40.
Le jour commençait à décliner quand Ari frappa
contre la haute porte en fer du grand hangar, à l'est de Genève.
Iris avait tout organisé pour lui : elle lui avait réservé un
billet sur le premier train disponible et lui avait même commandé
un taxi à la gare. L'empressement qu'elle mettait à l'aider était
irréprochable. Peut-être était-ce une façon de se faire pardonner
de l'avoir un peu bousculé l'autre soir. Ou bien Ari avait-il
sous-estimé l'importance qu'Iris attachait à la résolution de cette
enquête.
Quand Mackenzie l'avait appelé, Antoine Monney
s'était d'abord montré assez désagréable : il avait affirmé
qu'il avait déjà tout dit à la police, et lui avait raccroché au
nez. Une demi-heure plus tard, contre toute attente, l'homme, qui
avait relevé son numéro, avait rappelé Mackenzie d'une cabine
téléphonique. « N'essayez plus de me joindre chez moi. Je suis
certain d'être sur écoute. Je pense savoir pourquoi ma femme a été
tuée ». Le peintre, exaspéré par l'inactivité de la police
suisse et se sentant menacé, avait proposé à Ari de le rencontrer
dans ce hangar sinistre, à l'est de Genève.
Il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir
découvrir à présent. Il n'arrivait pas encore à envisager un lien
entre ces meurtres et les carnets de Villard, et encore moins à
comprendre l'implication du Docteur dans tout cela.
Les carnets de Villard étaient certes liés au monde
souterrain, aux mythes de la Terre Creuse… Cela pouvait-il
expliquer que des géologues fussent mêlés à cet imbroglio ? Il
était beaucoup trop tôt pour le dire, mais il espérait que Monney
allait le mettre sur une piste plus concrète.
— Vous êtes Mackenzie ? demanda l'homme
après avoir fait légèrement coulisser la lourde porte.
Le visage du peintre apparut à la lumière du
lampadaire accroché sur la façade métallique. Il devait approcher
la soixantaine. Grand, costaud, il avait un charisme évident :
une sorte d'assurance paternelle émanait de sa personne. Le regard
bleu intense, les cheveux blancs frisés mi-longs, il portait une
longue veste en lin froissée, un pantalon ample et des sandales.
Ses cernes et sa barbe mal rasée laissaient deviner qu'il était à
bout de nerf, fatigué et surtout accablé par la mort de son
épouse.
— Oui. Je suis désolé d'arriver si tard…
— Cela n'a pas d'importance. Je vous suis
reconnaissant d'être venu jusqu'ici. Entrez vite.
Ari pénétra dans le hangar plongé dans la pénombre.
Antoine Monney referma aussitôt la porte dans un vacarme
assourdissant.
— C'est le dépôt d'un ami galeriste, expliqua
le peintre en le guidant vers le côté opposé. Je préférais éviter
qu'on se parle chez moi. Je suis surveillé. Je ne sais pas si ce
sont les flics ou bien les salauds qui ont tué ma femme, mais je
suis surveillé, c'est certain.
Il ouvrit une porte en verre qui donnait sur une
petite pièce, attenante à la salle principale.
— Asseyez-vous. Ce n'est pas très confortable,
mais on sera en sécurité, ici.
Mackenzie prit place sur l'un des vieux fauteuils
abandonnés au milieu d'un désordre indicible. Ce réduit devait
servir à la fois de salle d'archives et de bureau. Il y avait des
placards remplis de dossiers, un téléphone, quelques tableaux
emballés…
— Je suis désolé pour votre épouse.
Le peintre s'installa en face d'Ari.
— Je vous remercie. J'espère simplement que
nous pourrons retrouver ceux qui ont fait ça, dit-il en sortant un
paquet de cigarettes de sa veste. Vous fumez ?
— Avec plaisir. Vous me disiez au téléphone
que vous aviez des soupçons…
— Oui. Pas directement sur les criminels,
malheureusement, mais au moins sur leurs motifs.
— Je vous écoute.
— Pouvez-vous d'abord me dire dans quel cadre
vous enquêtez ?
