51.
Ari descendit sur le quai et se dirigea vers le
parking de la gare en essayant à nouveau d'appeler Marie Lynch.
Mais il tomba encore sur son répondeur. Ce silence l'inquiétait de
plus en plus.
Son intuition lui disait que l'histoire de cette
jeune femme ne tenait pas vraiment debout. Depuis le début, il se
demandait si elle n'avait rien à cacher. Il refusait de croire que
sa présence rue de Montmorency au même moment que lui fût une
coïncidence. Pourtant, quand il était venu chez son père, l'actrice
n'avait pas eu l'air de dissimuler quoi que ce fût. Il éprouvait
une envie fulgurante de se confronter à elle dès maintenant. Ou
peut-être avait-il tout simplement envie de la voir. Et le fait
qu'elle ne répondît pas au téléphone, sans doute, devait exacerber
ses sentiments.
Il entra dans l'un des ascenseurs qui conduisaient
au parking. Arrivé au troisième sous-sol, il sourit au son des
violons langoureux et mielleux que les haut-parleurs diffusaient
dans les allées. Un type avait un jour fait une étude qui
démontrait que le nombre de viols diminuait dans les parkings quand
on y passait ce genre de mièvreries. Mackenzie dut reconnaître
qu'il fallait une libido sacrément perverse pour être excité par le
jeu d'André Rieu. Il s'engouffra dans sa MG, démarra et augmenta
instantanément le volume de son autoradio.
La cassette de compilation – laquelle était coincée depuis au moins deux
ans dans l'appareil, si bien qu'Ari n'écoutait jamais autre chose
dans sa voiture – se mit en route. La voix de John Fogerty
s'éleva des haut-parleurs nasillards, comme une mise en garde
adressée au conducteur.
I see a bad moon rising
I see trouble on the way
I see earthquakes and lightnin'
I see bad times today[1]
Mackenzie ouvrit la capote, la laissa retomber
derrière lui, passa la marche arrière et extirpa la vieille
anglaise de la longue rangée de voitures. Le morceau de
Creedence Clearwater Revival se mit à
résonner entre les parois de béton et rivalisa avec le bruit du
moteur pour tenter de faire couvrir, dans un capharnaüm
réjouissant, les violons de la valse empesée.
Une fois dehors, Ari remonta tout droit vers la
place de la Nation dans les vapeurs vacillantes d'un Paris de
canicule. À mi-chemin, il sentit son téléphone vibrer dans sa
poche. Il brancha son kit mains-libres et répondit à l'appel d'Iris
Michotte.
— J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle,
annonça-t-elle.
— La bonne d'abord.
— C'est bien lui. Jean Laloup est bien le
Docteur.
— Tu en es sûre ?
— Eh bien, autant qu'on peut l'être quand un
homme utilise tant de pseudos différents. Mais a priori, c'est bien lui. Je suis en train de
consolider sa bio, si ça t'intéresse.
— Tu me donneras ça quand on se verra. Et la
mauvaise nouvelle ?
— Ton ami Malençon vient d'être hospitalisé à
Genève.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Il a été légèrement exposé à un
neurotoxique.
Ari blêmit.
— Comment va-t-il ?
— Heureusement pour lui, c'était une dose très
réduite. Sa vie n'est pas en danger.
— On était hier soir dans les bureaux de
Sandrine Monney et Stéphane Drouin. Ils sont morts après avoir été
exposés eux aussi à un neurotoxique. Il a dû être empoisonné
là-bas.
— Dans ce cas, tu l'aurais été aussi. Or, ce
n'est pas le cas.
— Sauf si c'est un neurotoxique qui passe par
voie transcutanée, répliqua Ari.
— Il a touché quelque chose que tu n'as pas
touché ?
— Le clavier de l'ordinateur.
— Tu penses que Monney et Drouin auraient été
tués de cette façon ?
— Peut-être. Ça colle. Un neurotoxique
transcutané sur le clavier de l'ordinateur. Etonnant toutefois
qu'il n'y ait pas eu d'autres victimes. Il y a quand même pas mal
d'écart entre la mort de Monney et celle de son collègue. Le poison
n'aurait pas dû être efficace aussi longtemps. À moins qu'on en ait
mis sur leurs claviers respectifs à deux moments différents.
— Oui. Ou bien Sandrine Monney a été
empoisonnée ailleurs. Drouin est mort quelques secondes après être
descendu du bureau. Pour lui, ça tient. Ton ami Malençon est
peut-être une victime collatérale.
— Possible.
— Tu viens à Levallois ? Je pourrais te
donner ce que j'ai sur Jean Laloup.
— Non. Je vais faire un saut chez Marie Lynch.
Elle ne répond pas depuis ce matin. Je suis un peu inquiet. Tu n'as
rien trouvé sur elle ?
— Rien.
— Tu peux te renseigner sur la maladie de
Huntington ? Tu m'as dit que sa mère en était morte. Il se
pourrait qu'elle en soit atteinte elle aussi…
— OK. Je vais voir ce que je trouve.
— On se tient au courant.
Il raccrocha et appela aussitôt Malençon.
— Ari ? C'est toi ?
— Oui… J'ai appris. Ça va ?
— Bien joué, le coup du whisky nippon
empoisonné, espèce d'ordure !
Ari ressentit un vrai soulagement. Si Jérôme avait
encore le sens de l'humour, cela ne devait pas être trop
grave.
— Je t'avais bien dit que c'était trop fort
pour toi. La prochaine fois, je t'apporte de la Suze.
— Petit con.
— Ils vont te garder combien de
temps ?
— Je sors ce soir. L'intoxication est légère.
Mais maintenant, il va falloir que j'explique à mon boss comment
j'ai pu être exposé au même neurotoxique que Monney et
Drouin.
— Le principal, c'est que tu sois en
vie.
— Et évidemment, toi, tu n'as
rien !
— Non. Je pense que le poison était sur le
clavier de l'ordinateur. Tu vois que j'ai raison de me méfier de
ces trucs-là. L'informatique tue.
— J'ai un doute, soudain : je t'ai dit,
déjà, que tu étais un petit con ?
— Je t'aime aussi très fort, Malençon. Bon, je
te laisse, je suis au volant. Tu me raconteras comment tu t'en es
sorti avec ta direction ?
— Ouais, ouais…
Ari, rassuré sur l'état de santé de son ami, coupa
son téléphone et obliqua dans une petite rue. Il commencerait par
l'appartement de Marie Lynch. Et si elle n'y était pas, il irait
voir dans celui de son père.
1-
Je vois se lever une lune mauvaiseJe vois des
difficultés sur la routeJe vois des tremblements de terre et des
éclairsJe vois de mauvaises heures pour aujourd'hui.