33.
Erik Levin s'était installé, tendu, dans la salle d'attente.
Après avoir eu une longue conversation avec sa femme la veille, il avait accepté d'aller parler directement avec Weldon. Caroline Levin, qui avait peur que son mari abandonne en cours de route le contrat le plus lucratif de sa carrière, l'avait convaincu d'exprimer ouvertement ses craintes et ses doutes auprès du Docteur. De demander, par exemple, de plus amples explications sur la disparition de Charles Lynch. Après tout, Erik se faisait peut-être des idées. Weldon était un homme d'une grande classe, il s'était montré plus que généreux depuis le début, et même si le projet qu'ils avaient accepté de rejoindre sortait franchement de l'ordinaire, ils ne pouvaient pas l'abandonner comme ça, du jour au lendemain. Et, par-dessus tout, ils avaient besoin de cet argent.
Le jeune ingénieur n'était pas à son aise. Rencontrer le Docteur en tête à tête pour lui faire part de ses incertitudes n'était pas une expérience des plus réjouissantes. En outre, on ne demandait pas un entretien avec Weldon à la légère. C'était un homme occupé, qui dirigeait un projet vaste et complexe et qui n'avait pas de temps à perdre avec les états d'âme des uns et des autres. Erik avait même été surpris qu'il lui accorde une audience si rapidement. Et maintenant qu'il était devant la haute porte blindée, il sentait son courage l'abandonner. Aurait-il l'audace de lui confier ce qu'il ressentait aussi sincèrement qu'il l'avait fait devant son épouse ? Serait-il assez fort ? Saurait-il formuler ses angoisses, ses suspicions ?
Soudain la porte s'ouvrit. Erik sursauta. Dans l'encadrement, il vit apparaître la secrétaire personnelle de Weldon, une femme d'une quarantaine d'années, coiffée d'un chignon, le regard froid, le visage inexpressif. Il l'avait déjà croisée une ou deux fois, et elle n'avait jamais fait preuve de la moindre amabilité. Elle semblait toujours pressée et préoccupée.
— Veuillez me suivre, Monsieur Levin.
Il se leva et entra derrière elle dans une nouvelle pièce, qui n'était pas encore le bureau de Weldon. Comme une étape de plus avant d'arriver à destination, une épreuve peut-être…
— Prenez place. Le Docteur Weldon est encore en rendez-vous, il devrait vous recevoir dans quelques instants.
— Merci.
L'ingénieur s'installa dans l'un des grands fauteuils rouges alignés en face du bureau où venait de s'asseoir la grande femme.
Sans surprise, ce fut le début d'une longue, très longue attente.
Silencieux et immobile, les mains moites, Erik eut tout le loisir de détailler la pièce entière, d'autant qu'elle était presque vide. Un bureau, des fauteuils, une bibliothèque, un placard et une photocopieuse, rien de plus. Aucun tableau accroché sur les murs de béton, aucun bibelot, aucun objet posé à même le sol, rien qui dépassât. Il inspecta chaque recoin du bureau comme si cela avait pu faire passer le temps plus rapidement.
En revanche il s'efforça, autant que possible, de ne pas regarder directement les deux caméras de surveillance fixées à deux extrémités opposées du plafond. Plus les minutes passaient, plus l'impression d'être observé devenait insupportable et Erik fut bientôt quasiment certain qu'il s'agissait d'un jeu auquel le Docteur se livrait pour éprouver sa patience, ou pour le désarmer. Pourtant, il entendait bien plusieurs voix de l'autre côté de la porte… La secrétaire n'avait pas menti : Weldon n'était pas seul dans son bureau.
De temps en temps, elle levait la tête et lui adressait un sourire artificiel, comme si tout était absolument normal. Cela allait bientôt faire une heure qu'il était assis là, sans rien d'autre à faire que laisser monter en lui l'angoisse, et même de la colère.
