06.
Paris, le 21 mars
1417
Je m'appelle Nicolas Flamel
et, toute ma vie, j'ai été libraire et écrivain.
Tu as peut-être, cher lecteur,
entendu parler de moi : on a raconté tant de choses à mon
sujet ! Alors qu'elle se termine à peine, mon existence est
déjà l'objet d'une extraordinaire légende que l'on murmure dans les
rues de Paris.
Tu ne vois pas ?
Permets-moi alors de te dépeindre, dans les grandes lignes, cette
histoire que l'on raconte sur moi.
Tout commence une nuit du
printemps de l'année 1358. J'ai à peine vingt ans et possède une
modeste échoppe située contre le flanc nord de l'église
Saint-Jacques-de-la-Boucherie, au beau milieu de la rue des
écrivains, et pour laquelle je paye deux sols parisis au Roi et
deux autres encore à l'œuvre de Saint-Jacques. Je suis maître à
écrire. Les habitants de la grande ville viennent me voir pour que
je copie ou rédige actes, testaments et lettres diverses. Une vie
ordinaire, en somme. Or cette nuit-là, donc, je fais un songe
singulier.
Un ange m'apparaît dans mon
sommeil qui tient dans ses mains un livre somptueux, couvert de
cuir ouvragé. Le manuscrit, tel que je le vois, présente sur sa
première feuille une dédicace : Abraham, Juif, prince, prêtre,
lévite, astrologue et philosophe, à la nation des Juifs que
l'ire de Dieu a dispersés dans les Gaules,
salut !
L'ange, tout entier de divine
splendeur, s'adresse à moi et me tient ce discours :
« Flamel ! Vois ce livre auquel tu ne comprends
rien : pour bien d'autres que toi, il resterait
inintelligible ; mais tu y verras un jour ce que tout autre ne
pourrait voir ». Ebloui, je tends les mains pour saisir
l'ouvrage, mais aussitôt l'ange disparaît et une poussière d'or
virevolte et scintille à l'endroit où il était encore l'instant
d'avant.
Troublé par ce rêve, je
reprends toutefois le cours de ma vie d'artisan quand, quelques
jours plus tard, je trouve par hasard, dans une boutique voisine,
un livre en tous points identique, long de vingt et un feuillets,
et qui commence lui aussi par cette curieuse adresse d'Abraham le
Juif. La couverture de cuir est gravée des mêmes hiéroglyphes et
allégories qui me sont apparus en rêve : trois mains, dont une
noire, qui s'étreignent, un bœuf entouré de deux anges prosternés
devant la croix et, ici et là, des caractères hébraïques, arabes et
grecs.
Ayant fait – pour la
somme de deux florins – l'acquisition du précieux manuscrit,
lequel traite de la transmutation métallique que l'on appelle
alchimie, je n'aurai de cesse alors d'en saisir le sens occulte.
Pendant vingt et une longues années je tente, en vain, de décrypter
textes et figures. Je rencontre les plus grands hermétistes de la
place de Paris, mais aucun ne me met sur la bonne voie. Au
contraire, tous me perdent dans leurs obscures
interprétations.
Las, je me résous, après tout
ce temps, à trouver un maître initié aux mystères de la kabbale.
Les Juifs ayant été chassés hors de France, pour les raisons que
l'on connaît, il me faut partir pour l'Espagne, en secret. Tout
commerce avec les Juifs étant proscrit, je prends le prétexte d'un
pèlerinage à Compostelle et annonce à qui veut l'entendre que je
m'en vais prier aux pieds du tombeau de saint Jacques le Majeur, en
la crypte de la cathédrale de Santiago de Compostela.
Préférant ne pas emporter avec
moi le manuscrit tout entier, et de peur de me faire prendre, j'en
retire les sept premiers feuillets que je couds à l'intérieur de
mes vêtements et voilà que je pars à travers les splendides terres
rouges du Languedoc jusqu'au-delà des Pyrénées, parmi les pèlerins,
portant coquille, bourdon, besace et chapeau à larges
bords.
