33.
Erik Levin s'était installé, tendu, dans la salle
d'attente.
Après avoir eu une longue conversation avec sa
femme la veille, il avait accepté d'aller parler directement avec
Weldon. Caroline Levin, qui avait peur que son mari abandonne en
cours de route le contrat le plus lucratif de sa carrière, l'avait
convaincu d'exprimer ouvertement ses craintes et ses doutes auprès
du Docteur. De demander, par exemple, de plus amples explications
sur la disparition de Charles Lynch. Après tout, Erik se faisait
peut-être des idées. Weldon était un homme d'une grande classe, il
s'était montré plus que généreux depuis le début, et même si le
projet qu'ils avaient accepté de rejoindre sortait franchement de
l'ordinaire, ils ne pouvaient pas l'abandonner comme ça, du jour au
lendemain. Et, par-dessus tout, ils avaient besoin de cet
argent.
Le jeune ingénieur n'était pas à son aise.
Rencontrer le Docteur en tête à tête pour lui faire part de ses
incertitudes n'était pas une expérience des plus réjouissantes. En
outre, on ne demandait pas un entretien avec Weldon à la légère.
C'était un homme occupé, qui dirigeait un projet vaste et complexe
et qui n'avait pas de temps à perdre avec les états d'âme des uns
et des autres. Erik avait même été surpris qu'il lui accorde une
audience si rapidement. Et maintenant qu'il était devant la haute
porte blindée, il sentait son courage l'abandonner. Aurait-il
l'audace de lui confier ce qu'il ressentait aussi sincèrement qu'il
l'avait fait devant son épouse ? Serait-il assez fort ?
Saurait-il formuler ses angoisses, ses suspicions ?
Soudain la porte s'ouvrit. Erik sursauta. Dans
l'encadrement, il vit apparaître la secrétaire personnelle de
Weldon, une femme d'une quarantaine d'années, coiffée d'un chignon,
le regard froid, le visage inexpressif. Il l'avait déjà croisée une
ou deux fois, et elle n'avait jamais fait preuve de la moindre
amabilité. Elle semblait toujours pressée et préoccupée.
— Veuillez me suivre, Monsieur Levin.
Il se leva et entra derrière elle dans une nouvelle
pièce, qui n'était pas encore le bureau de Weldon. Comme une étape
de plus avant d'arriver à destination, une épreuve peut-être…
— Prenez place. Le Docteur Weldon est encore
en rendez-vous, il devrait vous recevoir dans quelques
instants.
— Merci.
L'ingénieur s'installa dans l'un des grands
fauteuils rouges alignés en face du bureau où venait de s'asseoir
la grande femme.
Sans surprise, ce fut le début d'une longue, très
longue attente.
Silencieux et immobile, les mains moites, Erik eut
tout le loisir de détailler la pièce entière, d'autant qu'elle
était presque vide. Un bureau, des fauteuils, une bibliothèque, un
placard et une photocopieuse, rien de plus. Aucun tableau accroché
sur les murs de béton, aucun bibelot, aucun objet posé à même le
sol, rien qui dépassât. Il inspecta chaque recoin du bureau comme
si cela avait pu faire passer le temps plus rapidement.
En revanche il s'efforça, autant que possible, de
ne pas regarder directement les deux caméras de surveillance fixées
à deux extrémités opposées du plafond. Plus les minutes passaient,
plus l'impression d'être observé devenait insupportable et Erik fut
bientôt quasiment certain qu'il s'agissait d'un jeu auquel le
Docteur se livrait pour éprouver sa patience, ou pour le désarmer.
Pourtant, il entendait bien plusieurs voix de l'autre côté de la
porte… La secrétaire n'avait pas menti : Weldon n'était pas
seul dans son bureau.
De temps en temps, elle levait la tête et lui
adressait un sourire artificiel, comme si tout était absolument
normal. Cela allait bientôt faire une heure qu'il était assis là,
sans rien d'autre à faire que laisser monter en lui l'angoisse, et
même de la colère.
Il était sur le point d'abandonner, de se lever et
de partir quand un interphone posé sur le bureau de la secrétaire
cracha un léger grésillement.
