74.
— Fais-moi penser à ne plus jamais monter
derrière toi à moto ! hurla Ari après avoir péniblement enlevé
son casque. Espèce de malade !
— Tu voulais arriver ici avant qu'elle
embarque…
Krysztov descendit de la Buell et attacha l'antivol
à une barrière.
— Je voulais surtout arriver ici
vivant !
— Eh bien ? On est vivants, non ? On
a doublé tout le monde, on est pile devant l'entrée, même pas
besoin d'aller au parking, je vois vraiment pas de quoi tu te
plains !
— Malade ! se contenta de répéter
Mackenzie, blafard.
— Allez ! On y va !
Le Polonais passa en premier et ils entrèrent dans
l'immense aérogare.
Chez Iris, ils avaient noté le numéro du vol ;
ils se dirigèrent donc tout droit vers les écrans affichant les
départs et repérèrent le comptoir d'enregistrement correspondant à
l'avion qu'elle devait prendre. A
priori, ils étaient suffisamment en avance pour
l'intercepter. Mais mieux valait se dépêcher. Ils traversèrent le
hall en courant et arrivèrent enfin devant une rangée de guichets
où s'étendaient des files de voyageurs.
— Elle doit être quelque part parmi ces gens.
Regarde ici, je m'occupe de l'autre queue, proposa
l'analyste.
Les deux hommes remontèrent l'allée, chacun de son
côté, à la recherche de la petite tête ronde d'Iris. Une par une,
ils dévisagèrent les personnes qui attendaient patiemment,
agglutinées autour de leurs valises. Iris n'était pas là.
Ari sortit sa carte de police et se précipita vers
un agent d'enregistrement.
— Police, dit-il d'une voix pressante.
Pouvez-vous me dire si Iris Michotte a déjà embarqué sur ce
vol ?
L'employé de la compagnie aérienne hésita,
désarçonné. Un agent de sécurité, au loin, comprenant qu'il se
passait quelque chose, approcha.
— Qu'y a-t-il ?
Au même moment, Krysztov apparut à son tour et
montra lui aussi sa carte de police.
— Nous avons besoin de savoir si une certaine
Iris Michotte a effectué son enregistrement.
L'agent de sécurité inspecta la carte de Mackenzie
puis fit un signe approbateur à l'homme derrière le comptoir.
Celui-ci tapa aussitôt le nom sur son ordinateur.
— Oui. Elle a effectué son enregistrement il y
a une dizaine de minutes. Mais l'embarquement n'a pas commencé.
Elle doit être porte 14.
— OK. On y va.
— Je vous accompagne, proposa l'agent de
sécurité.
Les trois hommes traversèrent le hall au pas de
course et se faufilèrent sous les barrières pour rejoindre
directement les portiques de sécurité où les policiers de la
PAF[1] inspectaient les
voyageurs.
Le vigile se dirigea vers un responsable et
expliqua la situation.
— Vous êtes armés ? demanda
l'officier.
Mackenzie souleva sa veste pour montrer le magnum
dans son holster. Zalewski l'imita aussitôt.
— Désolé, mais il faut laisser vos armes ici.
Je ne peux pas vous laisser passer de l'autre côté avec ça. Vos
cartes ?
Ari et Krysztov tendirent leurs papiers et
déposèrent leurs revolvers sur la table métallique. L'homme passa
chacune des cartes sous un lecteur optique. Puis il hocha la
tête.
— C'est bon. Vous avez besoin
d'assistance ?
— Non. Juste de nous dépêcher.
— OK. Allez-y, mais je préviens la DDSC[2].
Ari acquiesça et fit signe au garde du corps de le
suivre. Ils franchirent les portiques et coururent vers la porte
14.
Ils zigzaguèrent entre les passagers qui
déambulaient près des boutiques de duty-free en poussant des
chariots de valises. Une à une, ils remontèrent les portes
d'embarquement, scrutant les voyageurs installés sur les sièges des
salles d'attente.
Quand ils arrivèrent enfin devant la bonne porte,
Ari et Krysztov inspectèrent l'horizon. Iris n'était nulle part.
Les deux hommes arpentèrent les allées de fauteuils et se
retrouvèrent quelques instants plus tard, désappointés, devant le
sas d'embarquement.
— Reste ici au cas où elle arriverait, demanda
Ari à son ami. Moi, je vais aller voir dans les boutiques.
Il partit tout droit vers le marchand de journaux
puis, n'y trouvant pas sa collègue, il opta pour les différentes
boutiques hors taxes. Mais il constata vite qu'Iris n'était dans
aucune d'elles.
En retournant dans le hall, où l'attendait toujours
Zalewski, Ari aperçut un panneau qui indiquait le business lounge, sur la mezzanine. Ce n'était pas
le genre de sa collègue de profiter des espaces VIP des aéroports,
mais peut-être avait-elle eu besoin d'une connexion Internet. Ou de
se cacher. Cela valait le coup de vérifier.
Ari emprunta les escalators qui menaient vers les
grandes baies vitrées. À mi-hauteur il aperçut enfin, de l'autre
côté de la dalle blanche, la silhouette d'Iris. Le front collé à la
vitre, seule dans cette partie déserte de l'immense aérogare, elle
regardait, immobile, le spectacle ininterrompu qu'offrait le
tarmac.