Après moult aventures sur le
chemin de saint Jacques, ayant bravé les intempéries et une attaque
de brigands coquillards, j'arrive dans la ville de León. Là, je
rencontre dans une auberge un marchand de Bologne qui me dit
connaître un dénommé Sanchez, médecin juif, réputé le plus grand
kabbaliste et le plus sage hermétiste de toute l'Espagne. C'est
l'homme qu'il me faut.
Ainsi, je rencontre le maître,
et il est si troublé par les feuillets de mon livre qu'il insiste
pour venir à Paris avec moi afin de m'aider à décrypter l'ensemble.
Sa détermination est telle qu'il accepte même de se convertir à
notre religion afin de pouvoir entrer au royaume de France, dont il
est banni.
Nous voici donc sur la route
et Sanchez, comme nous marchons, me livre lentement son
enseignement. Chaque jour j'en apprends davantage sur les mystères
du savoir juif et les dessins du livre d'Abraham
s'éclaircissent.
Malheureusement, fort malade,
Sanchez meurt à Orléans avant que je lui aie montré l'ouvrage dans
son intégralité. Après avoir longtemps prié et pleuré, je fais
inhumer mon maître en l'église de Sainte-Croix et rentre seul à
Paris.
Néanmoins, fort de
l'enseignement de Sanchez, il me faudra trois nouvelles années
d'étude pour, enfin, comprendre le sens caché du
livre.
Ainsi, le 17 janvier de
l'an 1382, je réussis ma première projection : c'est l'œuvre
au blanc.
Et le 21 avril de la même
année, l'œuvre au rouge : je parviens à transformer le métal
grossier en l'or le plus pur qui soit.
Partout, la rumeur se répand.
Devenu maître alchimiste, je fais fortune et deviens propriétaire
de nombreuses maisons, à Paris, mais aussi à Neuilly, Nanterre, la
Villette, Aubervilliers. Je fais ériger des arcades au cimetière
des Innocents, dont les fresques sont autant d'allégories du Grand
Œuvre… À peine ai-je atteint l'âge extraordinaire de 78 ans que
déjà on murmure que j'ai en sus résolu par mon livre l'énigme de la
vie éternelle. D'aucuns tentent de m'arracher mon secret, mais nul
ne l'obtiendra de moi, si ce n'est dame Pernelle, mon épouse, qui
l'a emporté fidèlement dans la tombe, il y a près de vingt
ans.
Voilà, cher lecteur, la
version la plus répandue de l'histoire que l'on raconte de moi.
J'espère, pour le moins, qu'elle t'aura un peu émerveillé car, je
dois l'admettre, elle est réellement fabuleuse.
Pourtant je crois que tu riras
fort, comme je ris maintenant, quand je te dirai la vérité. Car
vois-tu, ami, tout ce que je viens de te rapporter est faux.
Diablement faux.
De toute ma vie, je n'ai
jamais mis les pieds en Espagne. Jamais je n'ai vu ce mystérieux
livre d'Abraham le Juif et, pour tout dire, je pense même qu'il
n'existe pas. Jamais, enfin, je n'ai été intéressé, de près ou de
loin, par la transmutation des métaux, qui est affaire d'alchimiste
et non d'écrivain…
Vois-tu, à présent, pourquoi
je ris ?
Oh, bien sûr, je n'ai pas
toujours trouvé ces légendes amusantes. La jalousie, la suspicion
et l'envie de mes contemporains ont gâché les dernières années de
mon existence et ne sont peut-être pas étrangères au décès
prématuré de Pernelle, que ces rumeurs contrariaient encore plus
que moi.
Mais à présent je suis vieux
et, n'ayant malheureusement jamais trouvé le secret de la vie
éternelle, je m'en vais mourir comme tout un chacun, et demain
peut-être.
Alors, si tu le veux bien,
avant qu'il ne soit trop tard, laisse-moi te conter mon histoire,
telle qu'elle s'est réellement passée. Et s'il n'y est pas vraiment
question de transmutation des métaux ou de mystérieux maître juif,
ait confiance, elle n'en est pas moins extraordinaire…