— Monsieur Levin est-il toujours
là ?
Erik fut certain de reconnaître la voix du
Docteur.
— Oui. Il est en face de moi.
— Bien. Ma réunion n'est pas tout à fait
finie, mais faites-le entrer, je ne peux pas le faire attendre
davantage, ce n'est pas correct.
— Entendu.
La secrétaire relâcha le bouton de l'interphone et
se leva aussitôt.
— Si vous voulez bien vous donner la peine,
dit-elle avec un soudain excès de courtoisie.
Elle alla ouvrir la porte du bureau et fit signe à
Erik d'entrer. Celui-ci frotta ses mains humides sur son pantalon,
se composa tant bien que mal un air détendu et pénétra dans la
pièce.
La porte se referma derrière lui et il découvrit un
décor étonnant. C'était comme s'il venait subitement de changer
d'univers. Alors que l'ensemble du complexe ressemblait à une
caserne militaire, austère, grise et froide, ici, on avait
l'impression d'entrer dans le luxueux bureau meublé d'une antique
demeure parisienne. Les murs de béton avaient disparu derrière
d'élégants panneaux de bois sombre et, au lieu des meubles
métalliques spartiates qu'on trouvait dans tout le reste du
souterrain, on pouvait admirer ici de splendides pièces de
collection en bois sculpté, ornées de dorures ou de marqueterie.
Une épaisse moquette renforçait l'impression de calme feutré et de
nombreux bibelots complétaient le fastueux tableau.
La différence de confort entre ce bureau et les
appartements du complexe choqua Erik Levin. Mais, après tout, le
Docteur avait lui-même monté tout ce projet, c'était peut-être
justifié…
L'ingénieur s'immobilisa sur le seuil de la porte,
surpris par le nombre de personnes réunies devant le large bureau
ministre du Docteur. En effet, quatre hommes en costume sombre,
qu'il n'avait jamais vus auparavant, étaient installés
confortablement dans des fauteuils Louis XVI.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
Erik leva les yeux vers Weldon.
C'était la troisième fois qu'il le voyait en
personne, et il devait bien admettre qu'il le trouvait toujours
aussi impressionnant. L'homme avait un physique singulier
– qu'il cultivait sans doute – anachronique et décalé,
presque dérangeant. Très maigre, les joues creusées, il avait de
longs cheveux bruns ébouriffés et un regard noir intense qui
semblait voir à travers vous. Il portait un gilet marron usé, trop
grand pour lui, qui lui donnait un air de vieil aristocrate ruiné.
Quelque chose de messianique se dégageait de l'allure générale du
personnage et ce quelque chose s'accordait tout à fait avec le rôle
qu'il voulait se donner.
— Nous n'avons pas fini, mais je ne voudrais
pas vous faire attendre plus longtemps. Et ces messieurs m'ont fait
savoir que votre présence ne les dérangeait pas. À vrai dire, elle
nous enchante.
Le Docteur fit un large sourire, révélant une
dentition très abîmée, et tendit les mains vers Erik.
— Messieurs, je vous présente Erik Levin, qui
est l'un de nos ingénieurs experts en énergie et dont je vous ai
déjà parlé, évidemment. Il figure, je dois dire, parmi les plus
brillants cerveaux de notre département de recherche. Mais cela ne
vous étonne pas, la Summa Perfectionis
s'est toujours enorgueillie d'accueillir en son sein les meilleurs
chercheurs de son temps.
— Merci, murmura l'intéressé d'une voix gênée
en s'asseyant au milieu des quatre hommes silencieux. Mais je suis
seulement un membre de l'équipe…
— Ne vous avais-je pas dit qu'il était d'une
incroyable modestie ? Allons, Erik ! Vous accomplissez un
travail remarquable. Nos partenaires ici présents sont justement
ravis des nombreuses avancées de votre équipe.
L'ingénieur hocha la tête. Ainsi ces hommes, que le
Docteur n'avait pas formellement présentés, étaient leurs
« partenaires » ? Il n'était pas certain de savoir
ce que cela voulait dire exactement.