Il était sur le point d'abandonner, de se lever et de partir quand un interphone posé sur le bureau de la secrétaire cracha un léger grésillement.
— Monsieur Levin est-il toujours là ?
Erik fut certain de reconnaître la voix du Docteur.
— Oui. Il est en face de moi.
— Bien. Ma réunion n'est pas tout à fait finie, mais faites-le entrer, je ne peux pas le faire attendre davantage, ce n'est pas correct.
— Entendu.
La secrétaire relâcha le bouton de l'interphone et se leva aussitôt.
— Si vous voulez bien vous donner la peine, dit-elle avec un soudain excès de courtoisie.
Elle alla ouvrir la porte du bureau et fit signe à Erik d'entrer. Celui-ci frotta ses mains humides sur son pantalon, se composa tant bien que mal un air détendu et pénétra dans la pièce.
La porte se referma derrière lui et il découvrit un décor étonnant. C'était comme s'il venait subitement de changer d'univers. Alors que l'ensemble du complexe ressemblait à une caserne militaire, austère, grise et froide, ici, on avait l'impression d'entrer dans le luxueux bureau meublé d'une antique demeure parisienne. Les murs de béton avaient disparu derrière d'élégants panneaux de bois sombre et, au lieu des meubles métalliques spartiates qu'on trouvait dans tout le reste du souterrain, on pouvait admirer ici de splendides pièces de collection en bois sculpté, ornées de dorures ou de marqueterie. Une épaisse moquette renforçait l'impression de calme feutré et de nombreux bibelots complétaient le fastueux tableau.
La différence de confort entre ce bureau et les appartements du complexe choqua Erik Levin. Mais, après tout, le Docteur avait lui-même monté tout ce projet, c'était peut-être justifié…
L'ingénieur s'immobilisa sur le seuil de la porte, surpris par le nombre de personnes réunies devant le large bureau ministre du Docteur. En effet, quatre hommes en costume sombre, qu'il n'avait jamais vus auparavant, étaient installés confortablement dans des fauteuils Louis XVI.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
Erik leva les yeux vers Weldon.
C'était la troisième fois qu'il le voyait en personne, et il devait bien admettre qu'il le trouvait toujours aussi impressionnant. L'homme avait un physique singulier – qu'il cultivait sans doute – anachronique et décalé, presque dérangeant. Très maigre, les joues creusées, il avait de longs cheveux bruns ébouriffés et un regard noir intense qui semblait voir à travers vous. Il portait un gilet marron usé, trop grand pour lui, qui lui donnait un air de vieil aristocrate ruiné. Quelque chose de messianique se dégageait de l'allure générale du personnage et ce quelque chose s'accordait tout à fait avec le rôle qu'il voulait se donner.
— Nous n'avons pas fini, mais je ne voudrais pas vous faire attendre plus longtemps. Et ces messieurs m'ont fait savoir que votre présence ne les dérangeait pas. À vrai dire, elle nous enchante.
Le Docteur fit un large sourire, révélant une dentition très abîmée, et tendit les mains vers Erik.
— Messieurs, je vous présente Erik Levin, qui est l'un de nos ingénieurs experts en énergie et dont je vous ai déjà parlé, évidemment. Il figure, je dois dire, parmi les plus brillants cerveaux de notre département de recherche. Mais cela ne vous étonne pas, la Summa Perfectionis s'est toujours enorgueillie d'accueillir en son sein les meilleurs chercheurs de son temps.
— Merci, murmura l'intéressé d'une voix gênée en s'asseyant au milieu des quatre hommes silencieux. Mais je suis seulement un membre de l'équipe…
— Ne vous avais-je pas dit qu'il était d'une incroyable modestie ? Allons, Erik ! Vous accomplissez un travail remarquable. Nos partenaires ici présents sont justement ravis des nombreuses avancées de votre équipe.
L'ingénieur hocha la tête. Ainsi ces hommes, que le Docteur n'avait pas formellement présentés, étaient leurs « partenaires » ? Il n'était pas certain de savoir ce que cela voulait dire exactement.
