111.
Le sentier serpentait entre les arbres immenses de
la jungle. Malgré l'obscurité et le vent, Ari roulait à vive
allure. Dans les virages, les larges roues du 4x4 dérapaient
bruyamment sur la terre sèche.
Soudain, le talkie de Zalewski émit un bip et la
voix de l'agent du SitCen résonna dans l'habitacle.
— Ici Vlaeminck, vous me recevez ?
— Affirmatif. Ici Zalewski. Je suis avec Ari
dans le 4x4, à vous.
— Il y a un lac à une dizaine de kilomètres au
nord du temple, de l'autre côté de la cathédrale. Il y a de fortes
chances que Weldon se rende sur la rive ouest. Ils ont établi un
campement là-bas, et il veut sans doute récupérer le cristal qu'il
a en sa possession. À vous.
— Bien reçu, Vlaeminck. On y va.
— Vous ne pourrez pas y accéder en voiture. Le
lac est niché dans un renfoncement, entre deux falaises. Soyez
prudents, il y a une tempête qui se lève, terminé.
Krysztov attrapa dans sa poche la copie qu'Iris lui
avait donnée de la carte des environs.
— Tu veux que je coupe par la jungle ?
demanda Ari.
— Non, non. Suis le sentier. Je pense qu'il
doit y avoir un passage plus loin. Ils étaient en 4x4 eux aussi. On
doit pouvoir se garer sur la falaise.
Au bout d'un moment, ils longèrent la zone de la
cathédrale. De là où ils étaient, ils ne voyaient plus de flammes,
mais encore de grandes colonnes de fumée. Cela signifiait que
l'incendie avait cessé de progresser. Les Indiens, sans doute,
étaient parvenus à le contenir. Le vent, qui ne cessait de croître,
risquait toutefois de les confronter à tout moment à un nouveau
départ de feu.
Sans ralentir, ils continuèrent leur route pendant
quelques minutes puis, soudain, Zalewski poussa un cri :
— Stop !
Ari freina de toutes ses forces. Le véhicule chassa
légèrement sur le côté avant de s'immobiliser au bord du
chemin.
— Quoi ?
— Il y avait un sentier, là, à droite, et si
je ne me trompe pas, ça doit être celui qui mène vers la
falaise.
Ari fit marche arrière et s'engagea dans l'étroit
goulet. Le véhicule passait difficilement entre les larges troncs
et il fut contraint de rouler lentement. Les branches d'arbres
cognaient contre le pare-brise, comme autant de grands bras qui
voulaient les retenir. Puis la végétation se fit moins dense et
Mackenzie aperçut le 4x4 de Weldon, au-dessus d'un immense gouffre,
pareil à un canyon. Il s'arrêta juste derrière et sortit de la
voiture, l'arme au poing.
Dans la pâle lueur de la lune, la jungle offrait un
spectacle magnifique. La terre, comme fendue en deux, s'ouvrait en
arc de cercle à perte de vue. Cents mètres plus bas, au fond de
l'abîme, un lac immense s'étendait, engoncé entre les deux parois.
Devant eux, un pont de cordes et de bois, suspendu au-dessus du
vide, reliait les deux falaises. Ballotté par le vent, il se
soulevait comme par magie, restait quelques secondes en l'air, puis
retombait pour recommencer un instant plus tard.
Sans attendre, Krysztov se dirigea vers le véhicule
du Docteur et creva les quatre pneus avec un couteau à cran
d'arrêt.
— Ils ont traversé le pont ?
demanda-t-il en retournant vers Mackenzie.
— Non. Ils sont en bas ! Il y a un
escalier qui descend le long de la falaise. On y va.
En effet, en contrebas, on devinait dans la
pénombre trois silhouettes qui s'agitaient sur la rive du
lac.
Ari s'engagea dans l'escalier abrupt, taillé à même
le roc, et le garde du corps l'imita. L'un derrière l'autre, ils
descendirent prudemment dans le précipice, prenant garde à ne pas
se faire renverser par une bourrasque.
