21.
Les gardiens dans le hall d'accueil parurent
étonnés en voyant arriver Ari à Levallois de bon matin. Cela
faisait plusieurs semaines que Mackenzie n'avait pas mis les pieds
au siège de ce qu'il convenait maintenant d'appeler la DCRI. Il y
avait déjà eu quelques changements à l'intérieur des locaux, suite
à la fusion entre les RG et la DST. L'immeuble était encore en
pleine effervescence et on pouvait lire dans les yeux des agents
tantôt de l'agacement, tantôt de l'excitation.
Ari salua les deux policiers qui gardaient l'entrée
et passa le sas de sécurité. Dans l'ascenseur, il croisa deux ou
trois collègues qui hochèrent poliment la tête mais aucun ne le
dérangea avec des questions sur sa santé ou la raison de son retour
précoce.
Il ne s'arrêta pas au cinquième étage pour aller
voir Iris et s'excuser de la façon dont il s'était comporté la
veille, mais se dirigea tout droit en direction de son bureau,
situé au fin fond du septième étage. Pour le moment, il n'avait
qu'une seule idée en tête, et elle ne pouvait pas attendre.
En traversant le couloir, il releva quelques
regards surpris derrière les vitres, rien de plus. Quand il fut
devant son bureau, il poussa un soupir de soulagement. Il avait
craint, toute la nuit, qu'on l'ait déménagé, sans sommation,
pendant sa longue convalescence. Mais non, tout était là, en
place.
Ari poussa lentement la porte en verre et resta un
moment sur le seuil, comme si retourner ici, dans ce lieu qui
symbolisait un travail dont il ne voulait plus, lui demandait un
véritable effort. Puis il s'installa à son bureau. Il lança un
regard découragé aux enveloppes empilées à côté de cet ordinateur
qu'il n'allumait presque jamais. Ari était quasiment aussi
allergique à l'informatique qu'au courrier. Il haussa les épaules.
Il n'était pas venu pour ça. D'ailleurs, il n'était même pas censé
être là.
Il fit volte-face sur sa chaise à roulettes et
glissa jusqu'au placard derrière lui. Il ouvrit la double porte à
soufflets et, sans une seconde d'hésitation, attrapa une chemise
cartonnée coincée au milieu des autres. Il n'avait pas besoin de
regarder l'étiquette. Il savait qu'il s'agissait de la bonne. Celle
de l'affaire des carnets de Villard.
Il se tourna à nouveau vers son bureau et consulta
le dossier devant lui. Les photos, les croquis et les notes
s'étalèrent sous son regard illuminé.
À cet instant, le téléphone se mit à sonner. Il
leva les yeux et reconnut le numéro de Gilles Duboy, son supérieur
hiérarchique direct, chef de feu la section Analyse et prospective.
Il se demanda de quel poste celui-ci avait hérité, au sein de la
nouvelle structure. Il grimaça et se refusa à répondre. Après tout,
il était encore en arrêt maladie. Duboy n'avait qu'à aller se faire
foutre.
Ari se replongea dans les documents. Quelque chose
le taraudait depuis la veille. Les paroles qu'avait répétées son
père résonnaient encore dans sa tête : tu
devrais aller voir le docteur.
Une à une, il relut ses notes relatives à la
chronologie de l'investigation. D'abord le meurtre de Paul Cazo.
Puis celui des cinq autres membres de la loge Villard de
Honnecourt. Le démantèlement de la confrérie du Vril, une société
secrète de mystiques néo-nazis responsable des meurtres et, plus
loin, la découverte de l'objet de leur convoitise : les six
pages disparues des carnets de Villard de Honnecourt. Enfin, la
résolution de l'énigme cryptée sur ces pages manuscrites…
Une à une les étapes de l'enquête lui revenaient en
mémoire. Mais ce n'était pas ce qu'il était venu chercher. Non. Ce
qui l'intéressait se situait plus loin. Car voilà : Ari avait
été témoin d'une chose étrange juste après la fermeture de
l'enquête et il était presque certain que son père, de façon à
peine voilée, lui avait indiqué que c'était la meilleure piste pour
lui, à l'heure actuelle.
Alors qu'il s'apprêtait à relire la dernière note
du dossier, Ari sursauta en entendant s'ouvrir la porte de son
bureau.
— Qu'est-ce que vous foutez là,
Mackenzie ? Pourquoi vous ne répondez pas au
téléphone ?
Le commissaire divisionnaire Gilles Duboy était un
homme petit, qui venait de dépasser la cinquantaine. Il avait de
courts cheveux noirs, coiffés à la romaine, et un visage dur et
sombre. Il semblait porter sur sa figure les stigmates de son
antipathie chronique.
— Vous êtes en arrêt maladie, bordel !
Vous n'avez pas à mettre les pieds ici ! S'il vous arrive
quelque chose, vous n'êtes pas couvert par l'assurance.
— C'est toujours aussi agréable de vous
retrouver, chef, répondit Mackenzie sur un ton ironique. J'aurais
bien aimé papoter avec vous, malheureusement je suis seulement venu
récupérer quelques affaires. Je ne reste pas…
Duboy secoua la tête.
— Vous n'êtes pas croyable, même en congé vous
arrivez à me faire chier, Mackenzie !
— Vous dites ça pour me faire plaisir…
Le visage du commissaire divisionnaire se
transforma lentement. Un sourire cynique se dessina sur ses
traits.
