. Plus de coups de feu.
Pointant mon arme, j’ai contourné des recoins jusqu’à ce que j’arrive en vue de la rotonde principale. D’énormes colonnes corinthiennes, couronnées de chapiteaux sculptés de scènes héroïques, se dressaient en flèches au-dessus de moi.
J’ai entendu des voix au loin ; celle d’une femme au ton railleur : Rien que toi et moi, Nick. T’imagines. N’est-ce pas romantique ?
Puis une voix d’homme, celle de Jenks :
— Regarde-toi. Tu es lamentable. Comme toujours.
Les voix résonnaient à tous les échos sous le dôme de la rotonde principale.
Où était Chris ? Et où étaient nos renforts ?
La police aurait dû se trouver là, à présent. J’ai retenu mon souffle, tendant l’oreille pour entendre la première sirène.
Chaque fois que j’avançais, je percevais l’écho de mes pas se répercutant jusqu’au toit.
— Qu’est-ce que tu veux ? s’est écrié Jenks.
Sa voix s’est réverbérée contre la pierre. Puis celle de la femme lui a hurlé en réponse :
— Je veux que tu te souviennes d’elles. De toutes celles que tu as baisées !
Toujours aucun signe de Chris. J’étais morte d’inquiétude.
J’ai décidé de contourner l’enfilade d’arches basses qui conduisait à l’endroit d’où venaient les voix. Ce fut fait d’un bond.
Alors, j’ai aperçu Chris.
Appuyé à un pilier, il ne perdait rien de ce qui se déroulait.
Mon premier mouvement fut de lui dire un truc du genre Baisse-toi, Chris, on va te voir. J’étais soumise à l’une de ces perceptions au ralenti où l’œil va plus vite que le cerveau.
Puis je fus envahie d’une frayeur atroce, prise d’un accès de nausée et de tristesse.
Chris ne regardait rien, ne se dissimulait pas.
Le devant de sa chemise était couvert de sang.
J’ai failli oublier ma formation de policier. J’avais envie de crier, de hurler. Il m’a fallu prendre beaucoup sur moi pour me contenir.
Deux taches de sang sombre trempaient la chemise de Chris. Mes jambes étaient paralysées. J’ai réussi à le rejoindre. Je me suis agenouillée près de lui, mon cœur battant à tout rompre.
Chris avait l’œil vague, le teint plombé. J’ai cherché son pouls et perçu un infime battement.
— Oh, Chris, non.
J’ai étouffé un sanglot.
Quand je lui ai parlé, il a levé la tête, ses yeux se sont illuminés en m’apercevant. Il a souri faiblement, la respiration sifflante, pesante et laborieuse.
Mes yeux se sont emplis de larmes. J’ai pressé les trous de sa poitrine, tâchant de refouler le sang de mes paumes.
— Oh Chris, tiens bon. Tiens bon. Je vais chercher de l’aide.
Il a tendu la main vers mon bras, essayé de parler, mais n’a pu émettre qu’un chuchotement guttural.
— Ne dis rien. S’il te plaît.
Je suis retournée en courant à la voiture de patrouille et j’ai cafouillé avec l’émetteur jusqu’à ce que j’obtienne le standard.
« Agent abattu, agent abattu, ai-je crié. 4-0-6. Je répète, 4-0-6 ! »
L’alarme générale. « Agent abattu, rotonde du palais des Beaux-Arts. Besoin immédiat d’une ambulance et de renforts. Possible localisation de Nicholas Jenks. Second agent sur les lieux, à l’intérieur. Répétez, 4-0-6, urgence. »
À peine le standardiste m’eut-il répété les coordonnées suivies d’un « Bien reçu », que j’ai balancé l’émetteur et suis revenue à l’intérieur.
Quand j’ai rejoint Chris, il respirait encore faiblement. Une bulle sanglante a crevé sur ses lèvres.
— Je t’aime, Chris, lui ai-je murmuré en lui pressant la main.
Des voix ont résonné dans la rotonde devant moi. Je n’ai pas distingué ce qu’elles disaient. Mais c’étaient toujours celles de l’homme et de la femme. Puis il y a eu un coup de feu.
— Vas-y, a chuchoté Chris. Je tiendrai bon.
Nos mains se sont touchées.
— J’ai des réserves, a-t-il murmuré. Puis il m’a poussée loin de lui.
Je me suis précipitée en avant, l’arme à la main. J’ai jeté à deux reprises un coup d’œil derrière moi. Chris me regardait – couvrait mes arrières.
J’ai couru, accroupie, sur toute la longueur de la colonnade, et j’ai atteint la proximité de la rotonde principale. L’écho des voix s’est intensifié. J’ai rivé mes yeux dans leur direction.
Ils se trouvaient de l’autre côté de la basilique. Jenks en chemise blanche se tenait le bras qui saignait. On lui avait tiré dessus.
Armée et en habits d’homme, Chessy Jenks lui faisait face.