31.
L'heure du dîner était arrivée et toutes les tables du Sancerre étaient à présent occupées. Ari avait terminé ses recherches sur le glyphe de John Dee depuis plusieurs minutes, et Iris n'appelait toujours pas.
Il décida donc, pour faire passer le temps, de se rafraîchir la mémoire sur la Table d'émeraude et de prendre de nouvelles notes en consultant ses ouvrages. Il avait l'habitude de procéder de la sorte : rassembler un maximum d'informations sur les sujets liés à son enquête pour créer, dans son esprit, un contexte, une matière. S'il n'en tirait pas toujours des réponses, il y trouvait au moins des pistes de réflexion.
Ainsi chercha-t-il plusieurs articles traitant plus ou moins directement de la Table d'émeraude. Comme souvent lorsqu'il s'agit d'hermétisme, histoire réelle et légende se mêlaient de façon confuse. Il fallait croire que la tendance des hermétistes à jouer les diaboliques remontait à la nuit des temps, et la chronologie de ce domaine regorgeait de mystifications historiques qui polluaient la recherche. Selon eux, c'était un moyen de brouiller les pistes pour les profanes et de ne révéler leurs secrets qu'aux véritables initiés. Selon Ari, c'était surtout la preuve d'une absence totale de rigueur scientifique et un moyen d'enrober leurs foutaises dans un corpus pseudo-historique. Il essaya toutefois d'y voir un peu plus clair.
D'après la légende, la Table d'émeraude était une pierre sur laquelle on avait gravé l'enseignement d'Hermès Trismégiste, connu pour être le fondateur de l'alchimie (d'où le mot hermétique). Cette tablette aurait été retrouvée dans son tombeau. Or Hermès Trismégiste – littéralement trois fois très grand – étant l'équivalent grec du dieu égyptien Thot, et donc un personnage mythique, il était aisé pour un observateur cartésien comme Ari d'en déduire que la table, comme le dieu en question, n'avait jamais existé.
L'origine de cette tablette était donc une mystification de plus dans l'histoire de l'hermétisme. Mais peu importait. Mackenzie ne cherchait pas, pour l'instant, à infirmer son authenticité mais à comprendre en quoi elle intéressait le Docteur. Quel lien elle pouvait avoir avec Villard de Honnecourt, par exemple.
Il poussa un soupir et continua de prendre des notes.
La Table d'émeraude était un texte court, allégorique, dont le sens paraissait pour le moins obscur… Sa version la plus célèbre était sa traduction latine, qui avait soudain paru dans multiples ouvrages, se reprenant les uns les autres, à partir du xiie siècle. Elle faisait depuis lors l'objet de nombreux commentaires et son contenu était suffisamment inintelligible pour inspirer des interprétations des plus diverses.
Ari entreprit d'en relire une traduction française, même s'il la connaissait déjà dans les grandes lignes, pour avoir eu de multiples fois l'occasion de la parcourir.
« Il est vrai, sans mensonge, certain, et très véritable. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut : et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d'une seule chose. Et comme toutes les choses ont été, et sont venues d'un, par la méditation d'un : ainsi toutes les choses sont nées de cette chose unique, par adaptation. Le soleil en est le père, la lune est sa mère, le vent l'a portée dans son ventre ; la Terre est sa nourrice. Le père de tout le Telesme de tout le monde est ici. Sa force ou puissance est entière, si elle est convertie en terre. Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l'épais doucement, avec grande industrie. Il monte de la terre au ciel, et derechef il descend en terre, et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures. Tu auras par ce moyen la gloire de tout le monde ; et pour cela toute obscurité s'enfuira de toi. C'est la force forte de toute force : car elle vaincra toute chose subtile, et pénétrera toute chose solide. Ainsi le monde a été créé. De ceci seront et sortiront d'admirables adaptations, desquelles le moyen en est ici. C'est pourquoi j'ai été appelé Hermès Trismégiste, ayant les trois parties de la philosophie de tout le monde. Ce que j'ai dit de l'opération du Soleil est complet ».
Ari ne put s'empêcher de glousser et relut le texte en secouant la tête. Il imaginait le sourire hilare du farceur qui, au xiie siècle, avait inventé ce charabia empesé, encore interprété près de mille ans plus tard. Sans doute n'avait-il pas rêvé d'un tel succès… Car, en effet, les commentateurs de ce gloubi-boulga mystique avaient été nombreux, et non des moindres.
Ainsi Roger Bacon, au xiiie siècle, qui en fit un résumé allégorique du Grand Œuvre. Ainsi André Breton, en 1930, qui s'appuya sur la Table d'émeraude pour rédiger le Second manifeste du surréalisme.
Ari survola quelques-unes des principales interprétations qu'il put trouver de la Table d'émeraude. La plupart des spécialistes y voyaient une sorte de mode d'emploi pour fabriquer la Pierre Philosophale. Certains, plus fins, affirmaient que le texte portait plutôt sur « la substance la plus profonde de chaque chose », ce que les alchimistes appelaient la « quintessence »… Le sommet de la perfection ? se demanda Mackenzie. Mais nulle part il ne trouva quoi que ce fût qui lui rappelât Villard de Honnecourt.