— J'espère que cela ne vous ennuiera pas, Erik, mais nous étions en train d'évoquer un texte fort ancien dont certaines coïncidences nous laissent penser que nos ancêtres avaient peut-être eu des intuitions quant à ce que nous sommes en train de découvrir ici. Il me restait deux ou trois points à évoquer avec nos amis. Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je finisse, j'ai peur de perdre le fil ? Après tout, votre regard de scientifique pourrait nous apporter une intéressante perspective.
— Je vous en prie, répondit Erik.
Bien sûr, il aurait préféré aller droit au but et se débarrasser de ce qu'il avait sur le cœur… Écouter les élucubrations du Docteur ne le réjouissait guère, mais ce serait toujours moins ennuyeux que d'attendre dans le bureau de sa secrétaire.
— Il est étonnant de voir comment la science moderne peut parfois confirmer ou éclairer des thèses que les anciens évoquaient déjà depuis longtemps et que nous considérons à tort comme de pures fantaisies… Cela doit arriver tous les jours pour des chercheurs comme vous, n'est-ce pas ?
Les quatre hommes en costume avaient les yeux tournés vers Erik, comme s'ils attendaient qu'il fît une remarque pertinente mais, en réalité, il n'avait rien à ajouter sur le sujet. Ce que venait de dire le Docteur était d'une confondante banalité et n'appelait pas la moindre réaction à ses yeux. Il se contenta d'acquiescer poliment.
— C'est toute la beauté d'une société savante comme la nôtre, voyez-vous. Permettre aux hommes de lettres et d'histoire, dont je suis, de confronter leurs intuitions à la rigueur des hommes de science, dont vous êtes. C'est le secret de la véritable connaissance. Science et Imagination ne peuvent se passer l'une de l'autre. Celui qui ne voit pas la poésie cachée dans les mathématiques ne connaît rien des beautés de l'univers. Bien… Reprenons, dit finalement Weldon. Où en étais-je ? Ah, voilà !
En suivant les mots de la pointe d'un stylo-plume, il lut une phrase sur une feuille de papier posée devant lui.
— Donc… « Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de toi. » Intéressant, n'est-ce pas ?
Il releva un instant la tête vers les quatre hommes en costume noir, d'un air satisfait. On pouvait lire l'excitation dans ses yeux. Mais Erik était certain qu'il en rajoutait pour les besoins de son numéro.
— Si vous le voulez bien, attardons-nous sur le mot « gloire », car s'il est synonyme de renommée, c'est d'une renommée brillante, éclatante. En effet, le sens originel du terme « gloire » est « éclat » ou « splendeur ». Ainsi, en peinture, la gloire désigne le cercle de lumière qui se met autour de la tête des saints ou des hommes vertueux. Ne dit-on pas d'ailleurs « auréolé de gloire » ?
— En effet, intervint l'un des hommes à côté d'Erik Levin. Le terme est également utilisé en sculpture pour désigner les rayons flamboyants, entourés de nuages, au centre desquels La Trinité est représentée par un triangle. Vous savez… Le fameux delta lumineux des francs-maçons, que l'on retrouve en haut de la déclaration des droits de l'homme, par exemple.
— Ou en haut de la pyramide sur le billet de un dollar, ajouta un autre des voisins d'Erik.
L'ingénieur comprit aussitôt que les quatre hommes étaient du même acabit que le Docteur : des passionnés d'histoire, et plus probablement d'histoire secrète… Il se sentait encore moins à sa place qu'il ne l'avait craint en venant ici.
— Absolument, reprit le Docteur, enchanté de voir que son auditoire abondait dans son sens. Cela ne fait donc aucun doute, il est bien question de lumière. D'ailleurs, la phrase « toute obscurité s'enfuira de toi » ne laisse pas d'ambiguïté. En somme, « Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde  ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de toi » signifie que quiconque comprendra l'enseignement de ce texte connaîtra le secret de la lumière, et que celle-ci gouverne le monde entier. Vous voyez où je veux en venir, n'est-ce pas ?
