30.
Assis sur sa moto à l'angle de la rue Montmorency
et de la rue du Temple, Krysztov Zalewski était littéralement en
train de se battre avec un sandwich turc. L'harissa coulait le long
de ses mains et glissait dangereusement vers ses poignets, si bien
qu'il était obligé de se donner des coups de langue sur la peau
pour stopper net l'épanchement graisseux… Avec cette chaleur
estivale, il n'avait pas choisi le dîner le plus indiqué, mais il
ne voulait pas quitter des yeux l'entrée du numéro 51 et tout
ce qu'il avait pu trouver à proximité était un marchand de
kebabs.
Il avait promis à Ari de surveiller cette adresse,
et si cela permettait de retrouver les types qui avaient fouillé
leurs appartements, il était même prêt à rester là toute la nuit.
Mackenzie n'avait donné de détails ni sur son investigation ni sur
ses pistes, mais savoir qu'il s'était remis à enquêter suffisait à
satisfaire Krysztov.
Bien que Zalewski fût davantage un homme d'action
et Ari un cérébral, ils partageaient tous les deux beaucoup de
choses – une certaine indépendance face à la hiérarchie, un
passé militaire dans les Balkans… – et l'affaire des carnets
de Villard les avait fortement rapprochés. Ce qui n'aurait dû être
au départ qu'une relation professionnelle – Krysztov avait été
nommé comme garde du corps de Mackenzie par le SPHP – était
devenu une histoire d'amitié. Certes, ils n'étaient ni l'un ni
l'autre du genre à manifester clairement leur sympathie mutuelle, à
se livrer à coups de grands sentiments, mais ils savaient pouvoir
compter l'un sur l'autre à tout moment. Au fond, ce qu'il reste de
l'amitié sincère quand on a enlevé les mondanités.
Soudain, Zalewski sentit son téléphone portable
vibrer. Il pesta, essaya tant bien que mal de remettre l'énorme
kebab dégoulinant à l'intérieur du papier maculé de graisse et
sortit péniblement son téléphone de sa poche. Il grimaça en
découvrant le message.
Ce n'était pas un appel. C'était l'alarme de son
appartement qui s'était déclenchée.
Krysztov hésita. Il avait promis de rester ici,
mais un nouveau cambriolage chez lui ne pouvait être pris à la
légère. Comme Ari l'avait craint, les types devaient être revenus
chercher ce qu'ils n'avaient pas trouvé la première fois.
Il jeta son sandwich dans une poubelle, enfila son
casque et ses gants et fit démarrer sa moto. L'énorme bicylindre de
la Buell se mit à vibrer et le grondement grave résonna dans la rue
comme un hurlement de fauve. Krysztov tourna la poignée des gaz et
lança le véhicule sur la chaussée comme une fusée.
Il s'engagea dans la rue Beaubourg et fonça vers
Rivoli. Il n'y avait pas une seconde à perdre. Les fouineurs
– s'il s'agissait bien des mêmes – connaissaient déjà les
lieux et savaient sans doute où chercher. Ils ne resteraient pas
longtemps. Quelques minutes à peine. S'il voulait les surprendre,
il devait faire vite. Très vite.
Il n'y avait pas autant de monde qu'aux heures de
pointe, mais ce quartier de Paris était toujours engorgé et il
allait falloir être prudent. Le Polonais bascula d'un coup sa moto
sur la droite pour se jeter dans la longue rue en sens unique et
s'engagea directement dans la voie de bus. S'il se faisait arrêter,
il pourrait toujours exhiber sa carte.
Il laissa passer sur sa gauche la haute silhouette
esseulée de la Tour Saint-Jacques, traversa le boulevard Sébastopol
et donna un grand coup d'accélérateur en arrivant à hauteur des
arcades. Par deux fois il fonça tout droit alors que le feu venait
de se mettre au rouge, récoltant au passage coups de klaxon et
regards furibonds. Il longea le Louvre et le jardin des Tuileries
sur les chapeaux de roue. Chaque fois qu'il donnait un nouveau coup
d'accélérateur, l'avant de la Buell se soulevait légèrement du sol.
Le buste couché, il se faufilait dans le vent comme une balle. Sur
la place de la Concorde, il évita de justesse un scooter surgi de
nulle part et manqua foncer dans le trottoir du grand terre-plein
central… Ce n'était pas le genre de petite frayeur qui allait
l'arrêter. Le SPHP entraînait ses hommes à conduire tout type de
véhicules dans des conditions bien plus difficiles que celles-là. À
vrai dire, il en retirait même une certaine excitation.
Arrivé sur les Champs-Élysées, Krysztov profita de
la largeur de l'avenue pour se dégager du trafic et roula d'une
seule traite jusqu'à la rue de Berri. Surpris par le vacarme de son
moteur et la vitesse du bolide, les touristes amassés devant les
galeries marchandes le regardèrent passer, hébétés, et il s'en
fallut de peu qu'un policier le prenne en chasse. Mais avant que
celui-ci ait eu le temps de réagir, Zalewski avait disparu dans la
rue perpendiculaire.
Il donna un dernier coup d'accélérateur pour
descendre l'allée bondée puis freina si fort que sa roue arrière
dessina une virgule sur le sol brûlant. Il monta sur le trottoir à
l'angle de la rue d'Artois, coupa le contact, enleva son casque et
courut vers le porche de son immeuble.