— J'espère que cela ne vous ennuiera pas,
Erik, mais nous étions en train d'évoquer un texte fort ancien dont
certaines coïncidences nous laissent penser que nos ancêtres
avaient peut-être eu des intuitions quant à ce que nous sommes en
train de découvrir ici. Il me restait deux ou trois points à
évoquer avec nos amis. Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je
finisse, j'ai peur de perdre le fil ? Après tout, votre regard
de scientifique pourrait nous apporter une intéressante
perspective.
— Je vous en prie, répondit Erik.
Bien sûr, il aurait préféré aller droit au but et
se débarrasser de ce qu'il avait sur le cœur… Écouter les
élucubrations du Docteur ne le réjouissait guère, mais ce serait
toujours moins ennuyeux que d'attendre dans le bureau de sa
secrétaire.
— Il est étonnant de voir comment la science
moderne peut parfois confirmer ou éclairer des thèses que les
anciens évoquaient déjà depuis longtemps et que nous considérons à
tort comme de pures fantaisies… Cela doit arriver tous les jours
pour des chercheurs comme vous, n'est-ce pas ?
Les quatre hommes en costume avaient les yeux
tournés vers Erik, comme s'ils attendaient qu'il fît une remarque
pertinente mais, en réalité, il n'avait rien à ajouter sur le
sujet. Ce que venait de dire le Docteur était d'une confondante
banalité et n'appelait pas la moindre réaction à ses yeux. Il se
contenta d'acquiescer poliment.
— C'est toute la beauté d'une société savante
comme la nôtre, voyez-vous. Permettre aux hommes de lettres et
d'histoire, dont je suis, de confronter leurs intuitions à la
rigueur des hommes de science, dont vous êtes. C'est le secret de
la véritable connaissance. Science et Imagination ne peuvent se
passer l'une de l'autre. Celui qui ne voit pas la poésie cachée
dans les mathématiques ne connaît rien des beautés de l'univers.
Bien… Reprenons, dit finalement Weldon. Où en étais-je ? Ah,
voilà !
En suivant les mots de la pointe d'un stylo-plume,
il lut une phrase sur une feuille de papier posée devant lui.
— Donc… « Tu auras par ce moyen la gloire
de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de
toi. » Intéressant, n'est-ce pas ?
Il releva un instant la tête vers les quatre hommes
en costume noir, d'un air satisfait. On pouvait lire l'excitation
dans ses yeux. Mais Erik était certain qu'il en rajoutait pour les
besoins de son numéro.
— Si vous le voulez bien, attardons-nous sur
le mot « gloire », car s'il est synonyme de renommée,
c'est d'une renommée brillante, éclatante. En effet, le sens
originel du terme « gloire » est « éclat » ou
« splendeur ». Ainsi, en peinture, la gloire désigne le
cercle de lumière qui se met autour de la tête des saints ou des
hommes vertueux. Ne dit-on pas d'ailleurs « auréolé de
gloire » ?
— En effet, intervint l'un des hommes à côté
d'Erik Levin. Le terme est également utilisé en sculpture pour
désigner les rayons flamboyants, entourés de nuages, au centre
desquels La Trinité est représentée par un triangle. Vous
savez… Le fameux delta lumineux des francs-maçons, que l'on
retrouve en haut de la déclaration des droits de l'homme, par
exemple.
— Ou en haut de la pyramide sur le billet de
un dollar, ajouta un autre des voisins d'Erik.
L'ingénieur comprit aussitôt que les quatre hommes
étaient du même acabit que le Docteur : des passionnés
d'histoire, et plus probablement d'histoire secrète… Il se sentait
encore moins à sa place qu'il ne l'avait craint en venant
ici.
— Absolument, reprit le Docteur, enchanté de
voir que son auditoire abondait dans son sens. Cela ne fait donc
aucun doute, il est bien question de lumière. D'ailleurs, la phrase
« toute obscurité s'enfuira de
toi » ne laisse pas d'ambiguïté. En somme,
« Tu auras par ce moyen la gloire de tout
le monde ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de
toi » signifie que quiconque comprendra l'enseignement
de ce texte connaîtra le secret de la lumière, et que celle-ci
gouverne le monde entier. Vous voyez où je veux en venir, n'est-ce
pas ?