Erik vit les quatre hommes hocher la tête. Ils avaient l'air captivés. Il était, pour sa part, plutôt consterné. Décidément, le commentaire de texte n'était vraiment pas sa tasse de thé.
— L'illustre auteur de cette monographie sous-entend que le secret de la lumière est le plus grand secret de l'univers, son principe créateur. On peinerait à le contredire : que serions-nous, sans lumière ? Que serait la Terre, sans soleil ? Vous le voyez comme moi, nous sommes au cœur de notre sujet. C'est comme si ce texte avait prévu, il y a plusieurs siècles, ce qui se passe aujourd'hui.
Erik estima que les conclusions du Docteur étaient hâtives et pleines de raccourcis. Il se garda bien de le dire.
— Souvenez-vous de ce que nous lisions tout à l'heure, avant que ce cher Erik nous rejoigne. « Il monte de la terre au ciel, et derechef il descend en terre, et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures. » Le mystère que nous tentons de percer est bien cette chose enfouie sous terre et qui reçoit sa force, son secret – c'est-à-dire celui de la lumière – non seulement de la terre, mais surtout du ciel… Reconnaissez que cela ne peut pas être une coïncidence.
Le Docteur se tourna vers Erik avec un air interrogateur. Mais, une fois de plus, celui-ci se contenta d'hocher discrètement la tête.
— Comme le dit le maître, ce qui est en bas est comme ce qui est en haut… C'est passionnant, assura Weldon d'un air complaisant. Quant à la toute dernière phrase, « Ce que j'ai dit de l'opération du Soleil est complet », elle nous apporte la confirmation finale, s'il en fallait. L'auteur affirme que le secret du Mercure des Sages est tout entier inscrit dans son texte. N'oublions pas que, pour les alchimistes, la fabrication de la Pierre Philosophale est une sorte de re-création d'un Soleil miniature… Quod erat demonstrandum, mes bons amis, quod erat demonstrandum !
Le Docteur prit la feuille devant lui et la glissa dans un dossier posé sur son bureau.
— Bien sûr, cela ne change pas grand-chose… Mais, en somme, ce que j'essaie de vous dire, mes amis, c'est que nous ne sommes pas ici pour de mauvaises raisons. Les indices qui nous ont permis de trouver ce que nous avons découvert sont là depuis des siècles, et l'existence de ce que nous cherchons était peut-être déjà connue des grands anciens… Cela ne fait que confirmer l'importance de notre travail, tout comme la nécessaire discrétion que nous devons garder. Si tout cela est resté secret aussi longtemps, ce n'est pas un hasard. Les enjeux de nos travaux sont trop importants pour être pris à la légère.
Weldon rangea le dossier dans un tiroir, puis il croisa les mains sur le bureau et regarda ses interlocuteurs d'un air grave.
— Vous, mieux que quiconque, connaissez l'importance du projet Rubedo. Si je ne peux encore vous en révéler à chacun tous les détails, pour les raisons que vous savez, vous connaissez le principal et comprenez donc que nous ne pouvons faire preuve de la moindre faiblesse. Pardonnez-moi si je vous semble à ce point intransigeant, mais je n'autoriserai à personne le moindre faux pas.
Le Docteur marqua une pause, comme pour donner de la solennité à ce qui venait d'être dit, puis il se tourna vers Erik Levin.
— Bien. Cela étant entendu, dites-moi Erik, à présent, ce qui nous vaut l'honneur de votre visite ?
L'ingénieur ne put masquer sa surprise. Il ne s'était pas attendu à cette question à cet instant précis. Il se demanda si Weldon n'avait pas fait exprès de la poser juste après avoir affirmé qu'il « n'autoriserait à personne le moindre faux pas »… Était-ce une menace ? Une façon de faire comprendre au jeune homme qu'il avait deviné le motif de sa venue et qu'il n'était pas disposé à lui témoigner la moindre compassion ?