Ari dut se creuser la tête. Il ne pouvait pas
évoquer les carnets de Villard de Honnecourt. D'abord parce que
c'eût été beaucoup trop long, ensuite parce que le peintre n'y
verrait certainement pas le lien avec la disparition de sa femme.
Il risquait de trouver ses propos farfelus et de ne pas le prendre
au sérieux.
— J'enquête sur la disparition de trois
géologues en France, dont l'un est mort exactement dans les mêmes
conditions que votre épouse et son collègue.
— Oui, oui, ça vous me l'avez dit au
téléphone. Mais dans quel cadre ? insista Antoine Monney. Il y
a une instruction de la police française ?
Ari poussa un soupir. Impossible de cacher la
vérité, c'était trop risqué.
— Non. Je… Je vais être honnête avec vous,
monsieur Monney. Je travaille pour les services de renseignements.
Mon enquête n'est donc pas tout à fait officielle.
Elle ne l'était même pas du tout, et ce n'était pas
en tant qu'agent de la DCRI qu'il enquêtait, mais il ne voyait pas
l'intérêt de se montrer aussi précis.
Toutefois, en entendant « service de
renseignements », le peintre sembla encore plus rassuré que si
l'enquête avait émané de la police judiciaire. Sans doute parce que
cela confirmait l'importance du meurtre de son épouse. L'intérêt
que manifestaient les renseignements prouvait bien qu'il ne
s'agissait pas d'un homicide anodin.
— Entendu.
— Alors dites-moi ce qui, selon vous, aurait
pu motiver l'assassinat de votre épouse…
Le peintre tira une longue bouffée sur sa
cigarette, puis il resta un moment sans parler, comme s'il hésitait
à confier ce qu'il avait sur le cœur.
— Ma femme travaillait sur une enquête que lui
avait commandée l'ONU. À l'origine, cela devait être un simple
rapport sur les tensions politiques actuelles dans la région du
Kivu, en République Démocratique du Congo. Au final, elle a mis au
jour quelque chose… d'assez énorme et inattendu. Et je crois que
c'est à cause de ses découvertes qu'elle a été assassinée. On a
voulu l'empêcher de transmettre son rapport.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— Le jour où ils l'ont tuée, elle venait tout
juste de terminer de rédiger son document. Elle voulait le relire
une dernière fois avant de l'envoyer. Ça ne peut pas être une
coïncidence. Et puis surtout, son collègue Stéphane Drouin était la
seule et unique personne au courant de ses trouvailles. Ils l'ont
assassiné lui aussi, c'est évident.
— Je vois. Et vous ? Vous savez ce
qu'elle avait découvert ? Elle vous l'avait dit ?
— Non. Je serais sans doute mort aujourd'hui,
si c'était le cas.
— Et son rapport ? Elle l'avait tapé sur
ordinateur, je suppose… Il doit bien y en avoir des traces quelque
part ?
— Non. Je pense qu'elle en avait une copie sur
elle et que son meurtrier a dû la lui voler. Quand je suis allé
récupérer ses affaires à son bureau, j'ai fouillé dans
l'ordinateur. Je n'ai rien trouvé. Stéphane est mort en sortant du
bureau, justement. Quelque chose me dit qu'il était venu récupérer
le dossier… Ce qui explique peut-être qu'il n'y soit plus.
— Vous dites que son meurtrier lui aurait pris
le rapport… Mais elle n'a pas été directement agressée, elle a
succombé à une crise cardiaque.
— Provoquée par un agent neurotoxique, oui. Il
devait bien y avoir quelqu'un pour l'exposer à cet agent
neurotoxique, non ?
— La police vous a dit comment elle avait été
exposée ?
— Non. Ils ne me disent presque rien. J'espère
qu'ils prennent l'enquête au sérieux. Peut-être l'affaire est-elle
ralentie à cause des liens avec l'ONU…
Ari hocha lentement la tête.
Comme ils enchaînaient les cigarettes, la petite
pièce commençait à être enfumée, ce qui lui donnait un air de salle
de rédaction d'un quotidien des années 1950.
— Vous n'avez pas la moindre idée de ce sur
quoi portait sa découverte ? demanda Ari en prenant des notes
sur son carnet Moleskine.
