15.
Quand Ari s'enfonça dans l'arrière-salle du
Sancerre, après s'être faufilé à
travers la foule bruyante qui s'amassait comme chaque soir sur la
terrasse du café, il vit que Zalewski était déjà là qui
l'attendait, un bâton de réglisse coincé entre les dents et un
verre solidement arrimé à la main. À l'intérieur du bar bondé
régnait une ambiance décalée. Des clients de tous âges se
mélangeaient, leurs conversations noyées sous les accords étranges
d'une chanson de Brigitte Fontaine que les hauts parleurs
diffusaient jusque dans la rue, là où les fumeurs bannis tissaient,
par leur exil forcé, des liens inattendus.
Depuis sa rupture avec Lola, Ari n'avait pas revu
le Polonais. Et à vrai dire, il n'était pas mécontent que ces trois
cambriolages simultanés l'aient contraint à reprendre contact avec
Krysztov et Iris. Au fond, ses amis lui manquaient. Par fierté, il
s'efforça de ne pas trop sourire.
— Bonsoir, commandant Mackenzie, l'accueillit
Zalewski d'un air affable.
Ari serra vigoureusement la main du garde du corps
avant de prendre place sur la banquette en cuir orange.
— Je vois que tu ne m'as pas attendu,
salopard. Qu'est-ce que c'est ?
— Eh bien, une vodka ! répondit le
Polonais sans ôter le bâton de réglisse de sa bouche. On ne se
refait pas. Alors c'est ici que tu passes tes journées ?
— Une bonne partie, oui.
— Joli. Bizarrement, je trouve que ça ne te
ressemble pas tellement…
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Je ne sais pas, c'est branché, bruyant… Je
t'aurais plutôt vu dans un vieux troquet un peu sale, moins bien
fréquenté. Plus authentique, quoi.
— Les fauteuils sont confortables, la musique
supportable… Et puis, il y a toujours du monde, c'est plus anonyme.
Iris n'est pas arrivée ?
— Tu vois bien : pas encore.
Marion, la serveuse qui prenait son service le
soir, s'approcha de leur table, un plateau dans la main. Quoique
dans un style très différent de celui de sa collègue Bénédicte,
elle avait tout autant de charme. Ses cheveux noirs, fins et
lisses, lui tombaient juste en dessous des épaules et deux
fossettes venaient parfaire un sourire qui semblait ne jamais
s'éteindre. Il y avait quelque chose de slave dans la douceur de
ses traits, une sorte de grâce naturelle qui lui donnait un air
aimable et canaille à la fois.
— Bonsoir Ari… Alors il paraît que vous êtes
parti fâché tout à l'heure ? C'est Béné qui vous a fait des
misères ?
— Non, non… Pas du tout. Juste un type qui est
venu me casser les pieds.
— Diantre ! Le gredin !
s'exclama-t-elle en caricaturant un accent chic et empesé, comme
elle le faisait souvent, et avec un talent irrésistible. Nous
veillerons à lui interdire l'accès à notre établissement, à
l'avenir. Il est hors de question qu'on vienne importuner mon
client préféré. Monsieur veut un whisky ?
— S'il vous plaît, oui. Mon ami ne m'a pas
attendu…
— Vous connaissez la politique de la maison…
On s'assied, on boit.
— Vile tentatrice !
Marion mima une moue espiègle à la Marilyn Monroe
et s'en retourna vers le bar. Elle partageait avec Bénédicte un
goût certain pour la dérision et le second degré, dont elle jouait
à merveille pour le plus grand plaisir d'un Mackenzie spectateur et
complice.
— Je comprends mieux pourquoi tu squattes ici
toute la journée, maintenant ! chuchota Krysztov en la
regardant partir, les yeux écarquillés. Elle est charmante.
— Ça va…
— Et cette « Béné », c'est
qui ?
— L'autre serveuse, celle de
l'après-midi.
— Elle est aussi jolie ?
— Laisse tomber, Zalewski, elles sont pas dans
tes cordes.
— En tout cas, ça fait plaisir de voir que tu
as retrouvé le goût du flirt. Mais tu chasses toujours au rayon
junior…
Ari haussa les yeux au plafond.