— Erik ? insista le Docteur.
— Eh bien… Il s'agit de questions plutôt… internes. Je ne voudrais pas ennuyer vos amis.
Weldon fit un geste du bras.
— Allons, allons ! Nous sommes entre nous. Il n'y a rien que vous puissiez me dire que nos partenaires ne sauraient entendre. Les gens que vous voyez ici font partie de nos mécènes, Erik, ils contribuent largement au financement de notre projet. Je suis certain qu'ils seront intéressés par ce que vous avez à me dire. Parlez sans crainte.
Levin poussa un soupir. Il était pris au piège. Mais, après tout, si le Docteur n'avait pas peur que ses invités soient gênés par ce qu'il avait à dire, c'était son problème. De toute façon, il était trop tard pour renoncer, et il avait promis à Caroline.
— Soit, dit-il en se raclant la gorge. Ma première question concerne Charles Lynch.
— Oui ? répondit Weldon sans que le moindre trouble ne transparût sur son visage.
— Je… eh bien… Pourquoi n'est-il plus parmi nous ? Personne ne nous a dit où il était passé…
— Monsieur Lynch a préféré se retirer du projet Rubedo.
— Pourquoi ?
— Pour des raisons familiales, Erik.
— Des raisons familiales ? Vraiment ?
— Malheureusement, oui.
— Mais le contrat que vous nous avez fait signer à tous stipule pourtant que nous nous engageons à ne pas quitter le complexe, même pour des raisons personnelles… C'est d'ailleurs pour ça que vous m'avez incité à faire venir mon épouse avec moi.
Le Docteur se pencha par-dessus son bureau pour regarder Erik Levin plus fixement.
— Allons, mon cher… Pour quel horrible monstre me prenez-vous ? Je ne vais tout de même pas empêcher un père de rejoindre sa fille quand celle-ci semble avoir plus que jamais besoin de lui ! Certes, officiellement, c'est contraire à notre règlement, mais je suis capable d'accepter certaines entorses à celui-ci, dans des situations extrêmes.
Erik fit une moue dubitative. Si c'était bien le cas, pourquoi Charles Lynch ne lui avait-il jamais parlé des problèmes de sa fille ? Ce qui intriguait surtout Erik, c'était que Lynch, en revanche, avait plusieurs fois exprimé des réserves quant au projet Rubedo, peut-être même plus larges que les siennes. À tel point qu'Erik s'était demandé si le géologue n'avait pas tout simplement tenté de s'enfuir… Et les explications du Docteur ne l'avait pas convaincu du contraire.
— Comment pouvez-vous être certain qu'il ne révélera rien sur le projet Rubedo ?
— Nous avons pris nos dispositions.
Erik ne masqua pas son scepticisme.
— Comprenez mon étonnement : vous le laissez partir comme ça, du jour au lendemain, alors que nous autres, à l'intérieur, n'avons pas le droit de passer le moindre coup de téléphone, même pour prendre des nouvelles de nos proches…
Cette fois le visage du Docteur exprima un soupçon d'ennui.
— Je n'ai pas envie d'avoir à surveiller les communications de la centaine de personnes qui sont réunies ici, Erik. Mais je peux me permettre, dans une situation extraordinaire, de faire confiance à un seul homme. Si c'est ce qui vous inquiète, croyez-moi, Charles Lynch ne parlera pas.
— Non. Ce qui m'inquiète, c'est sa disparition, Docteur Weldon.
— Eh bien vous voilà rassuré, alors : Charles n'a pas disparu, il est tout simplement retourné en France pour rejoindre sa fille, laquelle a de graves soucis. Je lui ai demandé de ne pas ébruiter les raisons de son départ, car je ne voudrais pas que chacun vienne me voir en m'expliquant que sa famille ou ses amis lui manquent… J'espère d'ailleurs que ce n'est pas votre intention, Erik ?
