116.
Réfugié dans le premier bar qu'il avait croisé, Ari avait enchaîné les single malt jusqu'à ce que le regard du serveur devienne franchement réprobateur. Éméché, il avait néanmoins traversé Paris au volant de sa MG-B, s'oubliant dans la musique de sa vieille cassette prisonnière, les haut-parleurs hurlant à tue-tête un titre de Bruce Springsteen.
Baby this town rips the bones from your back
It's a death trap, it's a suicide rap
We gotta get out while we're young
Cause tramps like us, baby we were born to run[1]
Il gara la vieille anglaise devant l'immeuble de la porte de Bagnolet. Il était venu là sans réfléchir, comme si voir son père avait relevé de l'instinct de survie. Il coupa le contact, sortit péniblement de la voiture et grimpa dans l'immeuble en s'agrippant à la rambarde.
Titubant devant la porte, Ari se frotta le visage et essaya de se tenir aussi droit que possible. Comme toujours, le vieil homme mit longtemps à venir lui ouvrir, traînant des pieds.
— Bonjour, papa.
— Il faut changer de nom tout le temps si on ne veut pas se laisser constater.
Ari poussa un soupir. Il referma la porte derrière lui et suivit son père dans le salon. Pour une fois, il ne se plia pas au rituel : ranger la cuisine pendant que Jack Mackenzie regardait la télévision. Au lieu de cela, il remplit deux verres de whisky et prit place à côté du vieillard.
— Tiens, papa.
— Le docteur dit que je ne dois pas boire.
— Les docteurs sont des cons, papa. Tiens. Un Caol Ila cask strength, ça fait plus de cinquante degrés, ça peut que nous donner un peu de hauteur.
La remarque tira un sourire au septuagénaire. Puis il alluma la télévision d'un geste blasé.
— Comment tu te sens, papa ?
— Découvert et soupçonné de tendances réformatrices messianiques.
— Tu fais chier. Tu ne devrais pas regarder autant la télévision. Tu devrais sortir, un peu, il fait très très beau.
— Je parle à l'envers pour essayer de dire quelque chose d'authentique.
Ari haussa les épaules et but une gorgée de whisky en s'enfonçant dans son fauteuil. La tête lui tournait, mais ce n'était pas tout à fait désagréable et au moins, ici, il avait l'impression d'être à sa place. D'être au bon endroit. Au seul endroit supportable, même. La folie de son père avait ceci de rassurant qu'elle était fidèle, immuable.
Après un long moment, Jack éteignit la télévision et regarda son fils.
— Tu as arrêté le meurtrier de Paul ?
Ari, pour une fois, regretta presque que son père lui pose une question sensée. Le silence lui aurait encore convenu quelque temps.
— Oui, papa… En quelque sorte.
— Comment ça ?
— Il est mort.
Le vieil homme hocha la tête.
— Alors le secret de Villard est sain et sauf…
Ari, luttant contre son ébriété, approcha son siège de celui de son père.
— Non, papa. Les six pages ont été découvertes depuis longtemps et…
— Oui, oui, je sais pour les six pages, Ari, je ne suis pas complètement sénile, tu sais. Je suis fou, c'est pas pareil. Non. Je parle de la septième page.
Ari fronça les sourcils.
— La septième page ? Quelle septième page ?
Un sourire traversa le visage du vieil homme.
— Tssss…
— Quelle septième page, papa ?
Jack s'appuya sur les bras de son fauteuil et se leva, au ralenti. Il traversa laborieusement la pièce dans sa robe de chambre usée et partit ouvrir un tiroir sous la télévision. Ari, qui avait du mal à faire le point, le suivit du regard, perplexe.
Jack farfouilla à l'intérieur en poussant des grognements puis, enfin, il sortit du meuble une grande enveloppe jaunie. Il retourna auprès de son fils et lui tendit le document.
L'analyste ouvrit lentement l'enveloppe tout en lançant des coups d'œil stupéfaits à son père.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
En guise de réponse, le vieil homme retourna s'asseoir, attrapa la télécommande et ralluma la télévision.
Ari, les mains tremblantes, sortit le vieux parchemin en essayant de ne pas l'abîmer. Il reconnut aussitôt le trait de Villard de Honnecourt et, en haut de la page, la marque de la loge compagnonnique à laquelle avait appartenu son père et Paul Cazo : « L :. VdH :. ». Il n'en crut pas ses yeux.
— Comment se fait-il que personne ne m'ait parlé de l'existence de cette page ? Et pourquoi… Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu l'avais, papa ?
Aucune réponse. Jack était retourné dans le merveilleux monde de sa démence neurologique précoce.
— Je… Je croyais que tu avais quitté la loge et que tu avais tout laissé, insista Ari. Comment se fait-il que…
Il ne termina pas sa phrase, car il savait déjà qu'il n'obtiendrait plus rien de son père.
Résigné, l'analyste baissa les yeux et inspecta le document ancestral. La vue troublée par l'alcool, il cligna plusieurs fois des paupières.
Contrairement aux six autres pages, celle-ci ne comportait aucun texte en picard médiéval. Aucune légende. Seulement un dessin.
Et ce dessin n'était autre qu'une carte du ciel. Une simple carte du ciel, tel qu'il était connu au xiiie siècle.
Ari se mordit les lèvres. Il n'était pas sûr de comprendre le sens de cette septième page. Il devait s'agir du document que le Docteur avait cherché désespérément. Que signifiait-il ? Quel message secret Villard de Honnecourt avait-il voulu transmettre à la postérité à travers ce malheureux croquis ?
Il remit délicatement le parchemin à l'intérieur de l'enveloppe et se prit la tête dans les mains.
Au même instant, son père se leva à nouveau et se posta devant lui, main tendue. Ari, quelque peu étonné, lui restitua l'enveloppe. Le vieil homme fit demi-tour, sans rien dire, et partit la remettre dans le tiroir du meuble de télévision, comme s'il se fut agi d'un simple magazine. Puis il retourna s'asseoir et se replongea dans son émission de variété, l'air absent.
Ari resta immobile, interdit, pendant de longues secondes. Entre le whisky et l'irréalité de la scène, il n'était pas tout à fait certain de ne pas être en plein rêve. Puis, soudain un petit rire lui échappa. Principe du rasoir d'Ockham. La solution la plus simple… Le sens de tout cela lui sembla soudain évident. Limpide.
Il imagina la tête de Weldon s'il avait vu ce document.
Et c'était presque drôle. Le cristal ne venait pas de la terre creuse.
1-
Chérie, cette ville t'arrache la peau du dos
C'est un piège mortel, une condamnation au suicide
Il faut qu'on parte d'ici tant qu'on est encore jeunes
Parce que les vagabonds comme nous, bébé, sont nés pour s'enfuir…
Les cathédrales du vide
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