48.
— Erik Levin et son épouse ont quitté le
complexe.
Weldon, assis à son bureau, le nez plongé dans un
livre ancien tout de cuir relié, ne manifesta pas la moindre
réaction. Il garda la tête baissée, impassible, comme s'il n'avait
pas entendu.
— Weldon ? Vous m'écoutez ?
— Bien sûr, Roberts. Mais je suis déjà au
courant. Tell me something I don't
know[1], ajouta-t-il avec un terrible
accent français.
— Et vous n'envoyez personne à leur
poursuite ?
— Pas pour le moment. Il n'y a pas
d'urgence.
Mark Roberts, la quarantaine, était un homme grand,
mince et élégant. Les cheveux coiffés en arrière, le costume strict
et taillé sur mesure, l'élégance travaillée, il avait tout de
l'homme d'affaires britannique. Contraint de collaborer avec le
Docteur, il était tout l'opposé du vieil original et ne partageait
presque rien avec lui, si ce n'est une inextinguible soif d'argent
et de pouvoir.
— Et c'est tout l'effet que cela vous
fait ?
Weldon releva enfin la tête. Il avait l'air d'un
directeur de collège qui s'apprête à sermonner un élève depuis son
bureau.
— Mark. Je savais depuis deux jours qu'Erik et
son épouse allaient s'enfuir. Pour tout vous dire, j'ai même fait
en sorte qu'ils y parviennent sans qu'ils se rendent compte que
nous leur facilitions la tâche. Donc, oui, c'est tout l'effet que
cela me fait.
— Mais pourquoi avez-vous fait ça ?
s'exclama Roberts, incrédule.
— Parce que c'était la meilleure politique.
Auriez-vous préféré une fusillade à l'intérieur du complexe ?
Un scandale ? De quoi inquiéter tout le monde et laisser
se propager un vent de panique ? Non. Nous avons fait ce
que nous avions à faire. Rassurez-vous, ils n'iront pas loin. Borja
rentre demain.
— Borja ! Borja ! Vous croyez que
votre clown est la solution à tous vos problèmes ?
Le Docteur baissa à nouveau les yeux sur son
ouvrage.
— Votre père aurait compris tout de suite,
dit-il d'un air détaché, légèrement méprisant.
— Oui, je sais, mon père ceci, mon père cela…
Mais mon père est mort, Weldon, et c'est moi qu'il a couché sur son
testament, pas vous ; alors il va bien falloir vous habituer à
travailler en ma compagnie. Mon père vous faisait une confiance
aveugle, il vous a offert bien plus qu'il n'aurait dû. Ne comptez
pas sur moi pour être aussi généreux.
— Votre père me faisait confiance parce qu'il
me savait le seul capable de réaliser la tâche que nous nous sommes
fixée. Il avait besoin de moi, et c'est aussi votre cas.
— L'intérêt est partagé. Vous dépendez autant
de moi que moi de vous.
— Allons, soyez réaliste ! Je n'ai pas
besoin de vous, Mark, mais de l'argent que votre père vous a
légué.
— Nous ne jouons pas, Mark.
— Parfois, en ce qui vous concerne, je me le
demande. La fuite d'Erik et Caroline Levin ne m'amuse pas du tout,
mais vous, vous semblez prendre tout cela à la légère…
— Je vous l'ai dit : ils n'iront pas bien
loin. Et Borja rentre demain. Il s'occupera d'eux. Vous pouvez
retourner vous coucher. J'ai des problèmes plus importants à
régler.
— Vous croyez vraiment que votre Borja pourra
faire quelque chose ? Comment voulez-vous qu'il les
rattrape ?
— Borja n'échoue jamais.
Le Britannique partit d'un rire moqueur. Puis il
s'assit en face de son interlocuteur.
— Bon. Expliquez-moi une bonne fois pour
toutes ce que vous lui trouvez, à ce type. Pour moi, c'est
simplement un malade mental, comme beaucoup de vos amis,
d'ailleurs.
— Vous dites cela parce que vous rêvez de
gagner mon amitié ?
Roberts ne releva pas l'ironie.
— Borja est précieux, assura le Docteur. Les
gens comme lui sont rares. C'est un véritable cadeau. La nature en
a fait un être d'exception, et il s'est plié à ce qu'elle attendait
de lui.
— Qu'est-ce que vous racontez ?
Weldon releva la tête et ses yeux s'assombrirent.
Il ne souriait plus.
— Borja souffre d'analgésie congénitale.
Savez-vous ce que c'est ?
— Non.
— Indifférence à la douleur. C'est une maladie
génétique extrêmement rare.
— Ce doit être pratique, en effet…
— Pas tant que ça. La douleur, mon cher Mark,
est essentielle à la survie de l'individu. Les victimes d'analgésie
congénitale passent leur temps à se brûler sans s'en rendre compte,
à se mordre la langue en mangeant, à se blesser… Elles ont des
problèmes d'articulations car elles se tiennent debout trop
longtemps ou n'ont pas le réflexe de se tourner pendant leur
sommeil. Quand elles sont malades, elles ne ressentent pas les
premiers symptômes de leur mal… Résultat, elles meurent toutes à un
âge précoce.
— Pourtant, votre Borja est
quinquagénaire…
— Judicieuse observation, Roberts. Au lieu de
prendre sa maladie comme une malédiction, il en a fait sa force.
Plier avec le vent, mon ami.
Le Docteur se leva et rejoignit un coin de la
pièce. Un nécessaire à thé traditionnel était disposé là, sur un
guéridon. Il commença par verser de l'eau chaude dans une petite
théière en grès, plusieurs fois de suite. Puis il ouvrit une boîte
en bois sculpté et découpa un morceau de thé, fort ancien à en
juger par la consistance.
— La légende raconte que Jigoro Kano découvrit
la voie de la souplesse lors d'un hiver terrible, en observant les
branches d'un cerisier. Les plus grosses branches cassaient sous le
poids de la neige alors que les plus souples pliaient et se
débarrassaient de leur ennemie avec aisance.
Mark Roberts, perplexe, regarda le Docteur terminer
sa cérémonie du thé. Décidément, le vieil homme ne cesserait jamais
de le surprendre. Il se servait son breuvage en respectant les
gestes d'un rituel ancestral, d'une prodigieuse élégance, comme
s'il s'était trouvé devant un large public attentif.
— Les hommes comme Borja et moi n'ont pas de
meilleure façon de se débarrasser de leurs ennemis : la voie
de la souplesse. Je vous sers un peu de thé ?
— Non merci. Et ces drogues qu'il avale ?
insista Roberts pour revenir à leur sujet. Un type qui se bourre de
médicaments, moi, ça ne me rassure pas.
Weldon se rassit à son bureau, une tasse fumante
dans la main.
— Au contraire. Cela prouve son génie,
expliqua-t-il avec un sourire sarcastique. Plutôt que de chercher à
soigner son affection, il la rend plus forte, plus redoutable, plus
efficace. La chlorpromazine est un antipsychotique. C'est un
calmant utilisé dans le traitement des psychoses, comme la
schizophrénie par exemple…
— Et alors ? Où voulez-vous en
venir ? Que Borja soit un schizophrène notoire, ça, personne
n'en doutait !
— Pas le moins du monde. Borja est sain
d'esprit. Simplement, ce neuroleptique rend le sujet insensible aux
émotions. En somme, entre son analgésie congénitale et les
neuroleptiques qu'il avale, Borja ne ressent rien, strictement
rien, ni douleur physique, ni émotions.
— C'est un monstre.
— Non, c'est une œuvre d'art.