— Non.
— Tant mieux. Vous aviez d'autres questions ?
L'ingénieur se mordit les lèvres. Oui, bien sûr, il y avait encore mille choses dont il aurait aimé parler. Mais à présent qu'il était là, devant Weldon et ces quatre inconnus, il ne savait plus comment formuler tout cela. C'était bien plus compliqué que devant son épouse.
— Eh bien, oui…
— Nous vous écoutons.
— Comment dire ? Ce ne sont pas vraiment des questions mais plutôt… des questionnements.
— Allons bon ! Lesquels ?
Le jeune ingénieur croisa ses deux poings sur ses genoux, l'air embarrassé.
— C'est un peu difficile à expliquer… L'objet des recherches de la Summa Perfectionis est tout à fait passionnant, mais, voyez-vous, par moments, je suis un peu étonné par les formes…
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas… Quand je vous entends parler, comme vous venez de le faire à l'instant, de tous ces textes hermétiques… Disons que ce n'est pas trop mon domaine. Je suis un homme de science.
Le Docteur laissa échapper un rire aux accents paternalistes. Il se cala au fond de son fauteuil d'un air détendu, comme si la chose était bien moins grave qu'il ne l'avait craint.
— C'est donc ça qui vous chagrine ? Vous n'êtes guère sensible à l'herméneutique ? Mais, enfin, c'est votre droit le plus légitime ! Chacun sa spécialité, Erik. Vous étudiez la matière, moi j'étudie les textes anciens. Mais au fond, vous et moi recherchons la même chose : la vérité.
— Certes… Mais… Comment dire ? Parfois, j'ai l'impression que la Summa Perfectionis n'est pas tout à fait la société scientifique que l'on m'avait présentée.
— Allons, allons, Erik… D'abord, je préfère l'expression « société savante », si cela ne vous dérange pas. Je veux nous considérer comme des savants plutôt que comme de simples scientifiques. Cela me semble plus complet, plus juste. Quoi qu'il en soit, vous êtes presque tous, ici, des hommes de science, vous le savez bien ! Il n'y a pas une seule personne dans le complexe qui ait à rougir de son pedigree, si je puis dire. Mais être un homme de science accompli ne signifie pas pour autant que l'on doive ignorer d'autres aspects de la connaissance que ceux pour lesquels on a été formé. Nous avons beaucoup à apprendre de l'étude des textes anciens. Il ne s'agit pas de les accepter comme tels, mais de les appréhender avec autant de rigueur que nous en avons dans notre laboratoire.
— Peut-être. Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi ce décorum un peu particulier que nous utilisons lors de nos symposiums… Tout ceci n'était pas apparu lors de nos premières réunions, et plus ça va, plus je me demande où j'ai mis les pieds. Par moments, j'ai un peu l'impression d'être… Ne le prenez pas mal, n'est-ce pas ? Mais j'ai un peu l'impression d'avoir intégré une sorte de secte.
Erik sentit la nervosité gagner ses voisins de droite et de gauche. Le Docteur, lui, restait parfaitement calme.
— Comme vous y allez ! dit-il en souriant. Comprenez que la Summa Perfectionis est une institution fort ancienne et que nous voulons respecter certaines de ses coutumes. Personne ne vous a jamais caché l'héritage de notre groupe, il me semble. C'est une société savante, certes, mais elle n'en reste pas moins une société traditionnelle. Alors bien sûr, ce « décorum » dont vous parlez peut sembler désuet aux observateurs modernes que nous sommes, mais c'est une façon de rendre hommage à ceux qui ont créé notre institution il y a plusieurs siècles et grâce à qui nous pouvons mener nos recherches aujourd'hui.
— Est-ce bien nécessaire ? Ne peut-on se soucier du fond sans se prêter à la forme ?