— Vous ne perdez rien pour attendre… J'attends
votre retour avec impatience. Je vous ai concocté une mutation aux
petits oignons.
L'ancien chef de section sortit du bureau avec un
air satisfait. Il pensait peut-être pouvoir faire peur à Mackenzie,
mais celui-ci était à mille lieues de se préoccuper de son avenir à
la DCRI. Pour l'heure, il avait bien mieux à faire.
Ari regarda Duboy disparaître de l'autre côté du
couloir et se replongea dans son dossier.
Il récupéra une note manuscrite dont le titre était
un simple nom de famille : Weldon.
Il relut son propre résumé.
Quelques jours après la clôture de l'affaire,
Mackenzie avait découvert, en regardant la télévision, qu'elle
avait été indirectement récupérée par Weldon, un homme obscur,
visiblement dans les petits papiers du ministère de l'Intérieur…
Fait d'autant plus troublant que Weldon, dont Ari avait plusieurs
fois croisé le nom par le passé, était une sorte d'illuminé, figure
sulfureuse des milieux ésotéristes parisiens, flirtant avec divers
mouvements occultistes sectaires et à la limite de la
clandestinité. Quand il avait demandé à sa hiérarchie de lui
expliquer à quel titre cet homme, a
priori civil, avait été habilité à se saisir du dossier, on
lui avait opposé une fin de non-recevoir et toutes les portes
s'étaient refermées. Ari avait été sommé de retourner sagement à
son « groupe sectes » et à ses notes de synthèse.
Or la veille, les propos de son père avaient
réveillé sa curiosité à l'égard du personnage. Tu devrais aller voir le docteur. Dans les milieux
ésotéristes, Weldon se faisait justement appeler Le Docteur.
S'il devait rouvrir en secret le dossier des
carnets de Villard de Honnecourt, Ari devait commencer par là. Son
père, il en était certain, l'avait mis sur la seule piste
valable.
Il referma le dossier, le glissa sous son bras et
sortit de son bureau d'un pas rapide. Il prit l'ascenseur et
s'arrêta cette fois au cinquième étage. Apercevant le visage rond
d'Iris Michotte à travers la baie vitrée, il frappa à la porte mais
n'attendit pas la réponse de sa collègue pour entrer.
— Tiens ? T'es là, toi ?
lança-t-elle, réellement étonnée, une touche de rancœur dans la
voix.
— Ouais. Tu m'en veux encore pour hier
soir ?
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je me suis dit que tu avais raison…
— C'est-à-dire ?
— On va la terminer, cette enquête.
Iris écarquilla les yeux. Ce n'était pas dans les
habitudes de Mackenzie de reconnaître ses torts.
— C'est pour ça que tu viens me voir ?
T'as besoin d'aide, c'est ça ?
Ari lui adressa un sourire embarrassé.
— Ne sois pas cruelle. Tu sais très bien que
je ne pourrais pas me passer de toi. Tu es la meilleure pour
dénicher des infos sur les gens.
— Alors on reprend vraiment
l'enquête ?
— Oui.
— Vrai de vrai ?
— Vrai de vrai. Tu peux faire une recherche
sur un nom ?
— Je t'écoute.
— Weldon. Mais attention, c'est probablement
un pseudonyme. C'est un type que j'ai déjà croisé une ou deux fois
dans les cercles ésotéristes parisiens. Une sorte d'éminence grise
de ces milieux-là.
— C'est tout ce que tu peux me donner sur
lui ? Un pseudo ?
— Désolé, je ne sais pas grand-chose. C'est un
grand maigre, les cheveux ébouriffés, les traits creusés, on dirait
un peu Raspoutine. Quelques jours après la fermeture de l'affaire
des carnets de Villard de Honnecourt, je l'ai vu à la télé, comme
par hasard, aux côtés du ministre de l'Intérieur et du procureur.
Souviens-toi, le nom de Weldon était apparu à plusieurs endroits,
lors de notre enquête. Je suis certain qu'il s'agit du même type.
Un illuminé mystique qui se fait aussi appeler Le Docteur. Je n'ai jamais réussi à comprendre qui
était ce mec. Tout ce que je sais, c'est qu'il a sans doute le bras
long et qu'il utilise plusieurs pseudonymes, plus improbables les
uns que les autres. Je me souviens de Bellamarre et Ragoczy… et,
bien sûr, Weldon, ou Chevalier Weldon, même, il me semble. Le type
doit se prendre pour une réincarnation du Comte de
Saint-Germain…
— Je vois le genre. Je vais voir ce que je
peux faire.
— L'idéal, tu t'en doutes, serait que tu
trouves sa véritable identité.
— Je vais voir ce que je peux faire, répéta
Iris.
— Tu es la meilleure.
— Tu sais, si tu te décidais enfin un jour à
te servir d'un ordinateur, tu pourrais très bien y arriver tout
seul…
— Peut-être, mais alors je n'aurais plus
besoin de toi, et avoue que ça te manquerait, hein ?
— Mouais…
— Et puis, tu le sais comme moi, je ne me
servirai jamais de ces foutues
machines. Je suis un homme de papier, de livres. Les livres ne font
jamais d'erreur système, ne manquent jamais de mémoire et
n'attrapent pas de virus.
— Ouais, t'es surtout un gros ringard.
— Je ne reste pas, j'ai Duboy sur le dos. Je
rentre chez moi, tu m'appelles quand t'as du neuf ?
Iris hocha la tête. Ari l'embrassa sur le front et
se dirigea vers la porte.