Tout en marchant, ils pouvaient voir le Docteur et
ses deux gardes s'affairer autour de ce qui devait être des caisses
en bois, qu'ils ouvraient avec frénésie, rassemblant probablement
les objets qu'ils ne voulaient laisser derrière eux.
Ari et Krysztov pressèrent le pas. Cette fois, ils
avaient une chance d'intercepter le Docteur. Les marches,
toutefois, étaient étroites et abîmées et ralentissaient leur
course. Ils étaient à mi-chemin quand l'un des gardes leva la tête
dans leur direction, les regarda pendant un court instant avant de
prévenir Weldon. Ce dernier donna ses ordres aux deux autres et
partit précipitamment vers le lac.
— Qu'est-ce qu'il fout ? demanda Ari,
essoufflé.
— Il va traverser.
L'instant d'après, le Docteur sautait dans une
petite barque.
— Mais où il va ? insista
Mackenzie.
— Il y a un autre escalier sur la falaise d'en
face.
Des coups de feu éclatèrent. Postés en bas des
marches, les deux gardes leur tiraient dessus. Les balles
ricochèrent sur la roche. Ari et Krysztov se plaquèrent
immédiatement contre la paroi.
— Ils vont nous retarder et Weldon va
s'enfuir ! s'exclama Ari, fou de rage.
Zalewski se pencha brièvement en avant pour repérer
la position des deux tireurs.
— On ne peut pas les viser d'ici,
grogna-t-il.
Ari jeta un coup d'œil alentour.
— Avec nos armes, peut-être pas. Mais on va
leur balancer une pluie de pierres, on verra bien.
Zalewski hocha la tête. De concert, ils
s'approchèrent du bord et se mirent à donner des coups de pied dans
la terre pour décrocher cailloux et blocs de pierre. L'averse
rocailleuse s'abattit une quinzaine de mètres plus bas sur les
gardes de Weldon qui n'eurent d'autre choix que de s'écarter. Dès
qu'il les eut dans son champ de vision, Krysztov les accueillit
d'un feu nourri. Il parvint aisément à neutraliser l'un des deux
hommes. Le second partit se réfugier au milieu des tentes, quelques
mètres plus loin.
Ari, les jambes tremblantes de fatigue, se
précipita aussitôt dans l'escalier pour enjamber les dernières
marches, suivi de près par le Polonais. Ils sautèrent sur la rive,
dépassèrent le cadavre du premier garde et progressèrent en
formation vers campement, se faufilant entre les caisses
abandonnées précipitamment.
Krysztov fit signe à son ami qu'il allait prendre
l'ennemi à revers.
— Attends une minute et tire-lui dessus pour
attirer son attention ici.
Ari acquiesça, se posta derrière l'une des grandes
caisses et attendit. Il vit le Polonais disparaître dans les ombres
avec l'agilité d'un félin. Quand il estima que Zalewski était en
place, il commença à tirer. Une balle, une deuxième. Le garde ne
tarda pas à riposter, révélant sa position dans l'obscurité. Ari
continua l'échange de coups de feu. Soudain, les tirs de son
adversaire s'arrêtèrent. Quelques secondes après, Krysztov
réapparut, un couteau dans la main gauche.
— La voie est libre.
Ari le rejoignit en courant et regarda vers le lac.
Le Docteur était déjà au milieu de la grande étendue d'eau et
pagayait en direction de l'autre berge.
Ils se précipitèrent dans sa direction. Ari tira
une balle vers la barque. Trop loin pour espérer toucher Weldon. Il
hésita un instant, chercha désespérément une embarcation dans les
environs. Rien.
— On plonge ? demanda Zalewski.
— On plonge.
Ils se jetèrent dans le lac à la poursuite de leur
adversaire. L'eau alourdissait leurs vêtements et la fatigue
accumulée au cours des dernières heures les empêcha vite de
maintenir un rythme soutenu. Le vent, de plus en plus fort, rendait
leur progression difficile. Ils étaient encore loin de la rive
quand ils virent la barque de Weldon accoster. Le Docteur ne se
retourna pas et fonça tout droit vers la paroi opposée. Malgré son
âge, l'homme semblait disposer d'une énergie inépuisable… Il
commença à escalader la deuxième falaise.
