07.
Sandrine Monney referma la porte de son bureau,
vérifia obsessionnellement la serrure, descendit les quinze étages
en ascenseur, salua poliment le gardien de nuit dans le hall
d'accueil et sortit sur la grande artère du quartier d'affaires de
Genève, une épaisse chemise cartonnée sous le bras.
C'était une femme d'une quarantaine d'années,
grande et mince, plus grande probablement que la plupart de ses
collègues masculins – ce qui semblait d'ailleurs gêner
certains d'entre eux – élégante, et presque toujours vêtue de
noir. Elle avait une chevelure brune coupée au carré, le visage
allongé, le nez fin et des yeux d'un noir profond qui lui donnaient
un air toujours déterminé.
Fille d'horloger, brillante, elle était devenue
chercheuse après des études de sciences politiques et avait épousé
Antoine Monney, un peintre de Montreux au nom prédestiné, beaucoup
plus âgé qu'elle et qui, il fallait bien l'admettre, vivait
entièrement à ses crochets. C'était un couple insolite ; lui
artiste reconnu par la presse, exposé dans plusieurs galeries de
Genève et Lausanne, mais ruiné, et elle, travailleuse aussi modeste
qu'acharnée, vivant à l'évidence une histoire d'amour véritable et
passionnelle.
Depuis quelques semaines toutefois, elle n'avait pu
se montrer aussi présente aux côtés de son époux qu'elle l'aurait
souhaité, absorbée qu'elle fût par ce qui s'était révélé le plus
gros dossier de sa carrière : un rapport commandé par
l'ONU.
Les derniers jours, en rentrant bien plus tard qu'à
l'accoutumée, elle n'avait pu s'empêcher d'éprouver une culpabilité
sotte. Mais ce soir-là, le sentiment qui l'habitait était encore
différent. Ce soir-là, ce que ressentait Sandrine Monney
ressemblait davantage à de la peur.
Il était presque minuit et les hauts buildings de
verre baignaient dans une pénombre que seule venait rompre la
lumière orangée des dernières fenêtres allumées. Il y avait dans la
cité helvète des gens qui travaillaient bien plus tard qu'elle
encore. Les trottoirs, eux, étaient éclairés par les enseignes des
horlogers de luxe, qui restaient illuminées toute la nuit. Les
logos des marques prestigieuses, Breitling, Chopard, Rolex, lui
faisaient comme une haie d'honneur le long des boulevards.
Les doigts serrés sur sa chemise cartonnée, elle
traversa la grande rue. Elle était convaincue à présent d'avoir
réuni suffisamment de preuves pour obtenir enfin l'attention de ses
correspondants. Cela faisait des semaines qu'elle enquêtait sur ce
dossier et elle était persuadée d'avoir mis au jour, presque par
hasard, un scandale international qui risquait fort de défrayer la
chronique et, par la même occasion, de donner un sacré coup de
pouce à sa carrière. D'ailleurs, les enjeux politiques et
financiers étaient tels qu'elle avait vite compris combien tout
cela pouvait se révéler dangereux. Elle avait beau se dire que,
pour l'instant, elle ne risquait rien, qu'a priori, en dehors de
son mari et de son assistant, personne n'était au courant du sujet
exact de ses recherches, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une
angoisse grandissante. Et maintenant qu'elle s'apprêtait à
rapporter l'essentiel des preuves à son domicile pour relire une
dernière fois son rapport, elle s'imaginait le pire.
Quand elle monta dans le tramway qui devait la
mener jusque chez elle, à l'est de Genève, Sandrine Monney se
surprit à jeter un regard méfiant aux quelques passagers assis à
l'intérieur.
Il y avait là une dizaine de personnes tout au
plus. Un groupe de jeunes gens bruyants qui revenaient d'un bar ou,
au contraire, s'apprêtaient à sortir, une vieille dame
recroquevillée qui tenait sur ses genoux un petit chiwawa tremblant
dans un sac à main, un homme distingué à l'air grave qui s'appuyait
sur une canne désuète surmontée d'un pommeau argenté, un vieux
couple silencieux, des touristes sans doute, et deux ou trois
employés de bureaux qui, comme elle, étaient probablement pressés
de rentrer chez eux après une dure journée de labeur. Elle tenta de
chasser la peur stupide qui l'étreignait et alla s'installer sur la
dernière banquette, son dossier serré contre sa poitrine.
Mais juste avant que les portes du tram ne se
referment, un homme se faufila à l'intérieur.