En jetant un coup d'œil aux différentes représentations graphiques de la Table d'Émeraude, il en trouva plusieurs où la tablette était surmontée du célèbre acronyme latin « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem[1] », dont les sept initiales formaient le mot VITRIOL. Ce mot avait jadis désigné l'acide sulfurique, lequel faisait partie des substances découvertes par… Jâbir ibn Hayyân.
On se mord la queue, pensa Ari en refermant les livres devant lui.
Comme il l'avait craint, le tissu des analogies fantaisistes se remettait en place. Néanmoins, il y avait bien un lien, même infime, entre la Table d'émeraude et Honnecourt. Car cette Interiora Terrae était bien le lieu secret – en l'occurrence le tunnel caché au fond d'un puits au cœur de Paris – que Villard avait permis de découvrir. Le bâtisseur du xiiie siècle avait précisément utilisé cette expression sur la toute première des six clefs de son énigme. Ari retrouva, au début de son carnet, le texte de Villard, en picard médiéval.
« Se es destines, si come iou, a le haute ouraigne, si lordenance de coses enteras. Lors greignor sauoir te liuerra Vilars de Honecort car il i a un point de le tiere u une entree obliie est muchie lequele solement conoisent li grant anchien del siecle grieu et par la puet on viseter Interiora Terrae. »
Puis il relut la traduction. « Si tu es, comme moi, destiné à la création, tu comprendras l'ordre des choses. Villard de Honnecourt, alors, te livrera son plus grand savoir, car il est un point de la terre où se cache une entrée oubliée, connue seule des grands anciens du monde grec, et qui permet de visiter l'intérieur de la terre. »
Le lien entre la Table d'émeraude et Villard était bien l'acrostiche VITRIOL. Mais que pouvait-on en déduire ?
Mackenzie se frotta les yeux, se leva, fit signe à Bénédicte de surveiller ses affaires et sortit fumer une cigarette.
Il en était à la troisième d'affilée quand son téléphone sonna enfin.
— Tu as trouvé quelque chose d'intéressant ?
— Figure-toi que oui, répondit Iris d'une voix enthousiaste.
— J'aime quand tu commences comme ça…
— Sur Charles Lynch, rien de pertinent. C'est un type sans histoire. Son père était un officier anglais qui avait mis une Française enceinte en 1945… Il est resté en France et a épousé la future maman. Charles Lynch est donc né dans les Landes en 1946. Après une enfance visiblement tranquille, il a étudié la géologie à l'université de Bordeaux. Son doctorat en poche, il a rejoint l'université Pierre et Marie Curie à Paris où il a fait toute sa carrière, jusqu'à sa retraite l'an dernier. Son épouse, qui était enseignante également, est morte de la maladie de Huntington en 1992, alors que leur fille unique, Marie, avait douze ans. C'est un homme qui n'a jamais eu affaire à nos services, casier judiciaire vierge, aucune activité politique connue, jamais triché sur ses impôts, rien…
— Ah… Je croyais que tu avais déniché quelque chose d'intéressant.
— Oui. Mais ce n'est pas directement lié à lui.
— Je t'écoute.
— En fait, c'est un pur hasard. En effectuant quelques recherches sur sa profession, devine ce que j'ai découvert ?
— Dis-moi.
— Au cours des deux derniers mois, deux hommes qui exerçaient exactement le même métier – chercheur en géologie dans le milieu universitaire – ont disparu. L'un est mort dans des conditions un peu étranges et l'autre s'est tout bonnement volatilisé, comme Lynch.
— My god ! Qu'est-ce que tu entends par des conditions un peu étranges ?
— Un arrêt cardiaque brutal sans le moindre antécédent médical.
— Ça arrive tous les jours.
— Je sais, mais je n'ai pu m'empêcher d'y voir un lien étrange, vu que deux autres géologues avaient disparu.
— Un lien étrange ? Méfie-toi, tu deviens une diabolique, Iris. Bon… Et en dehors de leur profession, ces trois personnes ont-elles d'autres points communs ?
— Rien de flagrant. Tous les trois avaient entre cinquante et soixante-deux ans. Mais je n'ai pas approfondi les recherches. Je m'en occupe et je t'envoie les trois dossiers.
— Entendu. Tu peux me dire le nom des deux autres ?
— Celui qui est mort s'appelait Franck Alamercery et l'autre Louis Nebati.
Ari nota les patronymes sur son carnet Moleskine.
— Parfait. Pendant que tu y es, regarde si tu trouves quelque chose sur un certain P. Rubedo.
Il lui épela le nom et la remercia avant de raccrocher. Sans attendre, il sortit de sa poche le bout de papier sur lequel Marie Lynch avait noté son numéro et il appela la jeune femme.
1-
Visite l'intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée.
Les cathédrales du vide
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