09.
En apercevant l'homme qui venait d'entrer dans le
tram, Sandrine Monney ne put réprimer un léger frisson.
La quarantaine tout au plus, vêtu d'un costume gris
foncé, le nouvel arrivant avait le visage buriné, rongé
d'innombrables cicatrices, et portait une mallette noire. Sa tête
disparut dans l'ombre alors qu'il se penchait pour acheter un
ticket au chauffeur.
Le tram se mit en route et l'homme s'avança
doucement entre les fauteuils. Les places étaient presque toutes
libres, pourtant il continua de progresser vers l'arrière.
Sandrine Monney serra instinctivement son dossier
contre sa poitrine. Elle ne pouvait s'empêcher de le dévisager et
se rendit bientôt compte qu'il la regardait lui aussi avec
insistance. Elle détourna les yeux et fit mine de contempler le
paysage nocturne de Genève.
Il ne va quand même pas venir s'asseoir à côté de
moi, celui-là !
L'homme aux cicatrices se mut d'un pas exagérément
lent et prit enfin place à deux banquettes seulement de la sienne.
Assis dans le sens contraire de la marche, il lui faisait
face.
Au bout de quelques secondes, la chercheuse ne put
résister à l'envie obsédante de jeter un nouveau coup d'œil vers
l'homme : il la regardait toujours, un étrange sourire aux
lèvres. Elle baissa la tête, embarrassée et agacée.
Qu'est-ce qu'il me veut, ce con ?
L'homme avait posé sa mallette sur ses genoux et
s'était mis à tapoter dessus de ses deux paumes.
Et qu'est-ce qu'il a dans sa foutue
mallette ?
Prenant conscience du ridicule de son angoisse,
elle poussa un soupir et appuya sa tête contre la vitre du
tram.
Quelle idiote je fais ! Calme-toi, ma vieille.
Ce pauvre type ne te veut aucun mal. C'est juste un type dans un
tramway, rien de plus. Tu vas rentrer chez toi, prendre une bonne
douche et arrêter de t'inquiéter pour rien.
Les yeux rivés sur le trottoir qui défilait à sa
droite, elle s'efforçait de ne pas relever la tête. Après quelques
minutes, alors que le tram filait à travers la ville, elle se
rendit compte qu'elle avait les doigts tellement crispés sur sa
chemise cartonnée que le sang ne pouvait même plus circuler à
l'intérieur. Elle relâcha son emprise et frotta l'une après l'autre
ses mains moites sur sa longue jupe noire. Puis elle croisa à
nouveau les bras sur son dossier et, irrésistiblement, jeta encore
un coup d'œil vers l'homme aux cicatrices. Qui la dévisageait
toujours. N'y tenant plus, elle soutint quelques instants son
regard. Elle espérait que, gêné, il finirait par détourner les yeux
lui-même. Mais il ne bougea pas même une paupière, et elle jugea
alors qu'il avait un air vicieux, provocateur, ou pire :
menaçant.
Cela ne pouvait pas être un hasard. Il en avait
sûrement après elle ! Et même si elle ne pouvait en être
certaine, à quoi bon prendre un risque ? Elle ressentit le
besoin de se lever et de quitter le tram au plus vite. Mais il
restait trois stations avant son arrêt, et à cette heure-là elle
risquait d'attendre longtemps un autre tram. En outre, l'homme
pouvait la suivre. Et alors elle se retrouverait toute seule face à
lui, au milieu d'une rue déserte. Peut-être valait-il mieux
descendre en même temps que quelqu'un d'autre. Le groupe de jeunes
gens à l'avant de la rame ?
Elle sentit une goutte de transpiration couler sur
son front. Tous ses muscles se tendirent. Elle hésita à se lever.
Mettre un terme à cette peur qui ne cessait de grandir…
C'est ridicule. Si ça se trouve, je me fais des
idées. Mais c'est peut-être ce qu'on se dit toujours avant de se
faire agresser. Il faut que je sorte. Ce type, avec sa mallette,
qui rentre juste après moi dans le tram, ça ne peut pas être un
hasard… Ils sont au courant. Ils savent que j'ai des preuves. Et
Ils sont prêts à m'éliminer.
Le tram se mit soudain à ralentir. La station
n'était plus loin. Le cœur battant à tout rompre, Sandrine Monney
s'apprêta à se lever. Mais alors qu'elle allait s'appuyer sur la
banquette pour se mettre debout, l'homme en face d'elle se dressa
d'un geste brusque. Elle interrompit son mouvement et se cala
contre le dossier, de plus en plus tendue. Elle sentit un nœud se
former dans son ventre, cette contraction violente qu'on éprouve
juste avant une lourde chute…
La rame s'immobilisa dans un grincement strident.
Alors l'homme aux cicatrices, au lieu de faire demi-tour pour se
diriger vers la porte, s'avança tout droit vers elle.
Sandrine serra les poings, terrorisée. Les images
défilèrent dans sa tête. Celles de son cadavre retrouvé au fond
d'un tram. Elle n'avait rien pour se défendre et, de toute façon,
elle était complètement paralysée par la peur.
L'individu s'arrêta à quelques centimètres d'elle à
peine, puis il se pencha en avant.
Elle sentit le monde vaciller, voulut crier mais
aucun son ne sortit de sa gorge. Alors elle murmura à son
oreille.
— Vos parents ne vous ont-ils jamais dit que
ce n'était pas poli de dévisager les gens comme ça ?
Il secoua la tête d'un air réprobateur, fit
volte-face et gagna la sortie sans rien ajouter.
Sandrine Monney resta bouche bée et mit plusieurs
secondes à comprendre qu'elle ne venait pas de se faire égorger…
Ses muscles ne se relâchèrent que lorsque l'homme fut sur le
trottoir.
Alors elle poussa un long soupir, de soulagement et
d'embarras. Jamais elle ne s'était sentie aussi sotte. C'était
tellement grotesque ! Pendant tout le trajet, ce pauvre homme
avait cru qu'elle le fixait à cause des cicatrices qui émaillaient
son visage !
Il était temps qu'elle se ressaisisse ! Son
angoisse la mettait dans des états absurdes. Les joues rougies par
la honte, elle se renfonça dans la banquette et ne bougea plus
jusqu'à son arrivée.
Deux stations plus loin, elle descendit du tram
pour rentrer chez elle, calmée.
Trop, sans doute, pour remarquer l'homme à la canne
qui sortit un instant après elle.