Erik vit les quatre hommes hocher la tête. Ils
avaient l'air captivés. Il était, pour sa part, plutôt consterné.
Décidément, le commentaire de texte n'était vraiment pas sa tasse
de thé.
— L'illustre auteur de cette monographie
sous-entend que le secret de la lumière est le plus grand secret de
l'univers, son principe créateur. On peinerait à le
contredire : que serions-nous, sans lumière ? Que serait
la Terre, sans soleil ? Vous le voyez comme moi, nous sommes
au cœur de notre sujet. C'est comme si ce texte avait prévu, il y a
plusieurs siècles, ce qui se passe aujourd'hui.
Erik estima que les conclusions du Docteur étaient
hâtives et pleines de raccourcis. Il se garda bien de le
dire.
— Souvenez-vous de ce que nous lisions tout à
l'heure, avant que ce cher Erik nous rejoigne. « Il monte de la terre au ciel, et derechef il descend en
terre, et il reçoit la force des choses supérieures et
inférieures. » Le mystère que nous tentons de percer
est bien cette chose enfouie sous terre et qui reçoit sa force, son
secret – c'est-à-dire celui de la lumière – non seulement
de la terre, mais surtout du ciel… Reconnaissez que cela ne peut
pas être une coïncidence.
Le Docteur se tourna vers Erik avec un air
interrogateur. Mais, une fois de plus, celui-ci se contenta
d'hocher discrètement la tête.
— Comme le dit le maître, ce qui est en bas
est comme ce qui est en haut… C'est passionnant, assura Weldon d'un
air complaisant. Quant à la toute dernière phrase,
« Ce que j'ai dit de l'opération du
Soleil est complet », elle nous apporte la confirmation
finale, s'il en fallait. L'auteur affirme que le secret du Mercure
des Sages est tout entier inscrit dans son texte. N'oublions pas
que, pour les alchimistes, la fabrication de la Pierre Philosophale
est une sorte de re-création d'un Soleil miniature… Quod erat demonstrandum, mes bons amis,
quod erat demonstrandum !
Le Docteur prit la feuille devant lui et la glissa
dans un dossier posé sur son bureau.
— Bien sûr, cela ne change pas grand-chose…
Mais, en somme, ce que j'essaie de vous dire, mes amis, c'est que
nous ne sommes pas ici pour de mauvaises raisons. Les indices qui
nous ont permis de trouver ce que nous avons découvert sont là
depuis des siècles, et l'existence de ce que nous cherchons était
peut-être déjà connue des grands anciens… Cela ne fait que
confirmer l'importance de notre travail, tout comme la nécessaire
discrétion que nous devons garder. Si tout cela est resté secret
aussi longtemps, ce n'est pas un hasard. Les enjeux de nos travaux
sont trop importants pour être pris à la légère.
Weldon rangea le dossier dans un tiroir, puis il
croisa les mains sur le bureau et regarda ses interlocuteurs d'un
air grave.
— Vous, mieux que quiconque, connaissez
l'importance du projet Rubedo. Si je ne peux encore vous en révéler
à chacun tous les détails, pour les raisons que vous savez, vous
connaissez le principal et comprenez donc que nous ne pouvons faire
preuve de la moindre faiblesse. Pardonnez-moi si je vous semble à
ce point intransigeant, mais je n'autoriserai à personne le moindre
faux pas.
Le Docteur marqua une pause, comme pour donner de
la solennité à ce qui venait d'être dit, puis il se tourna vers
Erik Levin.
— Bien. Cela étant entendu, dites-moi Erik, à
présent, ce qui nous vaut l'honneur de votre visite ?
L'ingénieur ne put masquer sa surprise. Il ne
s'était pas attendu à cette question à cet instant précis. Il se
demanda si Weldon n'avait pas fait exprès de la poser juste après
avoir affirmé qu'il « n'autoriserait à personne le moindre
faux pas »… Était-ce une menace ? Une façon de faire
comprendre au jeune homme qu'il avait deviné le motif de sa venue
et qu'il n'était pas disposé à lui témoigner la moindre
compassion ?
