83.
— Les choses seraient plus faciles si nous
étions en mission officielle, soupira Krysztov alors qu'ils
sortaient du grand bâtiment.
La matinée était déjà bien engagée et il faisait
une chaleur étouffante dans les rues de la ville équatorienne. Le
soleil resplendissait dans un ciel bleu que seule la lointaine
fumée du volcan Sangay venait ternir. Macas était une agglomération
tranquille, de taille moyenne, beaucoup moins développée que Quito
et encore épargnée par le tourisme. Ses grandes avenues
perpendiculaires, ses maisons basses faisaient penser à une petite
ville des États-Unis, en plus colorée. Les costumes traditionnels
égayaient les trottoirs de leurs teintes vives et variées.
Personne n'avait été en mesure de leur indiquer
comment obtenir la liste complète des permis de construire délivrés
dans la province de Morona-Santiago au cours des dernières années.
Visiblement, il n'y avait pas de fichier centralisé et l'employé de
la mairie de Macas les avait pris pour des illuminés. Ils avaient
préféré ne pas trop se faire remarquer et n'avaient pas
insisté.
— Ça va être plus difficile que je ne le
pensais, soupira Iris.
La mine grave, ils marchèrent en direction de leur
voiture, garée un peu plus loin. Ils étaient certains de ne plus
être qu'à quelques kilomètres seulement du lieu qu'ils cherchaient,
mais ils craignaient maintenant de ne plus avoir de piste et de se
retrouver bloqués ici. Si près du but et si près, sans doute, du
jeune frère d'Iris.
Le téléphone d'Ari se mit à vibrer. Il regarda le
petit écran : c'était un indicatif français. Ici, le nom de
l'appelant ne s'affichait pas, mais il reconnut sans peine le
numéro de Marie Lynch. Il décida de ne pas répondre et enfouit le
téléphone dans sa poche. Au fond, il ne lui en voulait pas
vraiment, mais pendant quelques jours encore il avait bien
l'intention de la laisser culpabiliser encore quelques jours.
— Bon, on fait quoi maintenant ? demanda
Krysztov. Il y a sûrement un autre moyen que le cadastre et les
permis de construire, non ?
— Il y a forcément un bureau de l'INF quelque
part, suggéra Mackenzie. L'ONG a fait l'acquisition de toute une
partie de la forêt équatorienne, ils ont obligatoirement une
antenne dans le coin.
— Oui, il y en a une ici même, à Macas. Mais
je nous vois mal débarquer là-bas.
— Et pourquoi pas ? Si on y allait au
bluff ? proposa le Polonais. On rentre, on leur demande où est
le centre de la Summa Perfectionis,
l'air de rien…
— Vachement discret ! riposta Ari en
souriant. Si ça se trouve, tous les employés de l'INF ont des
portraits de nous avec marqué « Wanted » en dessous.
— Eh bien on n'a qu'à y aller la nuit !
Ça nous occupera. Je commence à m'ennuyer ferme.
Ari se tourna vers Iris d'un air
interrogateur.
— C'est risqué, mais pourquoi pas ? Si on
n'obtient rien cet après-midi du côté des entreprises de bâtiment,
on peut toujours essayer ça, ce soir. Ça nous rappellera le bon
temps.
Ils entrèrent dans la voiture et, au même moment,
le téléphone d'Ari se mit à vibrer de nouveau. Il poussa un soupir
et regarda le petit écran. Il avait reçu un texto.
« Appelle-moi d'urgence. J'ai des nouvelles.
Mon père est mort. Marie ».
Mackenzie écarquilla les yeux.
— Merde !
Les deux autres l'avisèrent d'un air inquiet.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Il ne répondit pas tout de suite, concentré sur
l'information qu'il venait de recevoir. Était-ce un piège ?
Non. Marie n'était pas sournoise à ce point. La pauvre ne mentait
sûrement pas. Mais alors la nouvelle était terrible. Il s'en voulut
de ne pas avoir décroché la première fois.
— Charles Lynch est mort, annonça-t-il
finalement. Visiblement, sa fille a eu des infos.
Il inspira profondément et composa le numéro de
Marie. La jeune femme répondit aussitôt. Bien qu'elle fît un effort
pour les dissimuler, Ari devina les sanglots dans sa voix.
— Je… Je suis désolé, Marie.
— Merci, balbutia-t-elle.
— Comment as-tu appris ?
— C'est un couple. Ils m'ont appelée.
Caroline, elle s'appelle, la femme. Ils étaient dans le centre avec
mon père. Tu sais. Le centre de la Summa
Perfectionis…
Visiblement sous le choc, elle parlait à toute
vitesse, de façon confuse, en hachant ses mots. Ari n'osa pas
l'interrompre.
— Ils se sont échappés. Je n'ai pas tout
compris. Je crois qu'ils sont blessés. Mais ils ont réussi à sortir
du centre où était mon père. On dirait qu'ils étaient prisonniers.
Et papa serait mort en fuyant. Et maintenant ils sont dans un petit
village en Équateur, mais papa est mort… Où es-tu, Ari ? Je
sais que tu n'es pas en Mongolie. Je sais que tu es au courant pour
le SitCen. Je suis désolée… Ils m'ont appelée. Ils m'ont insultée,
ces connards. Tu es où ?
L'analyste se racla la gorge. Inutile de mentir, à
présent.
— Je suis en Équateur, Marie.
— Mais… Mais comment ? Tu savais que papa
était là-bas ?
— Je l'ai appris juste avant de partir.
Les pleurs de la jeune femme redoublèrent à l'autre
bout du fil.
— Je suis désolée pour le SitCen,
répéta-t-elle. Je m'en veux tellement de t'avoir trahi ! Ils
m'ont fait du chantage, tu sais. C'est pour ça que je t'appelle,
maintenant. Pour te donner l'information à toi. Pas à eux. Pour que
tu me pardonnes…
— Tu as bien fait, Marie. Merci. Mais dis-moi,
ces gens qui t'ont appelée depuis l'Équateur, ils t'ont donné un
numéro de téléphone pour les joindre ?
Marie s'efforça de reprendre son souffle. Elle
resta muette un instant, puis elle répondit enfin :
— Oui.