Ari reprit son crawl avec rage. Il y avait quelque
chose d'irréel dans cette poursuite. Presque un excès de
trivialité. Tout allait-il donc se terminer ainsi ? Par une
course-poursuite au beau milieu de la jungle ? Soudain, cet
homme mystérieux, cette figure légendaire des milieux ésotéristes
parisiens perdait presque de sa superbe, devenait un simple
brigand. Une petite frappe qu'on pourchasse…
Qu'espérait-il encore ? Quelle issue
imaginait-il ? Disparaître au milieu de la forêt ? Pour
sauver quoi ? Le projet Rubedo avait été découvert, et
l'identité de Weldon démasquée. Alors quoi ? Sa vie ? Il
la risquait davantage en prenant la fuite. Sa liberté ?
Quelles étaient ses chances de s'enfuir, ici ? Non. Il devait
rester quelque chose. Un dernier secret. Ce que Weldon, sans doute,
cherchait dans les documents de Mancel. Ari refusait de croire que
tout se résumait à l'exploitation d'un minerai. C'était trop
simple. Trop facile. Le Docteur devait bien chercher autre chose.
Mais quoi ?
Tout ça pour
quoi ? se demanda Ari alors qu'il atteignait la rive,
quelques secondes après Zalewski. À bout de force, il sortit
péniblement de l'eau. Ses vêtements dégoulinèrent sur la berge de
terre noire. Le vent chaud, toutefois, ne tarderait pas à les
sécher. Les deux mains appuyées sur ses genoux, il essaya de
reprendre son souffle. Puis il leva la tête et fronça les sourcils.
Soudain, au cœur de ce canyon, de ce lieu insolite, perdu au milieu
de l'immensité de la forêt amazonienne, une question se mit à le
tarauder.
Pourquoi ici ? Pourquoi le Docteur avait-il
choisi cette région pour installer son campement, et ce temple un
peu plus loin pour faire l'échange ? Pourquoi cet emplacement
précis ? Cela ne pouvait pas être au hasard. La proximité de
la cathédrale ne pouvait pas tout justifier. La configuration des
lieux ? Non. Au contraire. Ce canyon était une impasse, un
piège à rat, tout sauf un repère stratégique. Il devait y avoir une
autre raison.
— Weldon ! hurla Ari d'une voix
désespérée, comme si son cri avait pu arrêter le Docteur, ou donner
du sens à cette chasse.
L'écho renvoya les deux syllabes en cascade, d'un
côté à l'autre du canyon, au milieu du vacarme grandissant de la
tempête. Sur l'escalier de pierres, la silhouette du Docteur
continuait de monter inlassablement vers le pont suspendu,
tourmenté par le vent.
Ari aurait voulu que Weldon s'arrête et les
affronte, au moins verbalement, qu'il conserve un peu de dignité
dans ce dernier combat. Aculé, le Docteur n'était peut-être bien,
en effet, qu'un bandit ordinaire.
Mackenzie secoua la tête et se remit en marche,
exténué.
— Passe devant ! proposa-t-il au garde du
corps.
Il lui emboîta le pas et monta les marches, deux
par deux, s'accrochant à la falaise pour ne pas perdre l'équilibre.
Soudain, une déflagration déchira l'air. Un bout de pierre éclata à
quelques centimètres sur leur droite. Le Docteur, depuis le sommet,
avait ouvert le feu à son tour.
Ari dégaina son arme. Il espéra qu'elle n'avait pas
souffert de la traversée. Dans le 4x4, il avait rempli son
chargeur. De quoi tenir un peu. Il attendit un deuxième coup de feu
pour riposter. Il constata, soulagé, que son revolver fonctionnait
toujours. Mais de là où il était, il n'avait aucune chance
d'atteindre sa cible. Il rengaina et, tout en prenant garde à ne
pas s'exposer, passa le premier pour reprendre son ascension.