— Le respect de la tradition n'est peut-être pas, selon vous, une chose importante, mais il l'est pour certains d'entre nous. Si vous y réfléchissez bien, il en va ainsi pour beaucoup de sociétés qui existent encore de nos jours. Pensez-vous que nos coutumes soient plus étranges, par exemple, que celles de l'Académie française ? Si vous assistiez à l'une des réunions de ces vieux sages, avec leurs épées, leur costume vert et leurs nombreux décors, croyez-moi, vous constateriez que nos traditions à nous ne sont pas si farfelues que ça…
— Peut-être, concéda Erik. Simplement, je ne suis pas habitué à ce genre de mises en scène.
— Alors prenez-le comme une expérience scientifique, mon ami ! La découverte d'un univers qui jusqu'ici vous était inconnu… Refuseriez-vous d'entrer à l'Académie des Sciences sous prétexte que vous en trouveriez les coutumes étranges ?
— Sans doute pas.
— Eh bien il en va de même pour la Summa Perfectionis. Si cette société d'étude est longtemps restée confidentielle, elle a toutefois conservé une grande partie de ses rites et de ses usages au cours des siècles. Pensez qu'elle a été créée à une époque où chimie et alchimie se confondaient. Jusqu'au xviiie siècle – à vrai dire jusqu'à ce que le dictionnaire Lavoisier ne la condamne – l'alchimie était la première des sciences, celle dont se réclamaient Albert le Grand, Thomas d'Aquin, John Dee, Roger Bacon ou Isaac Newton lui-même. Pendant longtemps, les plus grands scientifiques ont émergé des milieux hermétiques… J'avoue que cela confère à notre institution certains côtés un peu singuliers. Mais nous ne pouvons renier cet héritage. En outre, je dois vous confier que cela n'est pas pour me déplaire. Je suis, pour ma part, assez traditionaliste.
L'ingénieur hocha la tête, sans grande conviction.
— Mon bon ami, je comprends parfaitement que vous vous sentiez un peu perdu, mais je peux vous rassurer. Nous sommes tous réunis ici autour d'une même cause : la recherche scientifique. Et croyez-moi, si la Summa Perfectionis vous étonne par ses coutumes héritées d'un autre temps, elle est néanmoins l'endroit idéal pour mener à bien les recherches que vous entreprenez. Vous avez à votre disposition plus de moyens que ne vous en donnerait n'importe quel laboratoire, public ou privé.
— Certes.
— Alors cessez de vous tracasser, mon cher. Considérez qu'en acceptant ces coutumes, vous vous inscrivez dans la lignée de scientifiques qui, depuis des siècles, ont eu l'honneur de travailler au sein de notre institution. Nous sommes heureux, nous, de vous compter parmi nous.
— Merci.
— Allons ! Je ne vous retiens pas plus longtemps. Votre épouse doit vous attendre. Je vous remercie d'être venu vous ouvrir à moi de la sorte. Revenez me voir dans une semaine. Vous me direz si vous vous sentez mieux parmi nous, entendu ?
Le Docteur se leva et s'avança vers l'ingénieur en lui tendant les bras. Erik Levin quitta son siège avec un sourire embarrassé.
— Je vous remercie. Je suis désolé de vous avoir dérangés…
— Au contraire. Vous avez bien fait, dit Weldon en lui donnant des tapes amicales sur l'épaule, vous avez bien fait mon ami. Je veux que tout le monde ici se sente à son aise.
Erik salua un à un les invités du Docteur et sortit du bureau. La secrétaire le raccompagna jusqu'au long couloir qui traversait tout le complexe souterrain.
Sur le chemin qui menait à ses quartiers, il serra les poings au fond de ses poches, les yeux rivés sur le sol gris. Malgré ses belles paroles, le Docteur ne l'avait pas vraiment rassuré. Mais il était trop tard, aujourd'hui, et Caroline, elle, n'éprouvait pas les mêmes inquiétudes. Il allait devoir apprendre à vivre avec le sentiment pénible d'avoir fait un mauvais choix.
Les cathédrales du vide
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