42.
Ari s'était installé dans un espace fumeur du
business center de son hôtel et
enchaînait cigarette sur cigarette en se débattant avec
l'ordinateur que l'hôtesse d'accueil avait démarré pour lui. Il
avait beau détester ces machines, il était tout de même capable de
consulter ses e-mails, ce qu'il faisait toutes les dix minutes
depuis qu'il était rentré, pour voir si Iris lui avait enfin envoyé
ses deux notes de synthèse.
En attendant, il était parvenu – assez
miraculeusement – à trouver le profil de Marie Lynch sur un
site communautaire et parcourait, perplexe, les multiples pages où
la jeune actrice publiait pêle-mêle des sortes de phrases du jour,
des notes détaillées et des photos assez privées.
Deux raisons l'avaient amené à taper le nom de la
jeune femme sur un moteur de recherche. D'abord, il continuait de
trouver étonnante sa présence à l'adresse du Docteur exactement au
même moment que lui, et il voulait vérifier qu'elle ne cachait pas
quelque chose. Quoi, exactement ? Il n'en avait pas la moindre
idée et, pour tout dire, il doutait que le net pût lui apporter une
réponse à ce sujet. Ensuite – et il devait bien admettre que
c'était la raison essentielle de son initiative inattendue –
il y avait un petit quelque chose de mystérieux dans le physique et
les attitudes de Marie Lynch qu'il ne pouvait s'empêcher de trouver
de plus en plus séduisant.
Depuis sa rupture avec Lola, c'était la première
fois qu'une femme parvenait à provoquer en lui ce « petit
agacement du côté du cœur ». Même Bénédicte et Marion, les
serveuses du Sancerre, y avaient
échoué. Il entretenait avec elles un jeu de flirt complice, qui
était davantage de la courtoisie, de l'amitié… Mais Marie
Lynch ? Peut-être était-il temps de regarder à nouveau une
femme sous un angle différent.
Rapidement, Ari fut stupéfait par le contenu de ces
pages, ouvertes au public, et tout au long desquelles la jeune
femme s'étendait sans vergogne sur de nombreux aspects – réels
ou imaginaires ? – de sa vie privée. Les clichés
professionnels où on la voyait presque nue, en tout cas, étaient
bien réels, classés par séries, selon les photographes. La
plastique de l'actrice tenait haut la main les promesses de ce que
ses tenues vestimentaires avaient laissé deviner lors de leurs deux
premières rencontres. Marie Lynch avait un corps parfait et
semblait le savoir. Elle en jouait avec malice, au moins devant les
objectifs…
Après avoir épluché les multiples photos, il tomba
sur une note où la jeune femme racontait, non sans humour, une
tranche de vie toute personnelle.
« De mon métier – actrice au
chômage – ou de ma maladie, je ne sais lequel des deux fait le
plus peur aux hommes, ces grands sots désespérément désirables,
malgré ladite sottise. Mais une chose est sûre, depuis quelque
temps, ceux-là, après m'avoir sautée, mettent le même empressement
à sortir de chez moi qu'ils en ont mis, la veille, à m'enlever mon
soutien-gorge, avec plus ou moins de dextérité (notez, les
filles : un type qui s'y reprend à deux fois pour vous
dégrafer un Princesse Tam Tam à armatures a toutes les chances
d'échouer lamentablement dans la quête du saint graal, if you see
what I mean). En d'autres termes, le mâle moderne, dans son
splendide individualisme, a-t-il davantage peur de se maquer avec
une fille qui va crever ou une fille qui enchaîne les castings sans
trouver le moindre putain de petit rôle ? Après tout, je ne
suis pas sûre que répondre à cette question puisse m'apporter quoi
que ce soit de constructif, vu que, de toute façon, je cumule les
deux… Simplement, il semble que me trouver du boulot soit, à terme,
moins compliqué que trouver un remède à la maladie de Huntington,
alors ce serait chouette, s'il y a un dieu, que ce soit juste mon
chômage le problème… Et si il y a un réalisateur, un producteur ou
un scénariste qui lit ces quelques lignes, je tiens à dire que je
peux aussi enlever mes Princesse Tam Tam toute seule. »
Mackenzie ne put s'empêcher de lire le texte
jusqu'au bout. C'était à la fois consternant et drôle, totalement
impudique. Comme l'avait prouvé l'épisode Lola, Ari n'était pas
insensible aux côtés femme-enfant que trahissait ce texte. Il
savait ce qu'ils cachaient de fragilité, d'angoisse et de
déréliction. Et, au fond, rien ne l'émouvait autant.
