63.
Quand il sortit de la salle de bain, Ari n'eut pas
le cœur de réveiller Marie. Étendue en travers du lit, nue, elle
dormait d'un sommeil si profond qu'il aurait été cruel de l'en
sortir. Le drap couvrait pudiquement ses fesses rondes et l'on ne
voyait que son dos musclé, ses douces épaules et la longue
chevelure brune qui lui masquait le visage. La lumière du soleil
d'été glissait entre les lattes des stores et donnait à sa peau un
soyeux grain doré.
Il resta ainsi quelques instants à la contempler,
attendri par l'élémentaire beauté du tableau, puis il griffonna un
mot sur le bloc-notes de l'hôtel pour la prévenir qu'il viendrait
la retrouver au déjeuner. Il s'ébouriffa les cheveux devant la
glace, enfila ses lunettes noires et sortit sans un bruit.
Il n'aurait sûrement aucune peine à trouver ce
qu'il cherchait dans ses livres, chez lui, et un passage par son
appartement ne serait de toute façon pas de trop. Morrison, son
chat, devait mourir de faim. Il faudrait toutefois se montrer
prudent. Les lieux étaient peu sûrs. L'homme à la canne était
peut-être sur ses traces, pouvait surgir à tout moment ou avoir
répandu son poison neurotoxique quelque part dans
l'appartement.
Il remonta la rue Caulaincourt puis obliqua à
droite pour rejoindre les Abbesses. Dans le soleil d'août
– dont la chaleur était atténuée par quelques baisers de
vent – chemise ouverte, lunettes de soleil sur le nez, il huma
l'air avec plaisir et, malgré le danger dont il se savait menacé,
trouva son humeur d'une jovialité déconcertante. Il était
simplement bien. La cause était aussi évidente que risible, mais il
lui semblait qu'il ne s'était pas senti aussi léger depuis
longtemps.
Bien sûr, il ne pouvait s'empêcher de penser à la
mise en garde d'Iris. C'est typiquement le
genre de nanas dont tu vas tomber amoureux. Vulnérable, dépressive,
enfantine… Et pourtant, il ne regrettait rien. Au fond de
lui, il avait la certitude que tous deux se trouvaient à un moment
de leur vie où cette aventure, légère et sincère, leur faisait du
bien. Et il ne demandait rien de plus.
Arrivé au 32 de la rue des Abbesses, il salua
Marion qui officiait derrière le bar du Sancerre, sur le trottoir d'en face, puis il
remonta la rue qui menait chez lui.
Une fois devant son appartement, prenant garde de
ne pas toucher directement la poignée avec les doigts, il ouvrit la
porte d'entrée qui, visiblement, n'avait pas été forcée. À peine
eut-il mis un pied dans la petite pièce que déjà le chat lui
faisait une singulière démonstration de son affection, se frottant
contre ses mollets, tournoyant entre ses jambes et ronronnant comme
une Harley-Davidson miniature.
L'analyste se laissa amadouer et alla dans la
cuisine remplir la gamelle. Morrison se jeta sur la nourriture en
poussant des miaulements ravis.
La bonne santé du chat était déjà un signe
rassurant. Mais Ari entreprit tout de même de faire le tour de
l'appartement. Il ne remarqua rien de particulier. Quelles chances
y avait-il que l'homme à la canne fût venu ici, après tout ?
Son but, a priori, n'était pas de tuer
Ari, mais de récupérer les documents de Mancel. Or, le cambrioleur
avait pu le constater, ils ne se trouvaient ni là ni dans le
coffre-fort de Zalewski… Alors pourquoi insister ? Pour se
débarrasser d'un enquêteur trop curieux ? Ou pour retrouver
Marie Lynch, dont, en revanche, il semblait vouloir la
peau ?
Oui. C'était possible. Mais peu probable. L'homme à
la canne était un professionnel, il devait bien se douter qu'Ari
serait sur ses gardes. Par précaution, toutefois, l'analyste enfila
une paire de gants. Il se dirigea vers son armoire. Il savait
exactement ce qu'il cherchait et y avait pensé une bonne partie de
la nuit.