Après quelques marches, il risqua un coup d'œil
vers le haut de la falaise. Il vit alors le Docteur monter sur le
pont de cordes et commencer sa périlleuse traversée, au-dessus
d'eux.
— Il retourne de l'autre côté !
— Avec ce vent ? Il est malade ! Et
de toute façon, il ne pourra pas aller loin, avec les pneus
crevés !
Malgré tout, ils se remirent en route et se
hissèrent vers le sommet, déterminés. L'un et l'autre avaient perdu
beaucoup d'énergie dans les combats qu'ils avaient dû livrer.
L'incendie de la cathédrale, la poursuite dans le temple… Leur
résistance avait été mise à rude épreuve et ils étaient tous les
deux blessés, affaiblis. Mais ils avaient aussi un passé militaire,
l'habitude de l'endurance, de dépasser ses limites. Et, surtout,
l'adrénaline et la colère, à elles seules, les faisaient encore
tenir.
Arrivés en haut de l'escarpement, ils montèrent à
leur tour vers le pont de cordes. Le Docteur était déjà quasiment à
l'autre bout. Krysztov fit feu par deux fois. Mais Weldon était
toujours hors de portée. Inutile de gâcher des munitions.
Ari s'arrêta, une seconde peut-être, sur la
passerelle archaïque qui se balançait au gré des rafales de vent.
Les planches en bois n'étaient pas toutes dans un état
irréprochable. Il avisa le vide sous leurs pieds.
Le vide.
Traverser ici était extrêmement dangereux. Mais le
Docteur, lui, y était bien parvenu. Il inspira profondément pour
rassembler force et courage et reprit prudemment sa progression, la
mâchoire serrée.
Weldon, a priori, ne
pouvait pas s'enfuir. Bientôt il allait découvrir ses pneus crevés.
Il finirait bien par se rendre.
Mackenzie, les poings solidement fermés sur les
deux cordes latérales, passa de planche en planche, assurant chaque
pas, cherchant les répits du vent. Derrière lui, Krysztov suivait
le même rythme. D'abord, ils marchèrent, puis ils augmentèrent
progressivement la cadence de leurs pas.
Ils n'étaient pas encore au centre du pont quand le
Docteur, arrivé sur la falaise, se retourna vers eux. Dans
l'obscurité, il n'était qu'une silhouette noire se découpant sur le
ciel nocturne et ses cheveux volaient derrière lui comme de fines
branches d'arbre.
Ari, aussitôt, prit conscience de leur erreur. Leur
erreur fatale. Dans l'urgence de la poursuite, ils n'avaient pas eu
le temps de réfléchir. Malgré la distance, il fut certain de
deviner la satisfaction sur le visage de Weldon. Aussitôt, il se
retourna vers Zalewski d'un air paniqué.
— Fais demi-tour ! hurla-t-il.
Fonce !
Le Polonais comprit à son tour.
— Il va nous balancer dans le
vide !
Ils se mirent à courir en sens inverse, bien plus
vite qu'ils n'étaient venus. Cette fois, leur vie en
dépendait.
Mais, au bout du pont, Weldon n'avait pas
l'intention de leur laisser le temps de se sauver. Il pointa son
arme vers la première des quatre cordes qui retenaient la
passerelle.
Le coup de feu se réverbéra sur les deux flancs du
canyon. Le pont parut se dérober sous leurs pieds puis s'inclina
légèrement, avant de se stabiliser.
— Fonce ! hurla Ari en poussant le
Polonais devant lui.
Le deuxième coup de feu ne tarda pas à éclater et
les deux cordes qui faisaient office de rampes se décrochèrent
totalement.
Pris de vertige, Ari perdit l'équilibre et se jeta
à plat ventre sur les petites planches de bois. Il s'agrippa de
chaque côté, embrassant fermement le pont tout entier.