Il essaya de ne pas trop penser aux charmes de
l'actrice et se demanda si la référence à la maladie de Huntington
était bien réelle. Il se souvenait simplement qu'Iris avait
mentionné que la mère de Marie Lynch était décédée des suites de
cette maladie.
Avec la délectation coupable d'un voyeur, il scruta
le reste du site et ne put réprimer quelques sourires en parcourant
ici et là les courtes phrases où Marie Lynch partageait son humeur
du jour avec ses lecteurs potentiels. Des choses comme
« Marie est fatiguée et a une gueule de
bois de la taille de l'Empire state building », ou
« Marie a envie de faire de la motooooo.
Et de baiser. Et de jouer au billard. Et de se mettre une
race ». Les commentaires que laissaient les visiteurs
réguliers ne manquaient pas de sel, pour la plupart. Certains
étaient simplement salaces. Ari eut l'impression d'être le témoin
imprévu d'un monde qui lui était totalement étranger et dont il ne
possédait pas les codes. Mais il y avait quelque chose d'excitant à
cela.
En remontant enfin vers le haut de la page, il
s'arrêta sur le plus récent commentaire. Il dut le lire deux fois
pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. « Marie fantasme sur un flic. C'est grave docteur ? La
question, c'est : est-ce qu'il garde son flingue quand il
baise ? »
Mackenzie, hésitant entre la perplexité et
l'hilarité, regarda la date à laquelle l'actrice avait écrit ces
mots. Cela correspondait bien au jour où il était venu la voir chez
son père.
Sans vraiment réfléchir, il ne put s'empêcher de
poster un commentaire à son tour.
« Il m'arrive occasionnellement de
l'enlever. »
Il appuya sur la touche « entrée » et
regretta aussitôt son geste. Il poussa un soupir amusé, puis
continua d'explorer le site, convaincu que la jeune femme
n'imaginerait pas que cela pût vraiment être lui. Mais quelques
minutes plus tard, alors qu'il était en train de lire une nouvelle
note, une fenêtre de dialogue s'ouvrit dans le coin droit de la
page.
> Mackenzie ?? ? ? C'est
vous ?
Ari écarquilla les yeux et leva les mains au-dessus
du bureau comme s'il avait peur d'avoir fait une bêtise. Il lui
fallut un peu de temps pour prendre conscience de ce qui était en
train de se passer. Il n'avait pas la moindre habitude de ce genre
de sites et ne s'était pas imaginé qu'on pouvait y entamer des
dialogues en direct. La jeune femme était-elle donc en ligne en
même temps que lui ? Finalement, il trouva la chose amusante.
Après tout, il l'avait un peu cherché ! Il décida de
répondre.
> Oui.
> Naaaaaaaaaan !
> Eh bien, si…
> Prouvez-le !
Ari réfléchit un instant.
> Rubedo.
Il y eut un long moment sans le moindre message. Le
temps, sans doute, que la jeune femme se fasse à l'idée que c'était
bien avec Ari qu'elle était en train de communiquer. L'analyste
prit plaisir à imaginer le visage stupéfait de la belle
brune.
> Qu'est-ce que vous faites là ?
> Je lis votre prose. Magnifique. Vraiment. Vous
frôlez le Goncourt.
> Euh… Cela s'adresse plutôt à mes amis
proches…
> Vous avez l'air d'en avoir beaucoup.
Ari approcha son fauteuil de la table. La situation
commençait à devenir vraiment savoureuse. Il devait reconnaître
que, pour une fois, cet horrible outil moderne lui procurait
quelque satisfaction…
> Vous êtes où ?
> À Genève.
> Et qu'est-ce que vous faites sur
Internet ? Je croyais que vous aviez horreur des
ordinateurs ?
> Je vous rassure, c'est une entorse très
passagère.
À nouveau, quelques longues secondes de silence.
Ari s'imagina avoir marqué un point. Marie devait à la fois être
déstabilisée à l'idée qu'il eût, d'un seul coup, découvert tant de
choses sur sa vie privée, mais aussi flattée qu'il s'y
intéressât.
La fenêtre de dialogue se remit à clignoter. Mais
au lieu d'une nouvelle phrase de son interlocutrice, c'était un
message du logiciel : « Marie vous
invite à démarrer une conversation vidéo. Cliquez ici pour accepter ».