Il ouvrit les portes du meuble en bois, farfouilla
entre les gros volumes et trouva rapidement le bon titre :
Mythes et légendes de la Terre Creuse.
Le livre en main, il entra dans le salon et hésita quelques
instants, debout devant son canapé. Après tout… Pourquoi ne pas
aller à l'hôtel ?
Il pouvait bien emporter son livre et le consulter
là-bas. En théorie, rester ici demeurait risqué. C'était en tout
cas une excuse valable pour retourner auprès du corps parfait de la
jeune actrice.
— Morrison, mon chat, j'espère que tu ne m'en
voudras pas, mais je t'abandonne à nouveau. Oh ! Ça va !
Ne me regarde pas comme ça, je ne suis qu'un homme, après tout,
victime désarmée de ma fragilité. Et puis, il faut être
honnête : tu as bien vu, tu es ici tous les jours, il est
grand temps que je mette un peu de piment dans ma vie sexuelle. Ou
plus exactement, que j'aie une vie
sexuelle, tout court.
Le chat sembla bien plus intéressé par sa gamelle
que par la tirade de son maître. Ari prit le livre sous son bras et
quitta l'appartement en haussant les épaules. Les profondeurs de
l'indifférence féline ne cesseraient jamais de le
désappointer.
Lorsque, quelques minutes plus tard, il entra à
nouveau dans la chambre d'hôtel, il fut presque déçu de voir que
Marie ne dormait plus. Assise sur le lit, elle dégustait un copieux
petit-déjeuner, un plateau posé sur les genoux, devant un autre
chef-d'œuvre incommensurable de la téléréalité.
— Bien dormi ?
— Comme une marmotte. Tu veux un
croissant ?
— Pourquoi pas…
Ari enleva ses chaussures et s'approcha de la jeune
femme. Il lui déposa un baiser sur le front – suffisamment
détaché, espéra-t-il – puis s'installa à côté d'elle.
— Tu as trouvé ce que tu
cherchais ?
— Je pense.
— Alors ?
— Alors rien, pour l'instant.
— Tu pourrais quand même m'en dire plus,
Ari…
Mackenzie lui adressa un sourire embarrassé. Il
conservait pour la jeune femme une once de soupçon qui l'empêchait
de se livrer totalement.
— Marie, je t'ai promis de faire de mon mieux
pour retrouver ton père. Crois-moi, cette enquête me tient à cœur.
Mais je n'ai pas forcément le loisir de te faire un rapport
détaillé de toutes les avancées de mes investigations.
Ari prit un croissant sur le plateau, puis il
ouvrit sur ses genoux le gros volume qu'il avait apporté. Il tourna
les pages tout en devinant les coups d'œil en biais que la jeune
femme jetait par-dessus son épaule. Il lui suffit de quelques
instants pour obtenir la confirmation qu'il attendait depuis la
veille. Il ne s'était pas trompé.
Empressé, il fit claquer le livre devant lui en le
refermant. Marie sursauta.
— Tu m'as fait peur ! Tu as trouvé
quelque chose ?
— Oui, répondit-il avec un sourire ravi.
Sans rien ajouter, il prit son téléphone portable
et composa le numéro d'Iris Michotte. Il fit signe à Marie de
baisser le son de la télévision. L'actrice poussa un soupir et
s'exécuta.
— Iris ? C'est moi. Je crois que je sais
ce que fabrique le Docteur.
— Explique.
Il jeta un coup d'œil vers Marie, hésita, puis
estima qu'il était ridicule de jouer les paranoïaques. Il parla
librement devant elle.
— Les différents centres de la Summa Perfectionis que tu as mentionnés dans ta
synthèse…
— Eh bien ?
— Ils correspondent tous à une entrée supposée
de la Terre Creuse.
— Tu en es certain ?
— Oui. Voici les sept entrées les plus souvent
mentionnées par les différents auteurs : les Grottes de Los
Tayos en Amazonie équatorienne, le désert de Gobi en Mongolie, le
puits miraculeux de Saint-Julien-le-Pauvre à Paris, la Grande
Pyramide de Khéops en Egypte, le Mont Shasta en Californie, le
centre du Pôle Nord et le puits de Sheshna à Vârânasî en
Inde.
