19.
Je ne voulais pas rentrer chez moi, tout en sachant que je ne pouvais rester au Palais plus longtemps.
J’ai fait main basse sur mon sac, ai gagné en vitesse le garage en sous-sol et j’ai démarré mon fidèle et poussiéreux Bronco sans trop savoir où j’allais.
J’ai roulé droit devant moi – la Quatrième, la Troisième, j’ai pris Mission, je suis passée devant le Moscone Center – cafés, boutiques fermées. Direction l’Embarcadero.
J’ai contourné Battery, m’éloignant de la baie. Je ne savais où aller, mais mes mains semblaient dotées d’autonomie et me mener quelque part. Des images des jeunes mariés assassinés me traversaient brièvement l’esprit. La voix d’Orenthaler par bribes. J’avais appelé pour finir le Dr Medved, l’hématologue, pour prendre rendez-vous.
En approchant de Sutter, j’ai obliqué. Soudain, j’ai su où je me dirigeais.
Je me suis arrêtée à Union Square. Sans même le vouloir, je me suis retrouvée devant l’entrée brillamment illuminée du Hyatt.
J’ai montré mon badge au directeur et j’ai pris l’ascenseur jusqu’au vingt-neuvième étage.
Un seul agent en uniforme montait la garde devant la suite du Mandarin. Je l’ai reconnu : David Haie de Central. Il s’est levé en me voyant approcher.
— Vous ne saviez pas où aller, inspecteur ?
Du scotch jaune entrecroisé barrait l’entrée de la suite. Haie m’a donné la clé. J’ai ôté une ou deux bandes de scotch et me suis glissée sous ce qui restait. J’ai tourné le verrou et je suis entrée.
Si l’on n’a jamais rôdé seul sur le lieu d’un meurtre fraîchement commis, l’on ignore à coup sûr à quoi ressemble cette impression de malaise et d’angoisse. Je sentais les spectres de David et Mélanie Brandt flotter encore dans la pièce.
J’étais certaine que quelque chose m’avait échappé. Et j’étais sûre aussi que ça se trouvait ici. Mais quoi ?
La suite était à peu près telle que je l’avais laissée. On avait emporté le tapis d’Orient du salon au labo de Clapper. Mais la position des corps et les traces de sang étaient clairement délimitées à la craie bleue.
J’ai regardé l’endroit où David Brandt était mort. Dans ma tête, j’ai reconstitué ce qui avait dû se passer.
Ils se portent mutuellement un toast. (Je le savais d’après les verres de Champagne retrouvés à moitié pleins sur une table près de la terrasse.) Peut-être vient-il de lui offrir les boucles d’oreilles. (L’écrin ouvert était sur la tablette de la salle de bains.)
On frappe. David Brandt va répondre. C’était comme si des secrets bourdonnaient dans l’air, bruissant de chuchotis.
L’assassin entre avec la boîte de Champagne. David le connaît peut-être. Il l’a peut-être laissé une heure plus tôt à la réception. Le couteau fait son apparition. Un seul coup porté. Le marié est cloué contre la porte, apoplectique. Ça arrive si vite qu’il ne peut pas crier. « Le pauvre garçon a tout lâché dans son froc », avait dit Claire.
La mariée ne crie pas, elle ? Peut-être qu’elle est dans la salle de bains (cf. l’écrin). Ou peut-être y est-elle entrée pour mettre les boucles d’oreilles ?
Le tueur arpente la suite. Il intercepte la mariée qui sort de la salle de bains sans rien soupçonner.
J’imagine Mélanie Brandt – radieuse, débordant de joie. Lui aussi le remarque. Était-ce quelqu’un de son entourage ? Venait-elle de le quitter ? Mélanie connaissait-elle son assassin ?
Il existe un dicton navajo qui dit : « Même l’absence de vent a une voix. » Dans la chambre d’hôtel tranquille, je suis à l’écoute d’un aveu.
Raconte-moi, Mélanie. Je suis ici pour toi. Je t’écoute.
J’ai la chair de poule en réanimant le moindre détail du meurtre. Elle lutte, tente de s’échapper (cf. les ecchymoses et les légères abrasions sur ses bras et son cou). Le tueur la poignarde au pied du lit. Il est horrifié et en même temps excité comme un fou par ce qu’il vient de faire. Elle ne meurt pas sur le coup. Il est obligé de la poignarder encore. Et encore.
Quand il a fini, il l’emporte sur le lit. (Il ne tire pas le corps. Il n’y a pas de traînées de sang sur le sol.) C’est important. Il est prévenant avec elle. Ce qui m’incline à penser qu’il la connaît.
Peut-être qu’autrefois il a été amoureux de Mélanie ? Il lui replie les bras sur la poitrine, telle une gisante. Comme une princesse endormie. Peut-être qu’il se raconte que tout n’est qu’un mauvais rêve.
Nulle part dans la pièce, je ne perçois le mode opératoire clinique d’un tueur professionnel ou à gages. Ni même celui de quelqu’un qui n’en est pas à sa première victime.
Je reste à l’écoute.
Une colère féroce lui chauffe le sang. Il comprend qu’il ne la reverra jamais plus. Sa princesse...
Il est tellement furieux qu’il veut se coucher près d’elle au moins une fois. La sentir.
Mais il ne peut pas. Ça la profanerait. Mais il faut qu’il la possède. Alors il soulève sa robe. Et se sert de son poing.
Autour de moi, tout me le crie. Je suis sûre qu’il y a une dernière chose que je ne vois pas. Qui ne m’est pas révélée. Qu’est-ce qui m’échappe ? Qu’est-ce qui a échappé à tout le monde jusqu’ici ?
J’avance vers le lit. Je me représente Mélanie, frappée à mort de façon horrible, mais son visage demeure calme, non accusateur. Il la laisse comme ça. Il ne prend pas les boucles d’oreilles. Il n’emporte pas l’énorme solitaire.
Et puis cela me frappe avec la force explosive d’un train qui surgit de l’obscurité d’un tunnel. Ce qui manquait. Ce que je n’avais pas vu. Bon Dieu, Lindsay !
Les alliances !
J’ai repassé dans mon esprit l’image de Mélanie couchée là. Ses mains délicates, tachées de sang. Le diamant était toujours là, mais... Seigneur ! Est-ce possible ?
Je me suis précipitée dans l’entrée et me suis remémoré le corps recroquevillé du marié.
Ils étaient unis depuis quelques heures seulement. Ils venaient de se jurer leur foi. Mais ne portaient pas d’anneaux d’or.
Pas d’alliances.
Le tueur ne prend pas les boucles d’oreilles, ai-je compris.
Il prend les alliances.