— Erik ? insista le Docteur.
— Eh bien… Il s'agit de questions plutôt…
internes. Je ne voudrais pas ennuyer vos amis.
Weldon fit un geste du bras.
— Allons, allons ! Nous sommes entre
nous. Il n'y a rien que vous puissiez me dire que nos partenaires
ne sauraient entendre. Les gens que vous voyez ici font partie de
nos mécènes, Erik, ils contribuent largement au financement de
notre projet. Je suis certain qu'ils seront intéressés par ce que
vous avez à me dire. Parlez sans crainte.
Levin poussa un soupir. Il était pris au piège.
Mais, après tout, si le Docteur n'avait pas peur que ses invités
soient gênés par ce qu'il avait à dire, c'était son problème. De
toute façon, il était trop tard pour renoncer, et il avait promis à
Caroline.
— Soit, dit-il en se raclant la gorge. Ma
première question concerne Charles Lynch.
— Oui ? répondit Weldon sans que le
moindre trouble ne transparût sur son visage.
— Je… eh bien… Pourquoi n'est-il plus parmi
nous ? Personne ne nous a dit où il était passé…
— Monsieur Lynch a préféré se retirer du
projet Rubedo.
— Pourquoi ?
— Pour des raisons familiales, Erik.
— Des raisons familiales ?
Vraiment ?
— Malheureusement, oui.
— Mais le contrat que vous nous avez fait
signer à tous stipule pourtant que nous nous engageons à ne pas
quitter le complexe, même pour des raisons personnelles… C'est
d'ailleurs pour ça que vous m'avez incité à faire venir mon épouse
avec moi.
Le Docteur se pencha par-dessus son bureau pour
regarder Erik Levin plus fixement.
— Allons, mon cher… Pour quel horrible monstre
me prenez-vous ? Je ne vais tout de même pas empêcher un père
de rejoindre sa fille quand celle-ci semble avoir plus que jamais
besoin de lui ! Certes, officiellement, c'est contraire à notre règlement,
mais je suis capable d'accepter certaines entorses à celui-ci, dans
des situations extrêmes.
Erik fit une moue dubitative. Si c'était bien le
cas, pourquoi Charles Lynch ne lui avait-il jamais parlé des
problèmes de sa fille ? Ce qui intriguait surtout Erik,
c'était que Lynch, en revanche, avait plusieurs fois exprimé des
réserves quant au projet Rubedo, peut-être même plus larges que les
siennes. À tel point qu'Erik s'était demandé si le géologue n'avait
pas tout simplement tenté de s'enfuir… Et les explications du
Docteur ne l'avait pas convaincu du contraire.
— Comment pouvez-vous être certain qu'il ne
révélera rien sur le projet Rubedo ?
— Nous avons pris nos dispositions.
Erik ne masqua pas son scepticisme.
— Comprenez mon étonnement : vous le
laissez partir comme ça, du jour au lendemain, alors que nous
autres, à l'intérieur, n'avons pas le droit de passer le moindre
coup de téléphone, même pour prendre des nouvelles de nos
proches…
Cette fois le visage du Docteur exprima un soupçon
d'ennui.
— Je n'ai pas envie d'avoir à surveiller les
communications de la centaine de personnes qui sont réunies ici,
Erik. Mais je peux me permettre, dans une situation extraordinaire,
de faire confiance à un seul homme. Si c'est ce qui vous inquiète,
croyez-moi, Charles Lynch ne parlera pas.
— Non. Ce qui m'inquiète, c'est sa
disparition, Docteur Weldon.
— Eh bien vous voilà rassuré, alors :
Charles n'a pas disparu, il est tout simplement retourné en France
pour rejoindre sa fille, laquelle a de graves soucis. Je lui ai
demandé de ne pas ébruiter les raisons de son départ, car je ne
voudrais pas que chacun vienne me voir en m'expliquant que sa
famille ou ses amis lui manquent… J'espère d'ailleurs que ce n'est
pas votre intention, Erik ?