— Merde alors !
— Je ne te le fais pas dire ! Cela
correspond quasiment à la liste des centres de recherche installés
par la Summa Perfectionis…
Marie, à côté de lui, reposa sa grande tasse de
thé. Elle faisait mine de ne pas écouter, mais Ari se doutait
qu'elle était toute ouïe.
— Bon… Et ça veut dire quoi ? demanda
Iris au bout du fil.
— Ça veut dire que le Docteur croit à
l'authenticité de ces fameuses portes et qu'il cherche quelque
chose sous terre. Quelque chose que nous aurions peut-être trouvé
si nous avions pu aller au bout du tunnel de
Saint-Julien-le-Pauvre. Et pour ce faire, Weldon utilise une
organisation internationale de protection de la nature… Et cherche
à obtenir l'aide de plusieurs géologues.
— Leur aide ? Mais sur les trois qui ont
disparu, il y en a un qui est mort, probablement assassiné de la
même façon que Sandrine Monney… Tu appelles ça obtenir de l'aide,
toi ?
Ari regarda l'actrice. Il était gêné de parler de
cela devant elle alors que son père faisait partie des disparus.
Mais cette fois la jeune femme soutint directement son regard,
l'invitant à continuer.
— Peut-être que celui-là a refusé de
collaborer… Comment s'appelait-il déjà ?
— Alamercery.
— Eh bien peut-être qu'Alamercery était moins
conciliant, supposa Ari.
— Peut-être. Mais alors, à ton avis, qu'est-ce
que le Docteur cherche sous terre ? Qu'est-ce qu'il y avait au
bout de notre tunnel, Ari ?
— C'est bien la question. Le seul moyen de
savoir, ce serait d'aller y refaire un tour…
— Le puits a été scellé, aujourd'hui il est
classé Secret Défense. Tu peux oublier.
— Ouais. Alors peut-être vais-je devoir
visiter l'une des autres entrées. Tu veux que je te dise ? Je
suis prêt à parier que le Docteur se trouve en ce moment même dans
l'un des centres, et qu'il y a emmené les deux géologues.
— Ça tient debout. S'il recherche quelque
chose qui est caché sous terre…
— S'il a fait tuer Sandrine Monney et son
collègue, c'est sans doute que le Docteur avait peur qu'ils ne
découvrent les véritables activités de la Summa Perfectionis. Mais je me demande en revanche
pourquoi il cherche si activement à mettre la main sur les
documents de Mancel. Peut-être contiennent-ils des informations qui
nous ont échappé sur les entrées de la terre creuse…
Iris ne répondit pas.
— Dans ta synthèse, reprit Mackenzie, tu as
mentionné cinq centres. En Amazonie équatorienne, en Mongolie, en
Californie, au Pôle Nord et en Inde. Je me vois mal les visiter
tous ! Il faudrait qu'on puisse envoyer des gens sur
place.
— Pour ça, il faudrait qu'on mette la DCRI au
courant. Et je ne crois pas que ce soit une bonne idée, Ari.
— Non. En effet. On va devoir se débrouiller
autrement. Je te tiens au courant.
Il raccrocha.
— C'est quoi, la Terre Creuse ? demanda
Marie, qui le dévisageait d'un air interdit.
— Une légende selon laquelle la Terre serait
creuse et renfermerait un grand mystère, peut-être une population
inconnue – voire une race supérieure. C'est une théorie qui
était très à la mode dans l'entourage mystique d'Hitler, et qui
fait écho au mythe de l'Hyperborée ou de l'Agartha, le royaume
souterrain… Selon cette légende, il existerait sur terre plusieurs
portes souterraines conduisant vers l'Agartha, et donc vers les
mystères de la Terre Creuse.
— Je vois. Et tu penses que Weldon aurait
emmené mon père dans l'un de ces endroits ?
— C'est une possibilité. Il va falloir que je
vérifie.