— Je flirte pas ! Ce sont des
amies ! J'étais sur le point de dire que j'étais content de te
revoir, mais je commence à avoir des doutes…
Le Polonais laissa éclater un rire sonore. Il avait
une voix profonde qui jurait avec son physique gracile. Zalewski ne
ressemblait pas du tout à l'image que l'on pouvait se faire d'un
garde du corps. Grand, mince, les traits fins, l'allure un peu
gauche, il avait des cheveux blonds coupés très courts, les yeux
bleus, un nez long, étroit et pointu. Sa peau claire et ses joues
rosées lui donnaient un air fragile d'enfant de chœur, en total
décalage avec la carrière militaire – pour le moins
mouvementée – qu'il avait eue avant de travailler au sein du
SPHP. Ancien fumeur chronique, il mâchait à longueur de journée de
vieux bâtons de réglisse déchiquetés.
— Quand est-ce que tu reprends le
travail ? demanda Krysztov alors que Marion apportait le
whisky de Mackenzie.
— J'ai fait prolonger mon arrêt. Plus ça va,
plus je me demande si j'ai vraiment envie de reprendre.
— Allons bon !
— Je n'y crois plus, Krysztov. J'ai passé de
nombreuses années aux RG, tu sais. Le moment est peut-être venu de
faire autre chose. De changer radicalement.
— M'en veux pas, mais je n'y crois pas une
seule seconde. T'as ça dans le sang, Ari.
— Crois ce que tu veux…
— Et tu ferais quoi ?
Ari haussa les épaules. Il se garda bien de dire
qu'il mourait d'envie de faire de la musique. Zalewski se serait
moqué de lui.
— J'en sais rien. On verra.
— Ouais. On verra, répéta le Polonais avec un
sourire dubitatif au coin des lèvres.
Ils trinquèrent et burent chacun une gorgée.
— Et toi ? Le boulot ? demanda Ari
pour changer de sujet.
— C'est calme. J'accompagne des anciens
ministres dans des foires à bestiaux, ce genre de trucs. On sait
jamais, une vache fondamentaliste…
— Palpitant.
— Tu l'as dit. Il y a longtemps qu'on ne m'a
pas mis sur une mission sympa. Mais ça fait partie du boulot, on
traverse de longues périodes de creux.
— Excuse-moi, mais c'est quoi, pour toi, une
mission sympa ?
— Ben, je sais pas, moi, une petite extraction
de personnalités dans une ambassade assiégée, une assistance
discrète à un coup d'État… un truc qui bouge, quoi !
— C'est bien ce que je craignais. Espèce de
malade !
Krysztov releva la tête.
— Tiens. Voilà ta collègue préférée.
Ari se retourna et vit Iris Michotte se faufiler à
travers la foule agglutinée près du bar. Le visage rond, des
cheveux roux coupés courts dans un style années folles, elle avait
au coin des yeux des rides prématurées qui lui faisaient un regard
souriant. Pourtant ce soir-là Mackenzie crut déceler un air
soucieux dans ce visage qu'il connaissait si bien.
— Tout va bien ? demanda-t-il en lui
saisissant l'avant-bras.
— Oui, oui… Ça va… Désolée pour le retard.
C'est mon frère…
Elle ne termina pas sa phrase et Ari n'insista pas.
Iris avait des rapports compliqués avec son frère. Alain Michotte,
de huit ans son cadet, n'était pas un exemple de stabilité et,
comme ils avaient perdu leurs parents, elle était obligée d'assumer
un rôle maternel souvent pesant. Elle avait tendance à prendre à
son compte les échecs successifs de son frère et n'en finissait
jamais de s'inquiéter pour son avenir. Il venait, sans doute, de
lui jouer un nouveau tour.
Mackenzie se poussa sur la banquette pour laisser
son amie s'asseoir à côté de lui. À peine Iris s'était-elle
installée que Marion vint prendre la commande. Malgré la foule des
clients, elle semblait vouloir privilégier la table d'Ari…
— Qu'est-ce qu'on vous sert ?
Iris hésita.
— Il me faut quelque chose de fort…
Elle jeta un coup d'œil au verre d'Ari puis
annonça, en soupirant :
— La même chose que monsieur.