Devant lui, Zalewski n'avait pas eu autant de
réflexes. Déséquilibré, il était partiellement passé par-dessus
bord, et ses jambes pendaient dans le vide.
Ari jeta un coup d'œil en bas. Ils n'étaient pas
au-dessus du lac, mais de la terre ferme. Toute chute serait
fatale. Les battements de son cœur se mirent à accélérer. Il ne
pensa qu'à une chose : sauver Krysztov.
Le corps tendu, Mackenzie rampa vers son ami. Un
mètre, deux mètres. Chaque fois qu'il progressait, le pont menaçait
de se retourner. Il devait faire des gestes lents et délicats pour
maintenir son centre de gravité.
Nouveau coup de feu. La troisième corde céda et la
passerelle, brusquement, fit un quart de tour sur le côté. Ari ne
put retenir un cri de terreur. Ses jambes, à leur tour, passèrent
par-dessus bord, l'attirant inexorablement vers le vide. La
structure oscilla de bas en haut pendant un long moment. Pendu par
les mains, Mackenzie jeta un coup d'œil vers le garde du corps. Ce
qu'il vit dans son regard lui glaça le sang : une lueur de
résignation.
— Tu fais pas le con, le polak. Tu t'accroches
et tu remontes ! ordonna Ari d'une voix tremblante.
Mais Krysztov n'avait déjà plus de force dans les
bras, et, visiblement, il n'était pas prêt à se battre.
— Bouge, putain ! hurla Ari d'une voix
pleine de colère, et il se mit à avancer vers Zalewski, ses mains
glissant l'une après l'autre le long de la corde.
— J'en peux plus, Ari.
— Ta gueule, et bouge !
Quatrième coup de feu. Le pont, cette fois,
résista. Ari en profita pour continuer. Quelques coudées seulement
le séparaient du Polonais. Dans les yeux de celui-ci, il vit que la
résignation avait cédé la place à une peur naturelle, instinctive.
Ses doigts, lentement, perdaient prise sur la corde.
— Ne lâche pas, Krysztov. Ne lâche pas,
bordel ! J'arrive !
— J'en peux plus, répéta Zalewski d'une voix
chevrotante.
Ari tendait la main vers son ami quand le dernier
coup de feu retentit.
Tout se passa à la vitesse d'un flash. L'ultime
lien qui les retenait encore à la falaise céda d'un coup et la
longue passerelle s'abaissa aussitôt, débutant un grand arc de
cercle vers le gouffre obscur.
Ari sentit son estomac se soulever,
l'étourdissement de la chute libre. Par pur réflexe, il termina le
geste qu'il avait commencé et attrapa, à l'aveugle, le bras de
Krysztov. Ses doigts se refermèrent vigoureusement sur son
poignet.
Liés l'un à l'autre, d'abord, ils tombèrent…
tombèrent comme dans un puits sans fond. Puis il y eut une première
secousse, quand la corde se tendit. Ari résista, soutenant son
propre corps et celui du Polonais dans une crispation d'effroi.
Bientôt, certainement, il n'allait plus avoir l'énergie suffisante.
Son bras le lançait douloureusement ; un muscle s'était
probablement déchiré. Le pont, dans sa chute, les entraînait vers
la paroi avec la vélocité implacable d'un couperet. Avec horreur,
Mackenzie vit s'approcher la falaise à toute allure. Aucun moyen
d'amortir le choc.
La percussion fut si terrible qu'Ari, sans vraiment
s'en rendre compte, lâcha le poignet de Krysztov. Etourdi par la
violence du heurt, sonné par la douleur, il perdit un instant le
sens de ce qu'il se passait. Dans un réflexe de survie, ses deux
mains s'agrippèrent fermement à un bout de corde. Puis quand il fut
certain de ne pas tomber, plaqué contre le roc, il regarda en
dessous de lui.
Il vit alors, terrifié, le corps de Zalewski qui
dévalait.
