36.
Mackenzie arriva vers midi sur la place qui terminait la rue des Tournelles, en face du Passe-Muraille. Il s'appuya contre une porte cochère en retrait et poussa un soupir en regardant, de l'autre côté de la petite esplanade, la façade verte de la librairie.
Il n'était pas venu ici depuis plusieurs semaines. À vrai dire il se l'interdisait, parce qu'il savait qu'il n'en tirait jamais rien de bon. Et il savait que cette fois-ci ne serait pas une exception. Mais il avait ressenti, plus intensément que les autres jours peut-être, le besoin de la voir.
Le soleil d'août envahissait tout l'espace, éclatant, écrasant, et faisait froncer les sourcils, baisser la tête aux passants sans lunettes. La Bastille, resplendissante, accueillait à bras ouverts les touristes estivaux. Les fenêtres des immeubles renvoyaient les scintillements éblouissants de l'astre au zénith. Il faisait chaud et lourd. Tout était ouvert, animé, bruyant et coloré. Mais l'attention d'Ari ne se consacrait qu'à un seul lieu. Une porte.
Il ne fallut pas longtemps pour que Lola apparaisse sur le seuil de la librairie. Ari, instantanément, sentit sa gorge se nouer et un frisson parcourir son échine. Il serra les poings et la regarda disposer quelques cartes postales sur un présentoir.
Dans un jean clair et un haut turquoise qui laissait apparaître son petit ventre musclé, elle était aussi belle qu'elle l'avait toujours été. Évidemment. Évidemment.
De là où il était, il ne pouvait voir les détails de son visage, mais il les connaissait par cœur et son imagination les répertoria un à un. Ses mains avaient si souvent effleuré les contours de son corps nu, allongé près du sien, qu'il aurait pu la peindre, la sculpter les yeux fermés. Son nez mutin, ses fossettes de gamine qui lui offraient de si beaux sourires, sa bouche fine dont il sentait encore le goût sur ses lèvres, ses grands yeux bleus qui dévoraient le monde, le piercing sur sa langue avec lequel elle jouait sans cesse, les douces vagues de sa chevelure brune où ses doigts s'étaient si souvent égarés, ses petits seins fermes et doux, ses hanches fines… Il lui sembla sentir le parfum capturé dans la boîte que Lola lui avait offerte. Il lui sembla même entendre sa belle voix cassée.
— Quel con, se murmura-t-il à lui-même.
Il serra la mâchoire. Venir ici était l'idée la plus stupide, la plus absurde qui fût. Et la plus destructrice, aussi. À quoi bon agiter devant ses yeux l'objet d'un désir que plus rien ne pourrait jamais satisfaire ?
Il était sur le point de repartir quand son regard s'arrêta à nouveau sur le visage de Lola.
Quelque chose clochait. Un détail. Il plissa les yeux comme pour mieux voir à cette distance. Puis il comprit soudain : elle ne portait pas ses lunettes. Ces longues lunettes rectangulaires qui lui donnaient un petit air coquin.
Elle ne peut pas les avoir oubliées.
Au même instant, il lui sembla que la jeune femme le regardait à son tour. Il eut le réflexe de faire un pas en arrière et de se plaquer contre la lourde porte cochère derrière lui. Il laissa passer quelques secondes, puis partit en sens inverse sans pouvoir s'empêcher de se trouver complètement ridicule.
Il détestait ce sentiment de pitié qu'il éprouvait pour lui-même, dans ces moments-là. Il détestait reconnaître en lui cette faiblesse, cette vulnérabilité qu'il trouvait grotesque chez autrui. Il se demandait surtout si cette blessure, un jour, accepterait enfin de se refermer. Et il savait qu'en réalité ce ne serait jamais le cas. Certes, il apprendrait à mieux vivre avec cette douleur, à l'apprivoiser. Mais elle n'aurait pas disparu pour autant. Tout le monde ne cicatrise pas à la même vitesse. Il est même des hommes qui ne cicatrisent jamais, qui accumulent les plaies au cours de leur existence, les unes après les autres, et finissent leurs jours l'âme à vif. Mackenzie était de ceux-là. De ceux qui vivent dans un éternel et grandissant regret.
Il cacha ses yeux derrière une paire de lunettes noires et monta, deux rues plus loin, dans son cabriolet anglais. Il engagea la vieille décapotable verte dans la rue Saint-Antoine et alluma son poste de radio. Les haut-parleurs un peu trop aigus crachèrent un solo endiablé de Jimmy Page, porté par les battements déchaînés de John Bonham. Ari serra les mains sur le volant et profita de ce que la rue était déserte pour taquiner son accélérateur. Comme si le vent qui s'engouffrait dans l'habitacle de tous les côtés avait pu emporter avec lui les pensées sombres qui le taraudaient.
Il avait promis à Krysztov de le rejoindre au plus vite chez lui. La veille, le Polonais avait visiblement passé un mauvais quart d'heure avec de nouveaux cambrioleurs. Les choses s'accéléraient, et il était temps de penser à un plan.