Ari fronça les sourcils. Ce n'était pas dans les
habitudes d'Iris de boire du whisky. C'était même entre eux un
sujet sensible : elle avait plusieurs fois reproché à
Mackenzie son penchant pour le single malt écossais. Mais,
visiblement, ce soir, les choses étaient différentes : son
frère avait dû la pousser à bout.
— Elle est mignonne, hein, la nouvelle copine
d'Ari ? plaisanta Zalewski en indiquant la serveuse.
Iris eut une moue interdite.
— C'est ta copine ?
— Mais non ! Pas du tout…
— Elle est pas assez jeune pour
toi ?
— Très drôle… Bon, et si on parlait plutôt de
la raison pour laquelle on est ici tous les trois ?
— Oui, répondit Iris. Alors, à ton avis ?
C'est quoi cette histoire ? Ça ne peut pas être une
coïncidence. Qui a bien pu organiser le cambriolage de nos trois
appartements en même temps ?
— Je ne sais pas. Ce que je peux vous dire,
c'est que cet après-midi, un agent du SitCen est venu me voir ici
même pour tenter de me recruter.
— C'était lui le casse-pieds dont parlait ta
serveuse ? intervint Krysztov.
— Oui. Il m'a tenu la jambe pendant un bon
quart d'heure pour m'expliquer que je devais quitter les RG et
rejoindre le SitCen, me vanter les mérites des services européens
et me servir des remarques à la con sur ma dépression… Pendant ce
temps-là, nos trois appartements étaient fouillés.
— Tu penses que cet agent t'a retenu ici
exprès ? interrogea Iris, sceptique.
— Non. Ce ne serait pas très discret de sa
part. Il n'avait pas l'air crétin à ce point.
— Sauf si ce n'était pas un vrai agent du
SitCen…
— Non, c'était bien un collègue. Je reconnais
ce genre de types les yeux fermés.
— Alors comment tu expliques tout
ça ?
Ari hésita un instant avant de répondre.
— Si nos trois appartements ont été fouillés,
ça ne peut vouloir dire qu'une chose : quelqu'un est à la
recherche de la boîte que nous avons trouvée dans le puits qui
menait à ce foutu tunnel… C'est la seule chose qui nous relie tous
les trois.
— Quand j'ai vu qu'on ne m'avait rien volé,
j'y ai tout de suite pensé, confirma Iris.
— Moi aussi, ajouta Krysztov en
acquiesçant.
— C'est le lien le plus logique. Cette fameuse
boîte planquée là, dans le sous-sol de Paris, depuis le
xve siècle. Or, vous savez comme moi que le
puits, à peine vingt-quatre heures après que nous sommes descendus
à l'intérieur, a été fermé et classé Secret Défense par la DRM. La
liste des gens qui aimeraient savoir ce que nous avons trouvé
dedans est certainement longue. Un élément nouveau a dû réveiller
la curiosité des uns et des autres. Résultat : d'un côté le
SitCen me fait du pied pour rouvrir l'enquête et de l'autre des
gens fouillent nos trois appartements. Ça me semble une explication
rationnelle.
— Et qu'y avait-il dans cette boîte qui
pourrait intéresser les fouineurs ? demanda Iris. Et puis
qu'est-ce que vous en avez foutu d'ailleurs ?
— C'est Krysztov qui l'a.
— La boîte n'a pas bougé. Elle est dans un
coffre-fort, chez moi, expliqua le garde du corps. Soit les
cambrioleurs ne l'ont pas trouvée, soit ils n'ont pas réussi à
ouvrir la porte du coffre.
— Il faut la cacher ailleurs, Krysztov. Ce
serait trop risqué de la garder chez toi, maintenant. S'ils ont vu
le coffre, ils vont revenir.
— Oui. Je vais choisir un lieu plus sûr.
— Alors, à votre avis, qu'est-ce qui peut les
intéresser, dans cette boîte ? Si je me souviens bien, il n'y
avait que de la vieille paperasse et quelques pièces de monnaie
anciennes, sans grande valeur, non ?
— Il faudrait qu'on y regarde de plus près,
suggéra Zalewski. Quelque chose nous a peut-être échappé. Vous
voulez qu'on aille voir ça chez moi ?
Le visage d'Ari s'assombrit.
