29.
Vers dix-neuf heures, après avoir salué les clients
qu'il retrouvait là presque tous les soirs, Ari s'installa à sa
table habituelle à l'intérieur du Sancerre avec les livres qu'il avait
apportés.
Il composa le numéro de Krysztov sur son téléphone
portable.
— Toujours rien ?
— Non. Personne n'est entré, personne n'est
sorti.
Ari avait demandé à son ami de surveiller aussi
longtemps que possible l'adresse supposée du Docteur, pour voir si
celui-ci allait y revenir. Pourtant, quelque chose disait à
Mackenzie que Weldon ne s'était pas rendu rue Montmorency depuis un
bon moment, et il y avait donc peu de chance qu'il fasse une
apparition ce jour-là. Mais il fallait bien commencer à le chercher
quelque part.
— OK. Merci, vieux. Tiens-moi au courant si ça
bouge.
Ari raccrocha. Il avait l'impression de retourner
quelques mois en arrière, à l'époque où le garde du corps l'avait
aidé, tout comme Iris, dans l'affaire des carnets de Villard de
Honnecourt. Le trio de choc se remettait en route et ce n'était pas
désagréable.
Iris avait promis de le rappeler rapidement pour
lui communiquer ce qu'elle aurait trouvé sur Charles Lynch. En
attendant, il voulait faire quelques recherches sur le titre du
dossier qu'il avait récupéré rue de Montmorency,
« Summa Perfectionis –
P. Rubedo », et sur le fameux glyphe de John Dee,
le symbole dessiné en dessous.
Dans son souvenir, le premier terme, Summa Perfectionis, était la traduction latine d'un
ouvrage arabe consacré à l'alchimie. Quant à P. Rubedo, c'était peut-être un patronyme. Paul
Rubedo ? Pierre Rubedo ? À vrai dire, cela
ressemblait davantage à un pseudonyme qu'à un véritable nom. Le mot
Rubedo lui évoquait vaguement quelque chose. Peut-être était-ce
l'un des nombreux noms d'emprunt du Docteur. Il allait falloir s'en
assurer.
Il décida d'entamer ses recherches avec
Summa Perfectionis et ouvrit devant lui
le premier volume de l'Encyclopédie de l'alchimie.
Il venait à peine de commencer à feuilleter
l'ouvrage qu'une ombre se dessina sur sa table.
— Bonsoir Mackenzie.
Ari releva la tête et fit un large sourire en
découvrant le visage fin et la coiffure ébouriffée de la
serveuse.
— Salut Béné.
— Mais ça va beaucoup mieux, vous, on
dirait…
Il haussa les épaules.
— Ça peut aller.
— Laissez-moi deviner. Vous êtes
amoureux ?
— De vous ? Oui, depuis toujours.
— Grand fou ! dit-elle en faisant mine
d'être gênée. Mais, dites-moi : je rêve ou vous avez apporté
du boulot ?
Mackenzie jeta un coup d'œil aux livres et au
carnet Moleskine disposés devant lui.
— Je ne peux rien vous cacher,
Bénédicte.
— Saperlotte ! Vous auriez donc retrouvé
la motivation pour bosser ?
— On peut dire ça.
— Chouette ! J'ai envie de dire :
chouette ! Mais ne me dites pas que vous voulez un
Perrier ?
— Non, non, un whisky, comme d'habitude.
Dites-moi, vous êtes encore en service, vous, à cette
heure ?
— Eh oui… Vous connaissez la nouvelle devise
de notre beau pays : travailler plus…
— … pour gagner que dalle. Oui, je connais. On
pratique ça plutôt bien dans la Police.
— Vous rigolez ? C'est la première fois
que je vous vois bosser depuis des semaines.
— C'est pas faux.
— En tout cas, rassurez-vous, Marion arrivera
plus tard. Allez hop ! Un whisky sans glace ! Je vous
apporte ça de suite, capitaine.
— Je ne suis pas capitaine, je suis
commandant.
— Vous dites ça pour me convaincre de vous
épouser…
Elle s'éloigna d'un pas joyeux et Mackenzie se
replongea dans sa lecture. Il parcourut plusieurs articles dans les
trois ouvrages qu'il avait apportés et prit quelques notes sur son
carnet noir.
Summa Perfectionis ou
Sommet de la perfection – était
bien le titre d'un livre ancien. L'un de ceux qui, au Moyen Âge,
avaient été attribués, à tort, à Jâbir ibn Hayyân.
Cet homme, plus connu sous son nom latin, Geber,
était un alchimiste arabe du huitième siècle, resté célèbre dans
l'histoire pour avoir, le premier, envisagé l'hermétisme selon une
approche scientifique et expérimentale. À en croire les différents
exégètes, ce précurseur avait mis au point de nombreux équipements
de laboratoire révolutionnaires, des procédés comme la distillation
ou la cristallisation, et avait découvert plusieurs substances
chimiques essentielles. Si ses livres avaient eu une grande
influence sur les alchimistes occidentaux du Moyen Âge, la plupart
de ceux qu'on lui attribuait n'étaient toutefois pas réellement de
sa plume, mais largement apocryphes.