— Non.
— Tant mieux. Vous aviez d'autres
questions ?
L'ingénieur se mordit les lèvres. Oui, bien sûr, il
y avait encore mille choses dont il aurait aimé parler. Mais à
présent qu'il était là, devant Weldon et ces quatre inconnus, il ne
savait plus comment formuler tout cela. C'était bien plus compliqué
que devant son épouse.
— Eh bien, oui…
— Nous vous écoutons.
— Comment dire ? Ce ne sont pas vraiment
des questions mais plutôt… des questionnements.
— Allons bon ! Lesquels ?
Le jeune ingénieur croisa ses deux poings sur ses
genoux, l'air embarrassé.
— C'est un peu difficile à expliquer… L'objet
des recherches de la Summa Perfectionis
est tout à fait passionnant, mais, voyez-vous, par moments, je suis
un peu étonné par les formes…
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas… Quand je vous entends
parler, comme vous venez de le faire à l'instant, de tous ces
textes hermétiques… Disons que ce n'est pas trop mon domaine. Je
suis un homme de science.
Le Docteur laissa échapper un rire aux accents
paternalistes. Il se cala au fond de son fauteuil d'un air détendu,
comme si la chose était bien moins grave qu'il ne l'avait
craint.
— C'est donc ça qui vous chagrine ? Vous
n'êtes guère sensible à l'herméneutique ? Mais, enfin, c'est
votre droit le plus légitime ! Chacun sa spécialité, Erik.
Vous étudiez la matière, moi j'étudie les textes anciens. Mais au
fond, vous et moi recherchons la même chose : la vérité.
— Certes… Mais… Comment dire ? Parfois,
j'ai l'impression que la Summa
Perfectionis n'est pas tout à fait la société scientifique
que l'on m'avait présentée.
— Allons, allons, Erik… D'abord, je préfère
l'expression « société savante », si cela ne vous dérange
pas. Je veux nous considérer comme des savants plutôt que comme de
simples scientifiques. Cela me semble plus complet, plus juste.
Quoi qu'il en soit, vous êtes presque tous, ici, des hommes de
science, vous le savez bien ! Il n'y a pas une seule personne
dans le complexe qui ait à rougir de son pedigree, si je puis dire.
Mais être un homme de science accompli ne signifie pas pour autant
que l'on doive ignorer d'autres aspects de la connaissance que ceux
pour lesquels on a été formé. Nous avons beaucoup à apprendre de
l'étude des textes anciens. Il ne s'agit pas de les accepter comme
tels, mais de les appréhender avec autant de rigueur que nous en
avons dans notre laboratoire.
— Peut-être. Mais ce n'est pas tout. Il y a
aussi ce décorum un peu particulier que nous utilisons lors de nos
symposiums… Tout ceci n'était pas apparu lors de nos premières
réunions, et plus ça va, plus je me demande où j'ai mis les pieds.
Par moments, j'ai un peu l'impression d'être… Ne le prenez pas mal,
n'est-ce pas ? Mais j'ai un peu l'impression d'avoir intégré
une sorte de secte.
Erik sentit la nervosité gagner ses voisins de
droite et de gauche. Le Docteur, lui, restait parfaitement
calme.
— Comme vous y allez ! dit-il en
souriant. Comprenez que la Summa
Perfectionis est une institution fort ancienne et que nous
voulons respecter certaines de ses coutumes. Personne ne vous a
jamais caché l'héritage de notre groupe, il me semble. C'est une
société savante, certes, mais elle n'en reste pas moins une société
traditionnelle. Alors bien sûr, ce « décorum » dont vous
parlez peut sembler désuet aux observateurs modernes que nous
sommes, mais c'est une façon de rendre hommage à ceux qui ont créé
notre institution il y a plusieurs siècles et grâce à qui nous
pouvons mener nos recherches aujourd'hui.
— Est-ce bien nécessaire ? Ne peut-on se
soucier du fond sans se prêter à la forme ?
