96.
La voiture s'engagea dans les rues poussiéreuses de
Macas, peu après midi, sous un soleil de plomb.
Malgré la désapprobation du médecin et les
réticences d'Ari, Krysztov avait tenu à les accompagner.
L'intoxication au monoxyde de carbone pouvait provoquer un coma
profond mais court, sans autres complications. Assis à l'arrière du
4x4, il avait les traits tirés, des cernes profonds sous les yeux
et de nombreux bandages sur le corps. Le Polonais n'était pas du
genre à baisser les bras et si secourir le frère d'Iris lui tenait
déjà à cœur, s'ajoutait maintenant à cela un sérieux désir de
vengeance personnelle. Cette histoire avait assez duré. Il y avait
entre les trois amis une volonté commune d'en finir une bonne fois
pour toutes, nourrie par de longs mois de frustration. Leur
détermination se lisait d'ailleurs dans le silence qui régnait à
l'intérieur de l'habitacle.
Vlaeminck avait laissé des messages sur le
répondeur d'Ari toute la matinée. Quand celui-ci s'était enfin
décidé à rappeler l'agent belge, il avait compris l'urgence de la
situation. Ils s'étaient donné rendez-vous dans un petit bar de
Macas.
Iris gara la voiture juste devant le café et ils
n'eurent aucune peine à trouver Vlaeminck, le seul Occidental assis
en terrasse. Vêtu d'un costume en lin blanc, il avait des faux-airs
de Bogart dans Casablanca. Ils
s'installèrent tous les trois à sa table, sous le regard intrigué
des autres clients. La présence de quatre Européens dans ce bar
était exceptionnelle, voire suspecte, et le fait que l'un d'eux
était couvert de pansements n'arrangeait rien.
— J'ai préféré vous rencontrer dans un
quartier à l'écart de votre hôtel. Les flics sont déjà sur
place.
— C'est vous qui les avez
prévenus ?
— Je n'avais pas le choix, répondit le Belge
d'un air désolé. Ma hiérarchie sait que je suis ici. Si je ne veux
pas attirer les soupçons, il faut que je la joue serrée. Mais je
n'ai pas mentionné votre présence. Ni la lettre que j'ai trouvée,
dit-il en tapotant sur la poche intérieure de son veston.
— Et Erik Levin ?
L'agent du SitCen répondit d'une voix
lugubre :
— Retrouvé mort à l'hôpital, lui aussi. Les
causes du décès n'ont pas encore été déclarées, il n'a pas été
abattu comme son épouse, mais ça m'étonnerait qu'il ait succombé de
mort naturelle. Neurotoxique, sans doute. A
priori, à une ou deux heures près, il est mort en même temps
que son épouse.
Ari sortit une Chesterfield et l'alluma sans
quitter des yeux son interlocuteur.
— Qu'est-ce que vous attendez de nous, au
juste ?
— Je crois que nous sommes du même côté,
Mackenzie, et qu'à présent nous devons collaborer.
— On peut dire que vous êtes têtu, comme
garçon. La dernière fois qu'on s'est vu dans un café, vous m'avez
fait le même cinéma, et je vous ai déjà dit que je n'avais pas
envie de travailler avec vous. Qu'est-ce qui vous fait croire que
je vais changer d'avis maintenant ?
— Si on veut connaître un jour le fin mot de
cette histoire, nous devons travailler ensemble. Nous n'avons plus
le choix.
— Ça reste à voir. Et je ne vous fais toujours
pas confiance.
— Vous avez raison.
Ari eut une moue étonnée.
— Ça me fait mal de l'admettre, mais vous
aviez raison de vous méfier du SitCen, continua le Belge.
— De la part d'un membre du SitCen, on frise
l'oxymore, là…
— J'ai la certitude qu'un membre de ma
hiérarchie a œuvré dans notre dos à tous, avec la complicité de
votre ministre de l'Intérieur.
Mackenzie adressa un coup d'œil à Iris. Il avait
presque l'air satisfait.
— Que mon ministre de tutelle soit un pourri
n'est pas une révélation… Quant à votre hiérarchie, c'est votre
problème, pas le mien.