Ralenti par les restes de la passerelle et par
quelques branches accrochées à la falaise, le Polonais glissait
vers le bas. Après une chute qui sembla ne jamais terminer, il
s'écrasa sur la berge dans un bruit sourd, une vingtaine de mètres
en dessous.
Ari, dans un élan de frayeur, hurla le nom de son
ami.
Puis le silence.
Dans la pénombre, il distinguait mal le corps
étendu aux pieds de l'escarpement. Mais une chose était sûre :
il ne bougeait pas. Pas du tout.
Le sang se mit à battre dans les tempes de
Mackenzie, à lui faire mal, et son ventre n'était plus qu'un nœud
de contractions. Il sentait déjà monter en lui la litanie des
regrets. Je n'aurais jamais dû le laisser
venir avec moi. Nous n'aurions jamais dû monter sur ce pont…
Mais il voulait encore y croire. Krysztov est
un solide gaillard. Un dur au mal.
Ari laissa ses mains glisser sur la corde pour
descendre vers son ami le plus vite possible. Rapidement, le
frottement des filaments lui brûla les paumes, mais il surmonta la
douleur et conserva les poings serrés.
Maladroitement, il franchit les derniers mètres en
utilisant les planches de la passerelle comme une échelle. Arrivé
en bas, il se précipita aux côtés du corps immobile de Krysztov et
s'agenouilla, le visage blême.
Du sang coulait du front de Zalewski, ses vêtements
étaient déchirés, son corps, encore couvert par les brûlures de
l'incendie, n'était plus qu'une immense plaie lacérée. Sa jambe
droite était brisée, un bout d'os avait traversé le tissu de son
pantalon et dépassait de la chair.
Ari prit aussitôt son pouls. Il poussa un soupir de
soulagement : Krysztov était inconscient, mais son cœur
battait encore.
Un solide gaillard.
Tout en maintenant délicatement sa tête, Mackenzie
tourna lentement son ami dans la position latérale de sécurité,
pour faciliter le passage de l'air dans ses poumons. Il vérifia
qu'il n'y avait aucune hémorragie majeure. Rien d'apparent, à part
la fracture ouverte de son fémur. Mais pour cela, il ne pouvait pas
faire grand-chose. Il attrapa alors le talkie à sa ceinture. Par
miracle, il était indemne. Il l'alluma et lança un appel d'une voix
angoissée.
— Mackenzie pour Vlaeminck, Mackenzie pour
Vlaeminck, répondez !
Si les Indiens étaient venus les secourir devant le
temple, Vlaeminck, Iris et les autres seraient hors de
portée.
Aucune réponse ne vint.
Ari, désespéré, essaya une nouvelle fois. Tout
seul, il le savait, il ne pourrait pas s'en sortir. Traverser le
lac et remonter la falaise en portant le corps inanimé de son ami
était inenvisageable. L'abandonner ici tout autant.
— Mackenzie pour Vlaeminck,
répondez !
Toujours le silence. La peur.
Puis il y eut un grésillement salvateur, et soudain
la voix de l'agent du SitCen, distante, résonna dans le petit
appareil.
— Je vous reçois, Ari. À vous.
Mackenzie éprouva une vague de soulagement.
— Nous avons besoin de secours ! Krysztov
est grièvement blessé, inconscient. Il a fait une lourde chute. À
vous.
— Bien reçu. On vous rejoint. Vous êtes
où ?
— Sur la rive nord du lac, dans le canyon.
Faites vite !
— Ne bougez pas, on vous rejoint dès que
possible. Terminé.
Ari se laissa tomber sur le dos, à bout de force.
Il tourna la tête vers son ami, toujours évanoui. Puis il leva les
yeux et inspecta le haut de la falaise. Le Docteur avait disparu,
depuis longtemps sans doute. Cette ordure avait réussi à leur
échapper !
Il sentit monter en lui une vague de colère et de
frustration. Toutefois, il était certain de ne pas avoir entendu de
moteur démarrer. Weldon avait dû trouver les pneus crevés de son
4x4 et partir à pied. Oui, mais où ? Dans quelle
direction ? Que pouvait-il trouver à proximité ? Avait-il
caché un autre véhicule ailleurs ? Retournait-il au
temple ? Non, c'eut été beaucoup trop dangereux.