— Le respect de la tradition n'est peut-être
pas, selon vous, une chose importante, mais il l'est pour certains
d'entre nous. Si vous y réfléchissez bien, il en va ainsi pour
beaucoup de sociétés qui existent encore de nos jours. Pensez-vous
que nos coutumes soient plus étranges, par exemple, que celles de
l'Académie française ? Si vous assistiez à l'une des réunions
de ces vieux sages, avec leurs épées, leur costume vert et leurs
nombreux décors, croyez-moi, vous constateriez que nos traditions à
nous ne sont pas si farfelues que ça…
— Peut-être, concéda Erik. Simplement, je ne
suis pas habitué à ce genre de mises en scène.
— Alors prenez-le comme une expérience
scientifique, mon ami ! La découverte d'un univers qui
jusqu'ici vous était inconnu… Refuseriez-vous d'entrer à l'Académie
des Sciences sous prétexte que vous en trouveriez les coutumes
étranges ?
— Sans doute pas.
— Eh bien il en va de même pour la
Summa Perfectionis. Si cette société
d'étude est longtemps restée confidentielle, elle a toutefois
conservé une grande partie de ses rites et de ses usages au cours
des siècles. Pensez qu'elle a été créée à une époque où chimie et
alchimie se confondaient. Jusqu'au xviiie siècle
– à vrai dire jusqu'à ce que le dictionnaire Lavoisier ne la
condamne – l'alchimie était la première des sciences, celle
dont se réclamaient Albert le Grand, Thomas d'Aquin, John Dee,
Roger Bacon ou Isaac Newton lui-même. Pendant longtemps, les plus
grands scientifiques ont émergé des milieux hermétiques… J'avoue
que cela confère à notre institution certains côtés un peu
singuliers. Mais nous ne pouvons renier cet héritage. En outre, je
dois vous confier que cela n'est pas pour me déplaire. Je suis,
pour ma part, assez traditionaliste.
L'ingénieur hocha la tête, sans grande
conviction.
— Mon bon ami, je comprends parfaitement que
vous vous sentiez un peu perdu, mais je peux vous rassurer. Nous
sommes tous réunis ici autour d'une même cause : la recherche
scientifique. Et croyez-moi, si la Summa
Perfectionis vous étonne par ses coutumes héritées d'un
autre temps, elle est néanmoins l'endroit idéal pour mener à bien
les recherches que vous entreprenez. Vous avez à votre disposition
plus de moyens que ne vous en donnerait n'importe quel laboratoire,
public ou privé.
— Certes.
— Alors cessez de vous tracasser, mon cher.
Considérez qu'en acceptant ces coutumes, vous vous inscrivez dans
la lignée de scientifiques qui, depuis des siècles, ont eu
l'honneur de travailler au sein de notre institution. Nous sommes
heureux, nous, de vous compter parmi nous.
— Merci.
— Allons ! Je ne vous retiens pas plus
longtemps. Votre épouse doit vous attendre. Je vous remercie d'être
venu vous ouvrir à moi de la sorte. Revenez me voir dans une
semaine. Vous me direz si vous vous sentez mieux parmi nous,
entendu ?
Le Docteur se leva et s'avança vers l'ingénieur en
lui tendant les bras. Erik Levin quitta son siège avec un sourire
embarrassé.
— Je vous remercie. Je suis désolé de vous
avoir dérangés…
— Au contraire. Vous avez bien fait, dit
Weldon en lui donnant des tapes amicales sur l'épaule, vous avez
bien fait mon ami. Je veux que tout le monde ici se sente à son
aise.
Erik salua un à un les invités du Docteur et sortit
du bureau. La secrétaire le raccompagna jusqu'au long couloir qui
traversait tout le complexe souterrain.
Sur le chemin qui menait à ses quartiers, il serra
les poings au fond de ses poches, les yeux rivés sur le sol gris.
Malgré ses belles paroles, le Docteur ne l'avait pas vraiment
rassuré. Mais il était trop tard, aujourd'hui, et Caroline, elle,
n'éprouvait pas les mêmes inquiétudes. Il allait devoir apprendre à
vivre avec le sentiment pénible d'avoir fait un mauvais
choix.