— Peut-être. Mais nous avons les mêmes
intérêts. D'une façon ou d'une autre, nos patrons respectifs sont
tous les deux mouillés dans cette affaire, et nous voulons la même
chose : ôter le ver du fruit. Mais pour le faire, j'ai besoin
de vous, et vous avez besoin de moi. Nous devons nous faire
confiance.
— Faire confiance à un type qui s'est servi
d'une civile pour extorquer des infos sur mes activités ? Ça
va pas être facile…
— Ce n'est pas moi qui me suis chargé de Marie
Lynch. Vous n'êtes pas obligé de me croire, mais j'y étais
opposé.
— Si vous le dites. Et qu'est-ce que nous
gagnerions à collaborer avec vous ?
— D'abord, nous ne serons pas trop de quatre.
Ici, vous n'avez aucun contact. Ensuite, à nous deux, nous aurons
plus de chance de faire tomber notre hiérarchie, et je sais que
vous rêvez de coincer votre ministre depuis longtemps… Au moins
depuis l'affaire de la poignée de main avec l'acteur
scientologue.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Mackenzie.
Le Belge était bien renseigné. Ari commençait à réviser son premier
jugement à son sujet.
— Enfin, conclut Vlaeminck en tapotant la
poche de son veston, j'imagine que vous avez vraiment envie de
savoir ce que contient la lettre que j'ai retrouvée près du corps
de Caroline Levin.
— Ça ressemble à du chantage.
— Vous êtes un homme difficile à convaincre.
Et moi, vous l'avez dit, je suis un homme têtu.
— Et vous, vous y gagnez quoi ?
— J'ai aussi mes comptes à régler. Je
n'arriverai jamais à finir cette enquête tout seul. Or je ne fais
plus confiance à ma propre équipe. Vous, faut dire ce qui est, vous
êtes un peu taré, mais vous m'avez l'air droit.
Ari ne put s'empêcher de sourire, puis il
interrogea ses deux compagnons du regard. Il trouva dans leur
haussement d'épaules l'évidence de leur consentement.
— Ça marche. Montrez-nous la lettre.
Vlaeminck afficha un visage satisfait. Il sortit de
sa poche une feuille de papier et la déplia sur la table devant
eux. Ari lut à haute voix.
« Alain vs. Mancel. 22 h 00, temple
d'Illapa ».
Le visage d'Iris blêmit.
— Qui est Alain ? demanda le Belge.
— C'est… C'est mon frère, expliqua Iris. Ils
l'ont enlevé.
L'agent du SitCen hocha lentement la tête. Il était
sans doute content de pouvoir enfin combler les vides du
scénario.
— Et Mancel, je suppose que cela fait
référence aux documents que vous avez trouvés dans le
puits ?
— Oui. Le Docteur cherche désespérément à les
récupérer, depuis le début.
— Pourquoi ?
— Aucune idée, répondit Mackenzie. Je suppose
qu'ils contiennent une information dont il a besoin. Le pire, c'est
que je ne suis même pas sûr qu'elle s'y trouve vraiment. Ce ne sont
que des titres de propriétés datant du xve siècle. Ils
n'ont rien à voir avec les carnets de Villard. Mais cela, Weldon
l'ignore. Nous n'avons jamais révélé ce que contenait le
coffre.
— Ça n'a pas d'importance, au fond, répliqua
le Belge. Ce qui compte, ce n'est pas la valeur réelle des
documents, mais celle que le Docteur leur prête.
— C'est exactement ce que nous nous sommes
dit.
— Et vous les avez avec vous ?
— Oui.
— Bien. En vous attendant, j'ai cherché à
savoir ce qu'était le temple d'Illapa. C'est un vieux temple
pré-inca, abandonné, qui se trouve, évidemment, sur le territoire
acquis par l'INF, à quelques kilomètres à l'est d'ici. Vous pensez
que nous devons procéder à l'échange ?
Iris fut la première à répondre, sans la moindre
hésitation.
— Oui.
— Ce genre d'échanges est toujours risqué, fit
remarquer Vlaeminck.
— En l'occurrence, il sera bien plus risqué
pour nous que pour lui, précisa Mackenzie. Nous sommes quatre, ils
sont au moins une douzaine, d'après ce qu'Erik Levin nous a
dit.
— Nous n'avons aucune chance de les
piéger.
— Il faudra bien trouver un moyen.