55.
Marie posa son i-pod sur la table. Elle se frotta le front et les yeux comme si cela avait pu chasser le mal de crâne qui n'avait cessé d'amplifier depuis qu'elle s'était réveillée et qui lui écrasait les tempes.
Il lui fallait une aspirine. Ou deux. Ou cent, même. Peut-être y en avait-il dans la cuisine. Elle s'apprêtait à traverser le salon quand elle s'immobilisa brusquement sur le seuil. À bien y réfléchir, il y en avait peut-être dans le tiroir de l'entrée.
Elle fit volte-face et retourna fouiller dans la petite table. Des cartes à jouer, des stylos, des clefs dont elle avait oublié la provenance, quelques bijoux fantaisies, des agrafes, des trombones, d'anciens carnets d'adresses, des bâtons d'encens… Elle secoua tout ce bazar obsolète, ramena vers l'avant ce qui était dissimulé au fond et ses doigts tombèrent enfin sur un vieux sachet d'aspirine.
C'est le dernier. Il faudra que j'aille dévaliser l'armoire à pharmacie de papa.
Elle se pencha pour récupérer la bouteille d'eau au fond de son sac. Elle la déboucha lentement, vida la poudre à l'intérieur, secoua délicatement le tout et, dans une grimace, avala cul sec. Elle n'avait jamais supporté le goût de l'aspirine.
Ça m'apprendra à boire.
Comme elle allait s'affaler sur le canapé du salon, trois grands coups frappés à sa porte la firent sursauter. Elle resta immobile quelques secondes, indécise. Avait-elle vraiment envie de voir quelqu'un, là, maintenant ? Et puis, qui pouvait bien venir la déranger comme ça à l'heure du déjeuner ?
Une voix derrière la porte lui apporta aussitôt la réponse.
— Marie ? Vous êtes là ? C'est Mackenzie !
Il frappa encore, plus fort cette fois.
La jeune femme se regarda instinctivement dans le miroir, puis elle réagit enfin.
— Je suis là, je suis là, j'arrive !
Elle jeta un coup d'œil dans le judas et reconnut le visage du flic. Son air de baroudeur, ses yeux bleus brillants, sa chevelure poivre et sel, sa barbe de trois jours, sa chemise blanche ouverte sous une fine veste noire… Elle sourit et ouvrit.
— Votre téléphone est en panne ? demanda-t-il en fronçant les sourcils avant même de lui dire bonjour.
— Non. J'ai fait une grasse matinée. Je… Je viens à peine de voir que vous m'aviez appelée. Bonjour, Mackenzie, dit-elle avec une note de reproche dans la voix.
— Je peux entrer ?
— Mais bien sûr.
Ari franchit le pas de la porte et parut encore une fois surpris que la jeune femme l'attrape par l'épaule pour lui faire deux bises.
Il la dévisagea un instant.
— Vous faites la bise à tous les flics qui enquêtent sur la disparition de votre père ?
— Et vous, vous débarquez toujours sans prévenir chez les filles dont le père a disparu ? Après les avoir harcelées toute la matinée au téléphone ?
Ari lui accorda enfin un sourire.
— Seulement celles qui posent à moitié nues sur le net. Vous savez, je suis le flic vicieux qu'on voit tout le temps dans les films américains, celui qui abuse de son pouvoir pour sauter sur de jeunes victimes sans défense.
— Je l'ai senti tout de suite, répliqua-t-elle d'un air amusé. C'est ce qui m'a plu chez vous.
Elle referma la porte et lui fit signe d'entrer dans le salon. Ari chercha l'interrupteur et alluma la lumière.
— Maintenant que vous m'avez vue à poil sur Internet, on pourrait peut-être se tutoyer, non ?
L'analyste se retourna. Il avisa l'actrice d'un air complice. C'était leur troisième rencontre et à chaque fois elle lui semblait plus belle. Il devinait tant de choses dans ses grands yeux noirs : une mélancolie familière, une lassitude désabusée, comme s'ils partageaient déjà tous les deux une fraternelle désillusion. Il avait l'étrange sentiment de la comprendre sans la connaître encore. Et ce sentiment n'était pas fait pour le rassurer.
— On pourrait, oui, concéda-t-il.
— Tu veux boire quelque chose ?
Ari hésita. Boire un verre chez Marie Lynch. L'idée était tentante… Terrain glissant.
— Je dois avoir du vin dans la cuisine, ajouta-t-elle.
— OK, répondit-il finalement, à son propre étonnement.
Il s'assit dans le canapé et regarda la jeune femme traverser le salon devant lui. Ses longs cheveux noirs tombaient sur sa poitrine, que dissimulait mal un t-shirt blanc trop étroit. Soudain, elle s'immobilisa.
— Merde alors !
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est bizarre. Je suis sûre qu'il me restait du vin dans cette bouteille…
— Ah, répliqua Ari en ricanant. Je connais cette impression désagréable. Mes bouteilles de whisky, elles aussi, se vident toutes seules.
— Non. Je suis sérieuse. J'ai débouché cette bouteille hier. Et quand je suis partie, il en restait un bon tiers.
Le regard de Mackenzie s'assombrit et il se leva d'un bon.
— Ne touche à rien ! s'exclama-t-il en s'approchant d'elle.
La jeune femme blêmit et le fixa d'un air interrogateur.
— Tu plaisantes ?
Elle comprit, à son visage, qu'il ne plaisantait pas du tout.
Par réflexe Ari plongea la main sous sa veste. Il pesta. Il n'avait pas pu prendre son arme pour aller à Genève. Il attrapa Marie Lynch par l'épaule.
— Surtout, ne touche à rien, répéta-t-il.
Pétrifiée, elle hocha lentement la tête.