— Non, ça ne servirait à rien. Je suis sûr
qu'il n'y a rien de spécial. C'était seulement des titres de
propriété cachés là au xve siècle par Mancel. Ce type avait découvert
le mystérieux puits grâce aux carnets de Villard et il y avait
caché un peu d'argent et ses titres de propriété. Bref, ce que
contient la boîte n'a aucun intérêt en soi. C'est un pétard
mouillé.
Iris parut étonnée.
— Mais enfin, Ari ! Il y a sûrement une
piste ! Tu n'as pas envie de savoir ?
— Non. Je m'en fous.
— Tu te moques de moi ? Toi, t'en
foutre ? Arrête tes conneries, je suis certaine que tu meurs
d'envie de reprendre l'enquête !
— À quoi bon ? Je te rappelle que notre
hiérarchie nous l'a formellement interdit.
— Ce n'est pas le genre de détails qui te
freinent, d'habitude…
— Je n'ai pas envie de reprendre l'enquête,
Iris, un point c'est tout. Faites ce que vous voulez, vous. Mais
moi, jouer les détectives, c'est fini.
— Pourquoi tu nous as fait venir ici
alors ?
— Je sais pas… Tu n'es pas contente de me
voir ? ironisa Mackenzie.
Iris secoua la tête, dépitée.
— Ta soi-disant dépression te rend vraiment
con ! Qui sait ce qui va nous arriver maintenant ? Si ces
types sont capables de fouiller nos appartements, Dieu sait ce
qu'ils peuvent encore nous réserver. On ne va pas rester là les
bras croisés, merde !
Ari la regarda fixement. L'emportement de son amie
lui paraissait démesuré. Peut-être, tout simplement, avait-elle
espéré que ces événements seraient l'occasion de sortir Ari de sa
dépression et était-elle déçue de le voir sans réaction. Il ne
pouvait pas lui en vouloir. Elle ignorait sans doute que c'est le
propre du dépressif de ne faire preuve d'aucune volonté.
— Ça te va mal d'être grossière, répondit-il
d'une voix calme. Iris, si tu veux partir en croisade contre des
hommes invisibles, c'est ton droit. Moi, ça me gonfle.
Krysztov, qui n'était pas intervenu jusque-là, posa
une main sur celle d'Iris, comme pour la rassurer.
— Écoutez, proposa-t-il, dans un premier
temps, je vais cacher la boîte ailleurs, et on va laisser passer un
peu de temps, d'accord ? Voir s'il y a du nouveau.
— Très bonne idée, répondit Mackenzie.
— On porte plainte ?
— Non. Pour le moment, ça reste entre
nous.
Contre toute attente, Iris avala son verre cul sec
et se leva d'un bond.
— OK, si vous ne voulez pas vous bouger le
cul, c'est votre problème. Moi, je suis désolée, mais des types
sont entrés par effraction dans mon appartement : je veux
savoir de qui il s'agit. Je me débrouillerai seule, s'il le
faut.
Elle jeta un billet de dix euros sur la table, fit
volte-face et se dirigea vers la sortie.
— Iris ! lança le Polonais.
Mais elle avait déjà disparu au milieu de la
foule.
— Laisse tomber. Ça lui passera, murmura Ari
en avalant une nouvelle gorgée de whisky.
— Excuse-moi, Ari, mais elle n'a pas tort. Ça
ne te ressemble pas de ne pas chercher à comprendre ce qu'il se
passe…
— Vous commencez à me gonfler à vouloir me
dire ce qui me ressemble et ce qui me ressemble pas… J'ai quand
même le droit de ne plus avoir envie de jouer aux flics,
non ?
— Et tes amis ont le droit de se faire du
souci pour toi. Depuis ta rupture avec Lola, tu pars en vrille. Je
ne te connais pas depuis longtemps, Ari, mais Iris et toi, ça
remonte. C'est normal qu'elle est inquiète. La question n'est pas
de savoir si tu as envie de te remettre à bosser ou non… La
question est de savoir si tu as envie de te remettre à vivre
normalement plutôt que passer tes journées dans ce bar.
— Il est très bien, ce bar. Et on y croise
bien moins de connards que dans les couloirs des RG, tu peux me
croire.