Par-dessus tout, la même question continuait de
hanter son esprit. Pourquoi ici ?
La cathédrale, le temple, le lac. Ces trois lieux
étaient situés dans la même région, sur le domaine de l'INF,
certes, mais pourquoi Weldon avait-il pris le risque de faire
l'échange aussi rapidement, sans préparation ? Et pourquoi
était-il venu installer son campement précisément ici, dans ce lieu
à la fois si exposé et si difficile d'accès ?
La cathédrale, le temple, le lac.
Malgré la douleur, la peur, la fatigue, il essaya
de se concentrer. Trouver les liens invisibles, chercher
l'évidence, l'explication la plus simple, c'était sa force, son
talent.
La cathédrale, le temple, le lac.
Il se figura les trois lieux dans sa tête. Une
idée, alors, lui traversa l'esprit. Il se redressa d'un coup et
fouilla dans la poche de Krysztov. Il en sortit la photocopie du
plan des environs. Luttant contre le vent, il aplatit le document
devant lui et, du bout des doigts, dessina des contours imaginaires
autour du temple, de la cathédrale et du lac en forme de
demi-lune.
Il n'en crut pas ses yeux, étonné par sa propre
découverte. C'était donc ça !
Les trois lieux s'inscrivaient parfaitement dans le
glyphe de John Dee, le symbole de la Summa
Perfectionis.
Les deux demi-cercles du temple figuraient la base
du dessin, le chœur de la cathédrale se superposait avec la croix
centrale, et le lac, en forme de demi-lune, correspondait
exactement au sommet du glyphe. Cela ne pouvait pas être une
coïncidence. L'alignement était parfait, les proportions crédibles.
Mais alors…
Alors il manquait un quatrième lieu : celui du
point central, situé au chœur du symbole et censé représenter le
centre de l'univers, dans l'interprétation de John Dee. L'unité du
Cosmos.
Ari eut une moue sceptique. Tout cela lui sembla
complètement abracadabrant. Comment la géographie de trois lieux
d'époques si éloignées pouvait-elle répondre à l'harmonie d'un
symbole alchimique ? Le lac était un site naturel, le temple
datait de l'époque pré-inca, et la cathédrale ne remontait qu'au
xvie siècle, soit plusieurs centaines d'années
après la rédaction des carnets de Villard. Cela ne tenait pas
debout. Non. Et pourtant… Pourtant il était certain qu'il avait vu
juste. Et si pour lui tout cela relevait de la plaisanterie
diabolique, le Docteur, lui, devait prendre la chose très au
sérieux. Ce dernier imaginait sans doute que la cathédrale avait
été délibérément construite à cet endroit par les Espagnols, pour
achever un dessin qui, jusque-là, n'avait été qu'une pure
coïncidence. Et c'était peut-être le cas. Weldon était bien capable
d'affirmer que tout cela répondait à un plan millénaire secret. Que
le glyphe de John Dee était antérieur à John Dee lui-même, que les
sages de l'époque pré-inca le connaissaient déjà et qu'ils avaient
bâti le temple à dessein… C'était le genre de fadaises que
l'occultiste était à même de défendre. Et, encore une fois,
l'important n'était pas la vraisemblance de l'hypothèse, mais le
fait que le Docteur, lui, y croie.
Du bout des doigts, il traça à nouveau le symbole
imaginaire sur la photocopie délavée puis posa son index au centre
du cercle, là où aurait dû se trouver le point vital de la monade
hiéroglyphique. Aucun bâtiment n'était mentionné à cet endroit. Il
s'agissait, tout bonnement, du sommet d'une petite montagne.
Ari sourit. Le sommet d'une montagne, répéta-t-il
dans sa tête. Là où tout commence, là où tout s'achève. L'unité du
Cosmos. Le sommet de la perfection. Summa Perfectionis.