Ari entreprit de faire le point dans sa tête. C'était le meilleur moyen de ne pas penser à Lola. Ou de se faire croire à lui-même qu'il n'y pensait pas.
Il retraça l'historique des faits. Les faits et rien d'autre.
D'abord, l'agent du SitCen était venu le voir au Sancerre et avait évoqué l'affaire des carnets de Villard. Ensuite, quelqu'un avait fouillé les trois appartements, a priori sur ordre du Docteur, à en juger par la note retrouvée chez celui-ci. En remontant la piste de ce mystérieux personnage, Ari avait découvert un dossier qui réunissait plusieurs documents en rapport avec cette affaire. Ce dossier avait été intitulé « Summa Perfectionis, P. Rubedo » et un dessin du glyphe de John Dee ornait la couverture. C'est alors qu'était apparue Marie Lynch, dont la venue chez Weldon, exactement au même moment que Mackenzie, restait une coïncidence troublante qu'il ne devait pas négliger. Elle lui avait appris que son père, Charles Lynch, chercheur en géologie, avait disparu le jour où il avait rendez-vous avec Weldon. Iris avait alors découvert que deux hommes qui exerçaient le même métier que Lynch avaient eux aussi disparu : Franck Alamercery et Louis Nebati. Puis, deux cambrioleurs avaient à nouveau fait irruption chez Krysztov, sans doute parce qu'ils avaient repéré le coffre-fort la première fois sans avoir pu l'ouvrir. Heureusement, Krysztov avait préalablement changé les documents de place.
Tels étaient les faits. Que pouvait-il en déduire, pour le moment ? Selon le principe du rasoir d'Ockham, il tenta d'élaborer un premier scénario, le plus prudent possible : le Docteur recherchait activement ce qu'Ari et ses amis avaient trouvé dans le puits, parce qu'il pensait que cela lui révélerait quelque chose d'important. Cette chose était probablement liée aux mystères de l'alchimie (table d'émeraude, glyphe, summa perfectionis…) et de la Terre Creuse, mais avait aussi un rapport avec la géologie. Enfin, les services secrets européens étaient au courant de cette affaire et enquêtaient dessus, sans en avoir informé la France, vraisemblablement parce que le Docteur entretenait des liens étroits avec le ministère de l'Intérieur.
Deux questions se posaient donc à présent : quelle était cette chose que le Docteur espérait obtenir grâce aux documents du puits, et où se trouvait ce sinistre personnage aujourd'hui ?
Ari se gara en bas de l'immeuble de Zalewski et s'arrêta sur le trottoir pour fumer une cigarette : le tabac était proscrit chez le Polonais, fumeur repenti.
Adossé à la grille d'un immeuble, Ari alluma une Chesterfield puis, en jetant un coup d'œil à son téléphone portable, il remarqua qu'il avait reçu un SMS. Il ouvrit sa boîte de réception et vit s'afficher le nom de Lola : Dolorès Azillanet. Irrésistiblement, les battements de son cœur s'accélérèrent.
Il lut le message. « Je t'ai vu, imbécile. Tu aurais pu venir dire bonjour au lieu de te planquer comme un gosse. J'espère que tu vas bien. Biz. »
L'analyste ne put s'empêcher de sourire. Comme un gosse. C'était bien ce qu'il devenait dès qu'il était question de Lola. D'une main, il pianota : « Qu'est-ce que tu as fait de tes lunettes ? »
Il tira plusieurs bouffées sur sa cigarette en vérifiant régulièrement l'écran de son téléphone. Après une minute à peine, la réponse arriva. « Je porte des lentilles maintenant. Tu le saurais, si tu venais prendre des nouvelles de temps en temps. »
Il hésita à envoyer un nouveau message. Quelque chose comme : « Ça te va bien ». Mais en le faisant, il acceptait d'entrer dans une conversation. Et il savait que ce n'était pas une bonne idée, car il se connaissait : Ari n'était pas capable de se contenter d'un peu de Lola. Il lui fallait beaucoup de Lola, ou rien.
Il rangea son téléphone et monta chez Krysztov.