— Écoute, je vais pas te faire la morale,
hein. Ça ne me regarde pas plus que ça, après tout. Mais sache que
si tu as besoin de moi, tu sais où me joindre. Je vais mettre la
boîte en lieu sûr. Si tu la cherches, idem. Maintenant, je te
laisse, je vais essayer de rattraper Iris.
Le Polonais se leva sans attendre de réponse, donna
une tape amicale sur l'épaule d'Ari et quitta le bar.
Mackenzie, un peu piteux, resta quelques minutes le
regard dans le vide. Il regrettait d'avoir parlé ainsi à Iris. Ses
amis avaient sans doute raison. Mais il n'avait tout simplement pas
la force de s'intéresser à cette histoire.
À trente-sept ans, il tirait de sa vie un bilan qui
lui paraissait pathétique. Entré dans la police presque par hasard,
ou au mieux pour faire plaisir à son père – veuf, ancien flic
rendu invalide suite à une mission qui avait mal tourné – il
n'avait pas l'impression d'avoir réalisé quoi que ce fût d'un point
de vue professionnel. Certes, il était un bon agent, un analyste
brillant, même, selon certains, mais son caractère révolté et son
insolence naturelle ne lui avaient jamais permis de trouver sa
place dans le cadre rigide des RG, et il lui semblait n'avoir rien
accompli. Sa carrière se résumait quasiment à une succession de
notes de synthèse quotidiennes, et les deux plus grandes affaires
de sa vie s'étaient soldées par un échec : sa tentative,
quelques années plus tôt, de faire tomber l'Eglise de scientologie
en France avait été avortée par un soudain revirement dans les
directives gouvernementales concernant les « priorités »
des services de renseignement. Il avait suffi d'une poignée de main
fort médiatisée entre le ministre de l'Intérieur et un acteur
hollywoodien scientologue pour que la Direction centrale demande
gentiment à Ari de s'occuper d'autre chose. Quant à l'affaire des
carnets de Villard de Honnecourt, elle s'était terminée
prématurément.
Avec Lola, il avait eu pendant quelques mois le
sentiment de pouvoir surmonter le vertige que provoquait ce vide.
La jeune femme était si libre, si enjouée, si pleine de vie qu'elle
était parvenue à transmettre son enthousiasme à Ari. À remplir le vide. Dans ses bras, il avait eu
l'impression que tout était possible. Et puis, avec le temps, ils
avaient été rattrapés par leur différence d'âge, l'envie inavouée
de Lola d'avoir un enfant, le métier d'Ari, son caractère d'ours…
Combien il regrettait, à présent, de n'avoir su faire les efforts
suffisants pour la retenir ! Il se demandait si, à ce
croisement-là de son histoire, il n'avait pas commis la plus grande
erreur de son existence en choisissant le chemin qui l'avait
éloigné d'elle. On regarde son passé et ces choix apparaissent
comme les intersections d'une arborescence à sens unique. On ne
peut revenir en arrière mais l'on devine, ou on imagine, ce que
notre vie aurait été si…
Ari poussa un soupir et remarqua soudain que Marion
le dévisageait, depuis un bon moment peut-être.
— Quelque chose qui ne va pas,
Mackenzie ? demanda-t-elle en s'approchant de sa table.
Il s'efforça de sourire.
— Bah, il faut croire que ce n'est pas ma
journée. Mais ça va…
La serveuse jeta un coup d'œil vers le bar. Le
patron était déjà parti et les clients un peu moins nombreux. Elle
haussa les épaules et prit place en face de lui.
— Vous allez vous faire engueuler par vos
collègues, chuchota Mackenzie.
— Rien à foutre ! Alors, qu'est-ce qu'il
se passe ?
— Ma pauvre Marion, ce serait trop long à vous
raconter.
— Ah… Je vois. Il y a une histoire d'amour
là-dessous.
L'analyste se garda bien de répondre, mais ne put
réprimer un sourire.
— Ah ! L'amour ! murmura Marion d'un
air faussement mélodramatique. Il n'y a rien
de pire que l'amour sauf de ne pas aimer.
— Euh… Sacha Guitry ?
— Non, Jean-Jacques Goldman.
Ari éclata de rire.
— Vous êtes drôlement cultivée,
dites-moi !
— Qu'est-ce que vous croyez ? J'ai fait
des études de lettres, moi, monsieur ! D'accord, je suis
serveuse dans un bar, et mon mémoire sur le langage de la douleur
chez Margueritte Duras ne me sert pas à grand-chose.