Mackenzie fronça les sourcils. Une conversation
vidéo, à présent ? Il inspecta l'ordinateur et remarqua une
petite caméra au-dessus de l'écran. C'était bien la première fois
qu'on lui proposait ce genre de choses et il n'était pas très à
l'aise avec l'idée. Pourtant, il décida d'accepter. Pour voir… Ou
pour ne pas perdre le dessus, peut-être.
Il cliqua sur le lien.
Une fenêtre s'ouvrit et, après quelques secondes de
chargement, le visage de Marie Lynch apparut au milieu de son
écran. L'image, saccadée, n'était pas très bonne mais il reconnut
derrière elle le bureau où ils s'étaient retrouvés tous les deux.
Ignorant si elle pouvait l'entendre, il préféra continuer à
s'adresser à elle par écrit…
> Vous êtes chez votre père ?
> Oui. Et vous ?
> Moi ? Non, je ne suis pas chez votre
père.
> Très drôle. Vous êtes où, à Genève ? Des
amis ?
> Dans un hôtel.
> Qu'est-ce que vous faites là-bas ?
> Je suis une piste.
> Du neuf sur mon père ?
> Pas pour le moment. Et vous, vous avez trouvé
quelque chose ?
> Non. Vous voyez, je suis encore sur son
ordinateur, mais je crois que je vais laisser tomber. Je ne trouve
rien.
Ari, encore étonné, inspecta le visage de la jeune
femme au beau milieu de son écran. La webcam lui donnait un air
rétro, légèrement anachronique.
> Je ne peux pas rester longtemps, je sors ce
soir. Attendez, je reviens dans 2 mn.
Elle se leva et disparut du champ de la
caméra.
Mackenzie se renfonça dans son fauteuil, un peu
désemparé. Il y avait quelque chose d'irréel dans cette
conversation, de factice presque… Il lançait régulièrement des
regards autour de lui, inquiet à l'idée qu'on le surprenne en train
de dialoguer avec une jeune femme par caméras interposées. Cela
pouvait prêter à confusion…
Marie réapparut soudain dans le cadre. Elle tenait
dans sa main quelque chose qu'Ari ne parvint pas à identifier tout
de suite.
> M'en voulez pas, je suis à la bourre. Mais on
peut continuer de parler…
Il la vit alors ouvrir une petite trousse de
maquillage et sortir un à un tous les ustensiles dont elle avait
besoin. Ce fut une vision complètement surréaliste.
Tenant d'une main un petit miroir – si proche
de la caméra qu'Ari avait l'impression d'être lui-même le
miroir – elle se mit à étaler du fond de teint sur son visage,
à dessiner le contour de ses yeux au crayon noir et à couvrir ses
lèvres d'un rouge discret… le tout interrompu ici et là par les
questions qu'elle venait taper sur le clavier avec une indifférence
simulée, comme si elle ne se savait pas observée. Invité privilégié
d'un rituel intime, spectateur d'une étrange poésie moderne faite
de cosmétique et de vidéo, Mackenzie tomba entièrement sous le
charme de ce tableau insolite. Marie Lynch, dont le portrait saturé
et plein de grain semblait sortir d'un vieux projecteur 16 mm,
était soudain lumineuse, resplendissante et diaboliquement
angélique. L'image qu'elle renvoyait à présent était fort
différente de celle qu'on se faisait d'elle en lisant ses textes
sur Internet. Et pourtant… Autodidacte de la séduction, elle
n'ignorait probablement pas l'effet qu'elle produisait sur
l'analyste, lequel ne pouvait, quant à lui, résister au piège dont
il connaissait pourtant chaque rouage.
> C'est quoi, cette piste en Suisse ?
> Rien de précis pour le moment.
> Vous rentrez quand ?
> Demain, ou après-demain.
> Nous irons boire un verre ?
> Si nous avons des informations à
échanger.
> Et sinon ?
Ari ne répondit pas. La jeune femme adressa un
sourire entendu à l'analyste puis rangea son matériel de
maquillage.
> Je vous laisse. Je file à ma soirée. Après, je
rentre chez moi. Vous pouvez me joindre sur mon portable.
> Soyez prudente.
Elle fit un geste de la main et posa sa paume sur
ses lèvres en signe de baiser. L'image se bloqua d'un coup, puis
plus rien.
Ari resta quelques secondes immobile devant
l'écran. Il sentait le poison pénétrer lentement ses veines. Les
signes précurseurs d'une très mauvaise idée. Puis il finit par se
décider à consulter ses e-mails.
Il ouvrit le logiciel de courrier électronique. Les
notes d'Iris étaient enfin arrivées.