3.
Ce dimanche matin-là, pour la première fois de la semaine, je me suis réveillée pleine d’espoir. Je suis comme ça... ou plutôt j’étais comme ça.
Il faisait beau et clair dehors ; la baie scintillait, semblant partager le même état d’esprit que moi. Je devais bruncher avec Claire et tout lui avouer.
Le dimanche matin, il y a un endroit où je vais toujours. Celui que je préfère, avais-je dit à Raleigh.
Mais d’abord je descends jusqu’à Marina Green, en collants, et je fais mon jogging à l’ombre du pont.
Des matins tels que celui-ci, je me sens en communion avec tout ce que vivre à San Francisco a de beau. La côte brune de Marin County, la rumeur de la baie, même l’ex-prison d’Alcatraz qui monte la garde.
J’ai couru mes cinq kilomètres minimum habituels sur le port, avant de gravir les deux cent douze marches de pierre qui mènent à Fort Mason Park.
Même avec Negli, j’y arrivais encore. Ce matin, il semblait me laisser en paix.
J’ai continué à courir en dépassant des chiens lâchés en liberté, des amoureux en promenade matinale, des Chinois chauves vêtus de gris qui se chamaillaient en jouant au mah-jong. Toujours vers le même lieu, en haut de la falaise, dominant la baie à l’est. Il était huit heures moins le quart.
Personne ne savait que je venais ici. Ni pourquoi. Comme tous les dimanches, je suis tombée sur un petit groupe qui pratiquait le taï chi. Des Chinois, pour la plupart, conduits, comme chaque semaine, par le même vieillard en casquette de tricot gris et pull-over.
Je me suis arrêtée pour souffler et me suis jointe à eux, comme je le faisais chaque dimanche depuis dix ans, depuis la mort de ma mère. Ils ne me connaissaient pas. Ni ce que je faisais, ni qui j’étais. Et je ne les connaissais pas non plus. Le vieillard m’a saluée du même bref signe de tête que d’habitude.
On lit ceci dans Thoreau : « Le Temps n’est que le ruisseau où je m’en vais péchant. J’y bois et, tout en buvant, j’aperçois son lit sablonneux et découvre qu’il est à fleur d’eau. Le courant glisse plus loin, l’éternité demeure. Je boirai plus profond et pécherai dans le ciel dont le lit est caillouteux d’étoiles. »
Je crois bien avoir lu ce passage une centaine de fois. Il résume parfaitement ce que je ressens ici, en haut. Que je fais partie du cours d’eau.
Ni Negli.
Ni crimes ni visages déformés par la mort.
Ni marié ni mariée assassinés.
J’ai fait mon Cygne du matin, mon Dragon et je me suis sentie aussi libre et légère qu’avant qu’Orenthaler m’ait annoncé la nouvelle.
Le chef du groupe m’a saluée de la tête. Personne ne m’a demandé si j’allais bien. Ni comment s’était passée ma semaine.
J’ai juste accueilli le nouveau jour en sachant que j’avais la chance de l’avoir devant moi.
Mon endroit préféré.
Je suis rentrée chez moi avant onze heures, un fond de café et le Chronicle du dimanche entre les mains. Je prévoyais de jeter un œil à la rubrique « Métropole », pour voir s’il y avait quelque chose sur l’affaire, dû à la plume de ma nouvelle meilleure amie, Cindy Thomas, de prendre une douche et d’être fin prête pour retrouver Claire à une heure.
Il était onze heures vingt-cinq quand le téléphone a sonné. À ma grande surprise, j’ai reconnu la voix de Raleigh au bout du fil.
— Vous êtes prête ? m’a-t-il demandé.
— Quasiment. Pourquoi ? J’ai des trucs prévus.
— Annulez. Je passe vous chercher. On va à Napa.
— À Napa ?
Son ton n’avait rien de léger ni de badin.
— Que se passe-t-il ?
— Je suis allé au bureau ce matin, au cas où. Pendant que je m’y trouvais, le standard de Central m’a passé l’appel d’un certain Hartwig. Il est lieutenant à Napa. On lui a signalé la disparition d’un jeune couple. Des jeunes mariés en lune de miel.