16.
Malgré la peur qui l'habitait encore, Sandrine
Monney finit par trouver la force de se relever. Elle était si
tendue, si choquée que ce geste lui demanda un effort surhumain.
Une fois debout, figée sur ses jambes raides, elle ne parvint pas à
empêcher ses mains de trembler. C'était comme si elle ne pouvait
reprendre possession de son propre corps. Dans son dos, l'endroit
où s'étaient enfoncés les genoux de l'homme à la canne était encore
très douloureux.
Des larmes coulaient sur ses joues qu'elle ne
pouvait retenir. Elle tenta de se raisonner : elle était
vivante. Vivante. Et c'était sans doute un miracle. Il fallait
rentrer, maintenant, retrouver Antoine. Chercher dans ses bras le
réconfort dont elle avait besoin. Elle avait eu si peur. Puis
prévenir la police. Et ensuite ? Ensuite, elle verrait bien.
Une chose était sûre, son enquête avait été découverte par les gens
qu'elle s'apprêtait à dénoncer.
Elle jeta un coup d'œil autour d'elle, pour
vérifier une dernière fois. Mais cela ne faisait aucun doute :
son dossier avait disparu. Dans la lumière d'un réverbère, elle
aperçut toutefois son téléphone portable, éclaté en mille morceaux.
Elle se baissa péniblement pour ramasser ce qu'il en restait. Puis
elle avala sa salive et entreprit de se mettre en route.
Ses jambes, néanmoins, refusèrent d'avancer. Le
choc nerveux l'avait paralysée. Elle sentit alors la colère monter
en elle. C'était ridicule ! Elle ne pouvait pas rester là, au
milieu de la rue ! Il fallait qu'elle avance. La maison
n'était plus qu'à quelques pas. Un dernier effort.
Elle inspira profondément, se concentra et tenta de
remuer la jambe droite. Son pied, enfin, se décolla lentement du
sol. Elle fit un premier pas. Puis un second. Il lui sembla alors
que les sensations revenaient progressivement. Tout était dans sa
tête. Au troisième pas pourtant, elle perdit l'équilibre et
s'écroula, incapable de supporter son propre poids.
Elle grimaça, puis se tourna sur le dos. Sa vue,
soudain, se troubla. Le halo du réverbère lui parut se dédoubler,
puis ce fut au tour des maisons. Sa tête avait dû heurter le sol.
Elle ferma les yeux et les ouvrit à nouveau. Mais rien n'y faisait,
c'était pire encore.
Que se passait-il ? Elle était seulement
tombée ! Pourquoi son corps la trahissait-il
ainsi ?
Prise de panique, elle tenta de se redresser. Mais
ses bras, à présent, refusaient d'obéir. Un fourmillement lui
remonta du coude jusqu'aux épaules, puis gagna sa poitrine. Sa
respiration s'accéléra. Ses poumons avaient de plus en plus de mal
à se remplir et soudain elle ne parvint plus à respirer du tout.
Elle sentit alors une immense douleur s'insinuer dans son crâne,
puis des milliers de couleurs difformes envahirent son champ de
vision. La rue obscure devint le théâtre d'une hallucination
fluorescente, un ballet de tentacules mouvantes qui brillaient
comme autant de néons bariolés.
À cet instant précis, Sandrine Monney aurait voulu
crier. Mais il n'y avait plus, dans ce corps, un seul muscle qui
pût encore bouger.
Pas même le plus important de tous.
Les oreillettes de son cœur avaient déjà cessé de
se contracter depuis quelques instants. Bientôt, il n'y eut plus de
sang pour remplir les ventricules. La mort vint, subite et
silencieuse comme un battement de cil. Sans avoir pu comprendre ce
qu'il lui arrivait, la jeune femme s'éteignit en quelques secondes,
seule au milieu de cette rue déserte de la périphérie de Genève,
dans la douce quiétude du soir.