04.
Charles Lynch courait depuis plusieurs minutes déjà
quand sa vue, soudain, se troubla. La forêt, tout autour de lui,
parut se dédoubler un instant. Le souffle court, les muscles
engourdis, il s'arrêta et, courbé en deux, s'appuya sur le tronc
rugueux d'un arbre immense.
Lentement, il retrouva une respiration plus
régulière. Il se redressa et regarda en arrière. L'improbable
cathédrale avait disparu depuis longtemps derrière le rideau opaque
de la jungle. Les gardes avaient perdu sa trace. En tout cas, il ne
les avait pas vus ni entendus depuis qu'il avait quitté l'édifice.
Mais était-ce une raison pour se réjouir ? Après tout, que
pouvait-il espérer, maintenant ?
Il n'avait pas la moindre idée de l'endroit exact
où il se trouvait. En forêt amazonienne, certes, mais où ?
Près du pacifique, sans doute. Pérou ? Équateur ?
Colombie ? Quoi qu'il en fût, à en juger par la densité de la
végétation, les chances de tomber sur une ville ou même un village
à proximité étaient faibles. Et surtout, combien de temps
pourrait-il continuer sans eau, sans nourriture ? Éreinté par
sa fuite, il éprouvait déjà de nombreux signes de faiblesse.
Pourtant, il n'avait pas le droit d'abandonner.
C'eût été trop stupide. À présent qu'il était parvenu à fuir, il
devait trouver un moyen de prévenir quelqu'un. Les autorités en
France. Ou au moins sa fille.
Il plongea une main dans la poche de sa veste et en
extirpa son portefeuille en cuir. Les doigts tremblants, il saisit
une photo froissée où on la voyait, si belle, posant devant le
photographe avec un sourire de femme. Où était-elle à cet
instant ? Le cherchait-elle ? S'était-elle inquiétée de
sa disparition ?
La gorge nouée, il remit le cliché de sa fille en
place, rangea le portefeuille et reprit sa route. Il avança,
incertain, dans l'enchevêtrement des plantes. Mais après quelques
pas à peine, sa tête se remit à tourner et il sentit le sol
vaciller sous ses pieds. Il perdit l'équilibre et s'écroula.
Péniblement, il se tourna sur le dos, les yeux
écarquillés. Il crut d'abord que c'était la fatigue, que ses
jambes, après une si longue course, ne pouvaient simplement plus le
porter. Mais rapidement, sa vue se troubla plus encore. La
végétation devant lui se confondit avec les petits bouts de ciel
qui apparaissaient au-delà des cimes tremblantes.
Il poussa un râle enragé. Que se passait-il ?
Ce ne pouvait pas être la fatigue. C'était autre chose. Quelque
chose de plus grave. Il ferma les yeux et les ouvrit à nouveau.
Rien n'y faisait. Sa vision ne cessait de s'empirer. Bientôt, le
flou devint hallucination. Le bruit des bêtes sauvages s'éleva dans
un écho indistinct. Il vit les lianes s'allonger, bouger, devenir
serpents. Des gouttes de sueur bouillantes perlèrent sur son front.
Au prix d'un effort surhumain, il releva la tête. Il vit alors ses
propres mains, serrées sur ses cuisses, qui semblaient se déformer,
ses doigts qui s'effilaient comme les griffes d'un rapace.
Il tenta de se remettre debout, mais ses jambes
refusèrent de bouger. Alors la panique le gagna.
Petit à petit, il sentit la paralysie gagner chaque
partie de son corps, ses bras, ses épaules, son torse, et remonter
progressivement vers son cœur. Sonores comme de grands coups de
gong, les pulsations s'espacèrent de plus en plus. Sa vue se
brouilla tellement que le monde au-dessus de lui ne fut soudain
plus qu'une palette de couleurs nuageuses.
Puis son muscle cardiaque s'arrêta de battre.
Totalement.
Alors que Charles Lynch rendait ses derniers
souffles, il vit se dessiner, dans un halo de lumière, les contours
du visage de sa fille. Ses grands yeux noirs. Son regard suppliant.
Les lèvres de la jeune femme se mirent à trembler, et il lui sembla
entendre sa voix. Des paroles confuses. Qu'il ne sut
déchiffrer.
Et puis, enfin, il mourut.