90.
La stupéfaction que j'eus en entrant dans le
château du futur duc de Berry fut, sans conteste, l'une des plus
profondes que la vie m'ait réservées.
Après m'avoir fait attendre quelques instants au
petit salon, l'un de ses valets me conduisit dans la grande salle
de réception. Là, perplexe, je tombai nez à nez avec le roi,
lequel, officiellement, était encore retenu prisonnier à Londres
par nos ennemis. Sa présence en France était déjà, en soi, une
surprise de taille – et sans doute un secret bien gardé. Mais
qu'il fût prêt à me rencontrer, dans les appartements de Jean de
Berry, était inouï.
S'il m'était arrivé de voir le souverain lors de
réceptions publiques, c'était en revanche la première fois que je
me retrouvais face à lui dans un cadre privé, et seul à seul de
surcroît. Bien que très au fait des bonnes manières et du protocole
qui s'imposaient dans ce genre de circonstances, je dois avouer
que, pendant un court moment, je fus incapable de me montrer à la
hauteur de l'événement. Pris au dépourvu, déconcerté, je balbutiai
quelques paroles incompréhensibles et effectuai une révérence
maladroite dont je rougis encore aujourd'hui.
Le roi essaya aussitôt de me mettre à l'aise. Il me
demanda de ne pas faire de façons et de lui parler simplement. Je
tentai de ne pas me laisser impressionner. Après tout, il n'était
pas censé être là…
Peut-être, cher lecteur, dois-je te rafraîchir la
mémoire au sujet de ce souverain car il est mort depuis fort
longtemps et je ne sais combien d'années passeront encore avant que
tu ne découvres mes écrits.
Jean II de France, que l'on appelait aussi Jean le
Bon, était le fils du roi Philippe VI et de Jeanne de Bourgogne. Il
avait dû, dans les débuts de son règne, en 1350, faire face à la
terrible peste noire, qui provoqua la mort de la moitié de la
population de notre pays et des pays voisins. En outre, il avait
été confronté à méfiance que le peuple manifestait alors à l'égard
de la couronne, aggravée par les défaites dans la guerre qui, déjà,
nous opposait à l'Angleterre. Enfin, il avait été exposé aux
intrigues de Charles de Navarre, autre prétendant à la
couronne.
C'est dans ce contexte que, dès 1355, les Anglais,
menés par Édouard III, s'étaient à nouveau engagés dans la guerre.
En septembre 1356, pendant la bataille de Poitiers, Jean le
Bon avait été battu par l'ennemi et fait prisonnier. Charles de
Navarre avait alors profité de l'occasion pour tenter de prendre le
pouvoir.
Comme il s'était battu avec courage, le roi en
captivité avait alors été perçu comme un héros, y compris par son
ennemi, Édouard III. Incarcéré à Bordeaux avec tous les honneurs,
il avait pu y organiser librement une cour et réagir, depuis sa
prison, aux manœuvres de Charles de Navarre. Pressé de retourner
sur le trône, Jean le Bon avait décidé de précipiter les
négociations, quitte à céder beaucoup de terrain aux Anglais.
Les pourparlers, à l'époque où je le rencontrai,
avaient donc lieu à Londres, où ses conditions d'incarcération
étaient plus royales encore.
Tu comprends à présent ma surprise de le voir en
France, à cet instant de l'histoire.
— Vous connaissez sans doute, monsieur Flamel,
ma situation, dit-il après m'avoir fait prendre place près de lui.
La France a grand besoin que je revienne sur son trône, et l'heure
est venue pour moi de prendre les mesures nécessaires. Pour me
libérer, Édouard III exige une rançon colossale que le trésor ne
peut couvrir. J'ai cherché tous les moyens possibles de réunir
cette somme, mais n'y suis point encore parvenu. Je crois,
toutefois, avoir trouvé la solution.
Ayant encore du mal à croire que c'était bien à
moi, simple écrivain, que le roi s'adressait, je parvenais
difficilement à me concentrer sur ses paroles.
— Voici ce que je dois faire : je dois
marier ma fille Isabelle à Jean Galéas Visconti.
Je hochai la tête, commençant à saisir. Le jeune
homme en question – j'avais eu l'occasion d'en entendre
parler – était le fils de Blanche de Savoie et de Galéas
Visconti, seigneur de Lombardie. Une famille fort riche. Il avait
alors neuf ans et Isabelle de Valois en avait douze.
— Le rang du jeune lombard étant insuffisant
pour prétendre entrer dans ma famille, il devra me verser une somme
conséquente, laquelle me permettra enfin de réunir le montant de la
rançon réclamée par les Anglais. Vous me suivez ?
— Absolument, majesté.
Ce genre de mariages d'intérêt était chose courante
au sein de la noblesse, et malgré le jeune âge des intéressés, je
ne voyais là rien d'étonnant.
— Je dois toutefois, pour convaincre le père,
faire quelques concessions de mon côté. J'ai promis d'ériger en
comté la ville de Vertus, en Champagne, afin que ma fille puisse
l'apporter en dot. Ainsi, Jean Galéas Visconti héritera du titre de
Comte de Vertus. Mais cela ne suffit pas. Je cherche à offrir à ce
lombard quelque présent significatif. Et pour cela, cher Nicolas
Flamel, que j'ai besoin de vous.
— Majesté, je suis votre serviteur, dis-je en
inclinant la tête.
J'avais deviné depuis un moment les raisons de ma
présence ici et, bien que je n'eusse pu le dire à haute voix, cela
me mettait fort en colère.
— On me dit que vous avez découvert un cristal
aux propriétés miraculeuses.
Je ne m'étais pas trompé.
— Je ne sais si l'on peut parler de miracle,
majesté, il faudrait l'avis du clergé, pour cela.
— Mais de prodige, certainement…
Je ne niai pas.
— Croyez-vous, mon très cher ami, que vous
puissiez m'en fournir quelque échantillon et me permettre, ainsi,
d'unir ma famille à celle des Visconti ?
À ce jour, je n'avais parlé de ma découverte qu'à
deux personnes. Dame Pernelle et le duc de Berry. Je ne saurais
dire pourquoi exactement, mais mon intuition m'avait laissé penser
que la chose devait rester aussi secrète que possible. L'idée
d'agrandir encore le cercle des initiés ne m'enchantait guère et la
trahison du duc, qui avait promis de ne jamais ébruiter la chose,
me heurtait. Toutefois, il s'agissait du roi de France. Le plus
grand souverain de toute la chrétienté. Avais-je vraiment le
choix ?
— J'en serais enchanté, mentis-je, résigné. Je
dois toutefois vous prévenir, majesté, que je n'en possède qu'une
petite quantité.
— Allons, Flamel, je suis certain qu'un seul
échantillon saura satisfaire notre italien. Je saurai, en retour,
me montrer reconnaissant.
En vérité, je n'étais pas intéressé par la moindre
récompense matérielle. Mon souci, à cet instant, était bien
différent. J'hésitai à m'en ouvrir au roi. Rassemblant mon courage,
je me décidai toutefois :
— Puis-je vous demander, votre altesse, une
seule faveur ?
— Ce que vous voudrez.
— Quand vous offrirez le cristal à Visconti,
ne lui confiez pas sa provenance. Ne lui dites pas que vous l'avez
obtenu de moi. Je ne voudrais pas devenir la cible des centaines de
curieux qui, inévitablement, chercheront à trouver la source…
— Cela va de soi, Flamel. Je n'en dirai rien.
Le mystère, de surcroît, ne fera qu'agrandir sa valeur. C'est une
excellente idée.
Et il en fut ainsi.