114.
En recevant l'appel de l'agent de sécurité, le SGA
comprit aussitôt que Vlaeminck avait découvert quelque chose, ou du
moins qu'il était sur une piste. Et cette fois, il se demanda s'il
allait pouvoir se couvrir. Il pensait pourtant avoir pris toutes
les précautions. Quelqu'un avait dû les trahir. Weldon ou Roberts,
indubitablement.
Il décrocha à nouveau son téléphone et composa le
numéro privé du ministre de l'Intérieur français.
La voix de son interlocuteur se fit sèche et
cinglante.
— Ce n'est pas le meilleur moment pour
m'appeler !
— Vlaeminck et Mackenzie sont au courant de
quelque chose.
Le Français poussa un long soupir à l'autre bout du
fil.
— Comment ça ?
— Ils sont ici. Ils viennent d'essayer de
consulter notre registre des entrées à la date du
15 juillet.
— Empêchez-les de fouiner !
— Que voulez-vous que je fasse ?
Le ministre marqua un temps de pause.
— Écoutez… Ils sont l'un et l'autre en dehors
de leur juridiction, après tout ! Mackenzie est censé être en
arrêt maladie et, de toute façon, il n'a rien à foutre dans vos
locaux, que je sache ! Quant à Vlaeminck, il n'était pas en
mission officielle. Prononcez une mise à pied pour Vlaeminck, avec
le motif d'une faute grave, moi je me charge de celle de Mackenzie
et, dans l'immédiat, interdisez-leur l'accès du bâtiment.
— Ce n'est pas si simple…
— Démerdez-vous, mon vieux ! Vous savez
ce qui est en jeu. Votre carrière et la mienne. Et ne m'appelez
plus sur ce numéro.
Le ministre raccrocha aussitôt.
Le SGA, dépité, frappa du poing sur la table. Il
allait devoir gérer le problème tout seul. Il se prit la tête entre
les mains, réfléchit un instant, puis il quitta son bureau d'un pas
rapide et déterminé.
D'abord, parer au plus urgent. C'était une course
contre la montre. Il se dirigea directement vers le poste de
sécurité du bâtiment Justus-Lipsius et demanda au chef de service
de bloquer le pass de Vlaeminck.
— Je lui enlève quoi ? Quel niveau de
sécurité ? demanda le jeune agent, quelque peu surpris par
cette requête inhabituelle.
— Tout ! Je vais faire ordonner une mise
à pied. Vlaeminck ne doit plus avoir accès à une seule pièce de
toute notre infrastructure, vous comprenez ?
— Entendu…
— Faites vite !
Le chef de la sécurité ouvrit l'application
appropriée sur un ordinateur et s'exécuta, l'air embarrassé.
Le SGA fit volte-face et se mit en route pour
l'aile nord du bâtiment, tout droit vers le bureau de Vlaeminck. Il
monta au deuxième étage et entra sans frapper. Personne à
l'intérieur. Il pesta. Puis il se dirigea vers l'ordinateur. Ce
qu'il vit sur l'écran lui glaça le sang.
C'était un arrêt sur image d'une séquence vidéo
filmée par une caméra de surveillance. Il n'eut aucune peine à
reconnaître la scène. Il s'agissait de l'enregistrement de la
fameuse réunion du 15 juillet, qui s'était tenue dans une
salle de conférence, à l'étage supérieur. On le voyait aux côtés du
ministre français, et face à eux, quatre représentants des pays de
l'OPEP.
Ils avaient profité de la présence de nombreuses
personnalités politiques, la veille, à la fête nationale française
pour mettre en place cette entrevue confidentielle au pied levé.
Quelques minutes plus tard, il le savait, cette réunion allait
déboucher sur un accord secret et parfaitement illégal. En échange
d'un bakchich conséquent, les deux Européens avaient accepté de
lâcher Weldon – qui, jusqu'alors, avait bénéficié de leur
protection discrète – et de tout faire pour que le projet
Rubedo capote, d'où l'investissement soudain du SitCen dans cette
affaire.
Effrayés par les conséquences économiques de la
découverte d'une nouvelle source d'énergie, les responsables de
l'OPEP, qui ne voulaient pas perdre l'avantage que leur conférait
le contrôle du pétrole, avaient décidé d'utiliser tous les moyens à
leur disposition pour empêcher Weldon ou qui que ce fût d'autre
d'exploiter ce minerai. L'argent avait suffi. Beaucoup
d'argent.
Le SGA tapota sur le clavier et ferma
l'application. Mais il savait que c'était un geste ridicule. Vain.
Il était sans doute déjà trop tard…
Des gouttes de sueur se mirent à perler sur son
front et il sentit un nœud se serrer dans son ventre. En quelques
minutes, sa vie venait de basculer et la sensation de chute,
d'écroulement était terrible. Tout son passé revenait à sa mémoire,
son parcours jusque-là sans faute, et puis cette stupide erreur,
fatale… Il aurait voulu réécrire l'histoire, la corriger. Mais on
ne réécrit jamais l'histoire. La liberté des hommes commence par
leur capacité à choisir chacun de leurs actes. Elle se termine par
l'impossibilité de les défaire.
Les idées défilèrent dans sa tête à une vitesse
folle. Fuir. C'était la seule solution. L'argent dormait sur un
compte offshore. S'il quittait la Belgique à temps, il avait une
chance de refaire sa vie ailleurs. C'était tout sauf l'avenir dont
il avait rêvé, mais c'était toujours mieux que les années de prison
dont il écoperait.
Le quinquagénaire se leva d'un bond et partit vers
la sortie. Il ne passerait même pas par son bureau chercher ses
affaires. Chaque seconde comptait.
Il descendit les marches quatre à quatre, le cœur
battant, l'angoisse lui dévorant l'estomac. Marchant de plus en
plus vite, il croisa de nombreux collègues sans même les regarder,
les bousculant parfois. Mais quand il arriva dans le grand hall, il
comprit, d'un seul coup d'œil, que c'était trop tard.
Mackenzie et Vlaeminck étaient là, côte à côte,
entourés de trois agents de sécurité. En l'apercevant au loin, ils
le désignèrent du doigt et il sut qu'il était inutile de lutter. Il
était perdu. Il pouvait dire adieu à sa carrière politique, adieu
au Conseil européen, adieu au bâtiment Justus-Lipsius. Les seuls
couloirs qu'il arpenterait maintenant seraient ceux d'une prison.
Et pour de longues années.