Les cathédrales du vide
titlepage.xhtml
9782081221680_ident_1_1_split_000.html
9782081221680_ident_1_1_split_001.html
9782081221680_ident_1_1_split_002.html
9782081221680_ident_1_1_split_003.html
9782081221680_sommaire.html
9782081221680_part_1_2_1.html
9782081221680_chap_1_2_1_3.html
9782081221680_chap_1_2_1_4.html
9782081221680_chap_1_2_1_5.html
9782081221680_chap_1_2_1_6.html
9782081221680_chap_1_2_1_7.html
9782081221680_chap_1_2_1_8.html
9782081221680_chap_1_2_1_9.html
9782081221680_chap_1_2_1_10.html
9782081221680_chap_1_2_1_11.html
9782081221680_chap_1_2_1_12.html
9782081221680_chap_1_2_1_13.html
9782081221680_chap_1_2_1_14.html
9782081221680_chap_1_2_1_15.html
9782081221680_chap_1_2_1_16.html
9782081221680_chap_1_2_1_17.html
9782081221680_chap_1_2_1_18.html
9782081221680_chap_1_2_1_19.html
9782081221680_chap_1_2_1_20.html
9782081221680_chap_1_2_1_21.html
9782081221680_chap_1_2_1_22.html
9782081221680_chap_1_2_1_23.html
9782081221680_chap_1_2_1_24.html
9782081221680_chap_1_2_1_25.html
9782081221680_chap_1_2_1_26.html
9782081221680_chap_1_2_1_27.html
9782081221680_chap_1_2_1_28.html
9782081221680_chap_1_2_1_29.html
9782081221680_chap_1_2_1_30.html
9782081221680_chap_1_2_1_31.html
9782081221680_chap_1_2_1_32.html
9782081221680_chap_1_2_1_33.html
9782081221680_chap_1_2_1_34.html
9782081221680_chap_1_2_1_35.html
9782081221680_chap_1_2_1_36.html
9782081221680_chap_1_2_1_37.html
9782081221680_chap_1_2_1_38.html
9782081221680_chap_1_2_1_39.html
9782081221680_chap_1_2_1_40.html
9782081221680_part_1_2_2.html
9782081221680_chap_1_2_2_3.html
9782081221680_chap_1_2_2_4.html
9782081221680_chap_1_2_2_5.html
9782081221680_chap_1_2_2_6.html
9782081221680_chap_1_2_2_7.html
9782081221680_chap_1_2_2_8.html
9782081221680_chap_1_2_2_9.html
9782081221680_chap_1_2_2_10.html
9782081221680_chap_1_2_2_11.html
9782081221680_chap_1_2_2_12.html
9782081221680_chap_1_2_2_13.html
9782081221680_chap_1_2_2_14.html
9782081221680_chap_1_2_2_15.html
9782081221680_chap_1_2_2_16.html
9782081221680_chap_1_2_2_17.html
9782081221680_chap_1_2_2_18.html
9782081221680_chap_1_2_2_19.html
9782081221680_chap_1_2_2_20.html
9782081221680_chap_1_2_2_21.html
9782081221680_chap_1_2_2_22.html
9782081221680_chap_1_2_2_23.html
9782081221680_chap_1_2_2_24.html
9782081221680_chap_1_2_2_25.html
9782081221680_chap_1_2_2_26.html
9782081221680_chap_1_2_2_27.html
9782081221680_chap_1_2_2_28.html
9782081221680_chap_1_2_2_29.html
9782081221680_chap_1_2_2_30.html
9782081221680_chap_1_2_2_31.html
9782081221680_chap_1_2_2_32.html
9782081221680_chap_1_2_2_33.html
9782081221680_chap_1_2_2_34.html
9782081221680_chap_1_2_2_35.html
9782081221680_chap_1_2_2_36.html
9782081221680_chap_1_2_2_37.html
9782081221680_chap_1_2_2_38.html
9782081221680_chap_1_2_2_39.html
9782081221680_part_1_2_3.html
9782081221680_chap_1_2_3_3.html
9782081221680_chap_1_2_3_4.html
9782081221680_chap_1_2_3_5.html
9782081221680_chap_1_2_3_6.html
9782081221680_chap_1_2_3_7.html
9782081221680_chap_1_2_3_8.html
9782081221680_chap_1_2_3_9.html
9782081221680_chap_1_2_3_10.html
9782081221680_chap_1_2_3_11.html
9782081221680_chap_1_2_3_12.html
9782081221680_chap_1_2_3_13.html
9782081221680_chap_1_2_3_14.html
9782081221680_chap_1_2_3_15.html
9782081221680_chap_1_2_3_16.html
9782081221680_chap_1_2_3_17.html
9782081221680_chap_1_2_3_18.html
9782081221680_chap_1_2_3_19.html
9782081221680_chap_1_2_3_20.html
9782081221680_chap_1_2_3_21.html
9782081221680_chap_1_2_3_22.html
9782081221680_chap_1_2_3_23.html
9782081221680_chap_1_2_3_24.html
9782081221680_chap_1_2_3_25.html
9782081221680_chap_1_2_3_26.html
9782081221680_chap_1_2_3_27.html
9782081221680_chap_1_2_3_28.html
9782081221680_chap_1_2_3_29.html
9782081221680_chap_1_2_3_30.html
9782081221680_chap_1_2_3_31.html
9782081221680_chap_1_2_3_32.html
9782081221680_chap_1_2_3_33.html
9782081221680_chap_1_2_3_34.html
9782081221680_chap_1_2_3_35.html
9782081221680_chap_1_2_3_36.html
9782081221680_chap_1_2_3_37.html
9782081221680_chap_1_2_3_38.html
9782081221680_chap_1_2_3_39.html
9782081221680_part_1_2_4.html
9782081221680_chap_1_2_4_3.html
9782081221680_chap_1_2_4_4.html
9782081221680_chap_1_2_4_5.html
9782081221680_chap_1_2_4_6.html
9782081221680_chap_1_2_4_7.html
9782081221680_chap_1_2_4_8.html
9782081221680_appen_1_3.html