— Pas directement, non. Mais j'ai deux pistes.
Je ne sais pas ce qu'elles valent…
— Je vous écoute.
— D'abord, je sais qu'elle effectuait des
recherches sur le Coltan.
— Le quoi ?
— Le Coltan. C'est une matière première
précieuse qui se trouve en République Démocratique du Congo. Ne
m'en demandez pas plus, c'est tout ce que je sais.
— D'accord, dit Ari en entourant le mot
plusieurs fois sur la page qu'il venait de remplir.
— Ensuite, je sais aussi qu'elle s'intéressait
à l'International Nature Fund. Ou
l'INF, si vous préférez.
— L'ONG de protection de la nature ?
demanda Ari en fronçant les sourcils.
— Oui. Ça peut paraître bizarre… Mais c'est
tout ce que je sais, et je ne pourrais pas vous dire en quoi les
deux sont liés. Simplement, un soir elle est rentrée avec de la
documentation à la maison et j'ai jeté un coup d'œil par-dessus son
épaule. Elle s'est énervée, m'a dit qu'il ne fallait pas que je
regarde ce qu'elle faisait, que c'était ultraconfidentiel, pour son
travail… Je lui en ai voulu de ne pas me faire confiance. En
réalité, elle voulait probablement me protéger.
— Sans doute. Vous croyez que son collègue,
Stéphane Drouin, aurait pu, lui, parler de leur découverte à
quelqu'un d'autre ?
Le peintre secoua la tête d'un air
catégorique.
— Si Sandrine lui faisait confiance, c'est
qu'il en était digne. Je pense qu'ils ont gardé cela pour eux. Ils
avaient une grande complicité. Sandrine le considérait presque
comme son petit frère.
Ari poussa un soupir.
— Je vois. Il doit bien y avoir quelque part
une copie de ce dossier.
— J'en doute fort. Sandrine prenait des
précautions immenses. Elle n'aurait pas multiplié les copies.
Mackenzie éteignit sa cigarette dans le cendrier
posé à côté d'eux et inspecta ses notes, l'air pensif.
— Bien, conclut-il après un long silence. Je…
Je vous remercie. Même si je ne peux pas retrouver son rapport, ce
que vous venez de me dire me donne en tout cas quelques pistes. Je
ne veux pas vous ennuyer plus longtemps. Si j'ai d'autres
questions, comment puis-je vous joindre ?
Le peintre lui nota un numéro sur son carnet.
— Laissez-moi un message ici. Je viendrai
consulter le répondeur tous les jours. Vous me tiendrez au courant
si vous trouvez quelque chose, n'est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Vous voulez que je vous dépose quelque
part ?
— Non, j'ai demandé au taxi de m'attendre, je
vous remercie.
Ari se leva et adressa un regard compatissant au
peintre. Les deux hommes se saluèrent et Mackenzie se hâta de
sortir. Il se dirigea hors de la zone industrielle et entra dans le
taxi. Il donna l'adresse de son hôtel au chauffeur et composa un
numéro sur son téléphone.
— Allô, Iris ? C'est Ari.
— Du neuf ?
— Je ne sais pas encore. J'ai besoin de ton
aide. Tu es toujours à Levallois ?
— Oui.
— Bien. Je rentre à mon hôtel, je pense que je
vais devoir rester ici un jour de plus. Est-ce que tu as le temps
de faire deux notes de synthèse pour moi, que je puisse les lire ce
soir à mon hôtel ?
— Tu veux dire que tu vas te débrouiller pour
consulter tes mails tout seul dans le business
center ? répliqua sa collègue d'un ton moqueur.
— Eh oui… On aura tout vu hein ?
— De quoi as-tu besoin ?
— Deux topos. L'un sur l'INF…
— L'organisation de défense de la
nature ?
— Oui. Et l'autre sur le Coltan. C'est une
matière première qu'on trouve en République Démocratique du
Congo.
— C'est noté. J'essaie de t'envoyer ça d'ici
une heure. Sois prudent.
Ari raccrocha et colla sa tête contre la vitre du
taxi pour regarder, au dehors, défiler les façades immaculées de la
ville helvète. Il se demandait où ces dernières révélations
allaient le mener.