Il sortit un mouchoir de sa poche, l'enroula autour de sa main droite, ouvrit un tiroir de la cuisine et prit un long couteau.
— Il y a combien de pièces en dehors du salon et l'entrée ? demanda-t-il à voix basse.
— La salle de bain et ma chambre, au fond du couloir.
— Tu restes ici, tu ne bouges pas d'un millimètre. Tu m'attends.
Ses paroles claquèrent comme l'ordre d'un officier. Ari tenta toutefois de rassurer Marie en lui adressant un regard soutenu, puis il retourna dans le salon. Sur ses gardes, il traversa la pièce le couteau dans la main.
Après le meurtre de Monney et Drouin, et après la disparition de tous ces scientifiques, la possibilité qu'on en veuille à la vie de Marie Lynch était parfaitement envisageable. Le seul indice d'une bouteille vide était mince, mais mieux valait être trop prudent que pas assez.
Une fois devant la porte du couloir, il se plaqua contre le mur, poussa le battant d'un coup franc de la main gauche, puis pivota vers l'intérieur, le couteau prêt à frapper. Pas à pas, il inspecta l'intérieur des placards sur sa gauche, puis s'assura, sur la droite, que la salle de bain était vide. Aucun indice. Aucune présence.
Les doigts serrés sur le manche du couteau, il continua prudemment vers la chambre, dernier refuge pour un éventuel intrus. La porte était fermée. Il passa de l'autre côté, longea le mur, vint se placer devant l'encadrement et donna un grand coup de pied au niveau de la serrure. Le battant s'ouvrit d'un coup, révélant la pièce en désordre.
À première vue, personne à l'intérieur.
Les sens en alerte, retrouvant les gestes qu'il avait appris une quinzaine d'années plus tôt lors de sa formation militaire, Ari pénétra dans la chambre en deux temps, prenant garde à s'exposer le moins possible.
Alors qu'il atteignait le milieu de la pièce, il eut tout juste le temps d'entendre un grand fracas derrière lui et il reçut un coup violent sur la nuque.
Ari fut propulsé en avant et s'écroula, sonné, au pied du lit. Tout en poussant un grognement rageur, il se retourna d'un coup de rein, secoua la tête pour reprendre ses esprits et aperçut l'homme qui venait de sortir du placard se précipiter dans le couloir. Les cheveux blancs, les mains gantées, il tenait une canne en bois, avec laquelle il l'avait frappé. Il n'en douta pas une seule seconde : c'était l'homme qui, selon ses descriptions, avait agressé Krysztov. Ari se souvint de ses propres paroles : au moins, lui, il sera facile à reconnaître ! Un vrai personnage de bande dessinée !
Il se releva et se lança à la poursuite du fuyard. Mais il avait pris trop de retard. L'homme venait de sortir de l'appartement en claquant la porte derrière lui.
Ari s'arrêta et jeta un coup d'œil dans le salon. Il vit Marie, recroquevillée derrière le canapé, le regard terrorisé.
— Ça va ? demanda-t-il d'un ton pressant.
La jeune femme acquiesça.
— Ne bouge pas, et ferme derrière moi.
Sans attendre de réponse, Ari sortit sur le palier et dévala les marches quatre à quatre. Il entendit la lourde porte cochère se refermer en bas de l'immeuble.
Mackenzie sautait de plus en plus de marches à chaque étage, mais il savait qu'il avait peu de chances de le rattraper.
Le souffle court, le couteau toujours dans la main, il arriva dans la rue et chercha l'homme du regard. Il y avait du monde sur les trottoirs et les voitures défilaient sur la chaussée. Il se hissa sur la pointe des pieds, regarda en face, à droite, à gauche. À une vingtaine de mètres, il vit démarrer un bus. Et à travers la vitre arrière, il reconnut l'homme à la canne. Les deux se regardèrent. L'échange ne dura qu'une seconde, le temps d'un éclair. Mais Ari, malgré la distance, fut certain qu'il lui souriait.
Ce n'est que partie remise, se promit-il en essayant de contenir sa frustration.
Inutile de partir à sa poursuite. Sans véhicule, il était improbable de rattraper un bus. Et il ne pouvait pas laisser Marie Lynch toute seule dans son appartement. La jeune femme devait être traumatisée. Ari fit demi-tour, rentra dans l'immeuble et monta dans l'appartement de la jeune actrice.
Il frappa à la porte. Marie tarda à venir.
— Ari ? C'est toi ? murmura-t-elle à travers la cloison.
— Oui. Ouvre.
Elle s'exécuta, encore toute tremblante et le regard terrifié.
— Tu l'as rattrapé ?
— Tu vois bien que non… Bon. On ne peut pas rester ici, Marie. S'il s'agit bien de ce que je pense, l'homme qui était chez toi peut avoir mis du poison n'importe où. C'est un neurotoxique très puissant, qu'il suffit de toucher des doigts pour être contaminé…
— Tu… Tu plaisantes ?
— Non. Quand je plaisante, les gens rient, en général. Marie, il faut qu'on aille tout de suite à l'hôpital. Toi et moi. Il y avait peut-être du poison sur ta porte d'entrée, ou sur n'importe des objets que nous avons dû toucher. Allons-y.
Les lèvres de Marie se mirent à trembler.
— Il… Il manque une housse sur l'un des coussins du canapé. Et il y a une toute petite tache de sang dessus.
— Tu l'as touché ?
— Non.
— Parfait. Tu as des sacs en plastique, genre sacs de congélation, dans ta cuisine ?
— Oui.
— Très bien. Je vais faire analyser ça. Si ce type est fiché chez nous, on aura au moins son identité.
Ari, en prenant garde à se protéger les mains, récupéra le coussin maculé de sang puis ils se mirent en route pour l'hôpital.
Les cathédrales du vide
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