— Ça, ils auraient dû vous prévenir dès la
fac : on est en France, Marion, le pays du grand écart entre
les études et la vie professionnelle… Ça fait partie du charme de
notre université, on met des beaux costumes pour remuer beaucoup
d'air. Cela dit, serveuse n'est pas un métier déshonorant… Bien au
contraire ! C'est une œuvre de bienfaisance. D'ailleurs, Béné
et vous devriez être béatifiées.
— Oh, une petite augmentation suffirait, vous
savez… De toute façon, je ne compte pas faire ça toute ma
vie.
— Qu'est-ce que vous voulez faire ?
— Ben, je sais pas… Flic, comme vous.
Apparemment, ça laisse du temps pour picoler.
— Très drôle. Non, mais
sérieusement ?
— Au départ, je voulais travailler dans le
milieu du livre…
À ces mots, le visage d'Ari se tendit de façon trop
flagrante pour que cela échappât à la jeune femme.
— Quoi ? J'ai dit une bêtise ?
demanda Marion.
— Non, non. C'est rien…
— Ah ! C'est votre histoire d'amour,
c'est ça ? Laissez-moi deviner : elle travaille dans les
livres ?
— C'est une libraire…
— Je vois. Désolée. Je ne savais pas…
— Ce n'est rien.
— Mais moi, ce n'est pas vraiment la librairie
qui m'attirait ; plutôt l'édition. L'année dernière on m'avait
proposé un poste dans une maison d'édition en Bretagne qui me
plaisait beaucoup…
— Et alors ? Vous n'y êtes pas
allée ?
— Non. Mon mec avait un boulot à Paris… Je
suis restée ici pour lui. Depuis, ce mufle m'a quittée, il est
retourné avec son ex et le poste a été pris en Bretagne. Bref, je
suis restée à cause d'un con et maintenant je suis serveuse et
célibataire.
— Béni soit le con qui vous a fait rester à
Paris, sans lui, je ne vous aurais pas eue comme serveuse…
— C'est gentil. Cela dit, m'en voulez pas,
hein, mais moi, personnellement, j'aurais préféré travailler dans
l'édition plutôt que servir des verres ici, même à des gens
charmants.
— Bah… Je voulais être guitariste de rock et
je suis devenu flic ; vous croyez que c'est mieux ?
Marion esquissa un sourire.
— À propos de rock, le groupe Kelks est en
concert ce soir au set de la Butte. J'ai des invitations. J'y vais
après mon service. Ça vous tente ?
Ari ne répondit pas tout de suite. Il se demanda si
la serveuse n'était pas en train de flirter avec lui… Non, c'était
peu probable. En outre, il n'avait pas la tête à ça. Du moins
refusait-il de croire qu'il pouvait avoir la tête à ça.
En réalité, il se demandait si tout son problème ne
se résumait pas à l'écart qui existait entre ce qu'il avait
envie de ressentir et ce qu'il
éprouvait réellement. Une partie de lui – il ne pouvait le
nier – devait se complaire dans son malheur. Certes, il avait
envie d'éprouver la tristesse du deuil
amoureux… mais l'éprouvait-il aussi intensément qu'il se le faisait
croire ? Il avait envie qu'on
remarque sa dépression, mais déprimait-il tant que ça ? Son
état était-il bien réel ou bien le whisky était-il devenu
l'artifice pour le simuler ? Ne jouait-il pas le rôle d'un
homme plus triste encore qu'il ne l'était vraiment, simplement pour
donner un peu plus d'importance à son affliction ?
Pire… Peut-être avait-il eu envie, à l'époque, d'éprouver pour Lola le plus
violent amour, sans en être tout à fait capable. L'avait-il aimée
autant qu'il se l'était dit ? Il peinait, aujourd'hui, à
distinguer ceux de ses sentiments qui étaient authentiques et ceux
qui étaient procuration. Le plus dur, quand on se ment à soi-même,
c'est d'en avoir une conscience aiguë et de ne pouvoir
lutter.
— Non. C'est gentil, Marion, mais je dois
aller voir mon père, ce soir. Je… Je vous abandonne. Bon
concert !