Ari – soulagé, au fond – ne put
s'empêcher de trouver la scène émouvante. De là où il était, il ne
pouvait voir son visage, mais à la façon qu'elle avait de se tenir,
il devinait qu'Iris était plongée dans un profond désarroi. Toute
trace de colère le quitta aussitôt. Il se laissa porter par
l'escalator jusqu'à la mezzanine et traversa le parvis immaculé
sans faire de bruit. Il était presque gêné.
Sa collègue dut voir son reflet dans les hautes
vitres ; elle se retourna lentement vers lui. Il y avait dans
son regard davantage de tristesse et de résignation que de
honte.
Quand il fut à quelques pas, Ari ralentit.
— Qu'est-ce que tu fais là, Iris ?
demanda-t-il d'une voix affligée.
Elle se mordit les lèvres. Ses grands yeux verts
brillaient, humides.
— Ils ont mon frère.
— Pardon ?
— Ils ont enlevé Alain.
— Mais… Quand ? Comment ? balbutia
l'analyste en attrapant Iris par les épaules.
— Depuis le début. Le soir des
cambriolages…
Elle se colla contre lui et, laissant sa tête
tomber contre sa poitrine, se mit à pleurer comme une adolescente.
Ari la serra affectueusement contre lui. Soudain, les images lui
revinrent. Il revit le regard stressé d'Iris quand elle les avait
rejoints, lui et Krysztov, au Sancerre, le premier soir. Elle avait
évoqué un problème avec son frère et ne s'était pas étendue sur le
sujet. Il se souvint aussi qu'elle s'était emportée, qu'elle avait
quitté le café, furieuse. Sur le moment, il avait mis son attitude
sur le compte du cambriolage. Mais tout lui apparaissait plus
clairement à présent. Et le zèle dont Iris avait fait preuve,
l'énergie qu'elle avait dépensée pour convaincre Ari de ne pas
lâcher cette affaire prenaient soudain tout leur sens.
— Mais pourquoi tu ne m'as rien
dit ?
Iris releva la tête. Ses joues étaient mouillées de
larmes.
— Ils menaçaient de le tuer.
— Mais putain, tu es flic ! Tu sais bien
que même quand les preneurs d'otage menacent de passer à l'acte, on
doit prévenir…
— Je sais ! le coupa-t-elle. C'est facile
à dire de l'extérieur ! Mais ce n'est plus du tout la même
chose quand il s'agit de ta famille, Ari !
— Et c'est pour ça que tu as pris les
documents de Mancel ?
Elle se contenta de hocher la tête, le corps secoué
de sanglots.
— Ils t'ont proposé un échange, c'est
ça ?
— Je suis trop conne…
Ari poussa un profond soupir. Il passa les mains
dans le dos d'Iris et la serra plus fort encore.
— Écoute, je ne voudrais pas te vexer, mais
oui, t'es vraiment trop conne, dit-il avec tendresse.
— J'ai eu peur que tu fasses ton Mackenzie, si
je te prévenais, et que ça fasse tout foirer…
— Eh ben ! Je te remercie !
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu es
un excellent agent, Ari, mais on peut pas dire que tu fasses dans
la délicatesse…
Ari ne répondit pas. Ce n'était pas tout à fait
faux. Même si la dernière fois qu'il avait été confronté à une
affaire d'otage, il avait géré la situation avec succès. Mais il
s'était agi de Lola.
— De toute façon, maintenant, je suis au
courant. Alors on va y aller ensemble, Iris. Et on va sortir ton
frère de là. Ils t'ont donné rendez-vous là-bas ?
Iris essuya les larmes sur ses joues.
— Non. Ils ne savent pas que je les ai
localisés.
Un sourire se dessina sur le visage de
Mackenzie.
— Ah… Je te reconnais mieux là, ma
belle.
— Pour l'instant, ils attendent que je leur
donne la preuve que j'ai bien les documents. Je les ai pris par
sécurité, mais je ne leur ai pas encore montrés. Ça m'a laissé le
temps de les tracer.
— Tracer qui ?
— Weldon.
— Tu en es sûre ?
— Certaine. La piste que j'ai remontée mène
tout droit vers l'un des centres de la Summa
Perfectionis. Mais je pense qu'il ne me reste que très peu
de temps avant qu'ils ne se rendent compte que je les ai
doublés.
— Comment tu as fait ?
— Si tu étais moins réfractaire à la
technologie, tu aurais pu le faire aussi. Par triangulation, mais à
l'envers. À chaque appel, j'ai essayé de confirmer qu'ils
appelaient de l'une des localités qui correspondent aux entrées de
la Terre Creuse. Au pire, il fallait sept coups de fil. Au
quatrième, j'ai triangulé l'appel.
Ari caressa tendrement la joue de sa collègue.
Malgré tout, Iris était un agent exceptionnel ; et même s'il
avait du mal à lui pardonner de ne pas l'avoir alerté, après toutes
ces années de confiance mutuelle, il devait reconnaître qu'elle
avait réussi à faire une grosse partie du boulot à sa place :
localiser Weldon.
— Et tu comptais aller le sauver là-bas toute
seule ?
Iris haussa humblement les épaules.
— Par moments, je me demande si tu n'es pas
aussi tarée que moi, ajouta Mackenzie.
— N'exagérons rien. Alors ? Tu
m'accompagnes ?
— Évidemment. On va chercher ton frère, Iris.
Mais il y a d'abord quelques précautions à prendre pour ne pas se
faire repérer. On va avoir besoin de faux papiers. Allons chercher
le Polak.