Ainsi, le véritable auteur de la Summa Perfectionis était en réalité Paul de
Tarente, un écrivain du xiiie siècle,
surnommé depuis le pseudo-Geber car il
avait fait passer plusieurs de ses textes pour des traductions de
Jâbir ibn Hayyân. Il n'en restait pas moins que cet ouvrage
– qui n'était rien d'autre qu'une synthèse des connaissances
hermétiques de son époque – constituait l'une des principales
références pour les alchimistes d'hier et d'aujourd'hui. Il n'y
avait donc rien d'étonnant à ce que Weldon le mentionnât.
Toutefois, les documents réunis à l'intérieur du
dossier « Summa Perfectionis –
P. Rubedo » ne traitaient pas de l'ouvrage du
pseudo-Geber. Alors pourquoi lui avoir donné ce titre ?
En effet, les notes de Weldon brassaient des thèmes
aussi variés que Villard de Honnecourt, le mythe de la Terre
Creuse, l'Agartha, Nicolas Flamel ou la Table d'émeraude. C'était
certes des sujets tous rattachés de près ou de loin à l'hermétisme
en général, mais aucun directement à la Summa
Perfectionis en particulier. Alors… Le Docteur avait-il
simplement utilisé une ancienne pochette avec un titre inapproprié,
ou bien le terme Summa Perfectionis
liait-il ces différents sujets entre eux pour une raison qui
échappait encore à Ari ?
Quant à P. Rubedo…
S'il s'agissait bien d'un patronyme, Ari allait sans doute avoir
besoin de l'aide d'Iris. Mais ce n'était pas le moment de la
déranger : elle était déjà en train de travailler pour lui. Il
entreprit donc d'effectuer quelques recherches sur le symbole tracé
sous le titre du dossier et relut rapidement une biographie de son
inventeur supposé, le fameux John Dee.
Comme Ari s'en était souvenu, c'était un
mathématicien et occultiste anglais de la seconde moitié du
xvie siècle. Passionné d'astronomie et de
navigation, proche du cartographe Mercator, cet érudit avait allié
l'étude des sciences à celle de la philosophie hermétique. Selon
lui, seule cette combinaison des connaissances, paradoxale au
premier abord, permettait d'avoir une vision cohérente de
l'univers.
Après une scolarité brillante à Cambridge, il était
parti étudier à Bruxelles et à Paris, où il avait donné, fort
jeune, de nombreuses conférences sur les mathématiques. De retour à
Londres, John Dee, qui attachait une grande importance à la
conservation des livres et manuscrits anciens, avait présenté à la
reine Marie un projet de création de bibliothèque nationale. Devant
le refus de cette dernière, il avait décidé de constituer sa propre
collection. Ainsi avait-il accumulé toute sa vie livres et
manuscrits et ouvert les portes de sa bibliothèque aux étudiants
comme aux savants. C'était l'aspect de sa biographie qui rendait le
personnage le plus sympathique aux yeux de cet amoureux des livres
qu'était Mackenzie. Le reste s'avérait beaucoup moins
touchant.
Avec l'accession de la reine Elizabeth au trône,
John Dee avait enfin pu connaître son heure de gloire. Réputé pour
son érudition, Dee était devenu le conseiller scientifique
personnel d'Elizabeth et, par la même occasion, son astrologue.
Signe de la haute image qu'elle avait de lui, la reine l'avait même
chargé de choisir la date de son couronnement !
Influencé par la pensée hermétique pythagoricienne,
John Dee avait d'abord affirmé que les nombres étaient à la base de
toute chose et qu'ils étaient la clef du savoir. Comme les
cabalistes, il ne voyait dans les créations de Dieu que des actes
chiffrés. Mais au fur et à mesure de sa carrière, Dee s'était de
moins en moins satisfait de ce que la science d'alors était capable
d'apporter à la connaissance de l'univers et il s'était tourné vers
le surnaturel.
Persuadé qu'il pouvait entrer en communication avec
les anges, Dee avait rapidement été perçu au mieux comme un
illuminé, au pire comme un dangereux magicien, et avait finalement
perdu la confiance de ses pairs. Il était mort en 1609 dans son
village natal, seul et miséreux.
Ari tourna quelques pages et s'attarda plus
longuement sur un article concernant le Monas
Hieroglyphica (La Monade
hiéroglyphique), l'ouvrage hermétique que John Dee avait
écrit en 1564 et qui était consacré au glyphe dessiné sur le
dossier.
Ce texte, relativement court, était une
interprétation détaillée du symbole que l'auteur avait inventé
– encore qu'il ressemblât fort au symbole alchimique du
mercure – et qui était censé exprimer ni plus ni moins que
l'unité mystique de l'univers.
Pourquoi figurait-il, lui aussi, sur la couverture
du dossier ? Le Docteur avait peut-être estimé que ce dessin
illustrait avec pertinence l'expression Summa
Perfectionis ? Le sommet de la
perfection, ce pourrait être cette quête d'unité du cosmos,
cette recherche d'une vérité qui, à elle seule, expliquait le
mystère tout entier de la création…

[Note de l'éditorial Flammarion : Glyphe de
John Dee]
Ari parcourut l'ensemble des vingt-quatre théorèmes
édictés par John Dee et recopia les passages qui lui semblaient les
plus intéressants.
« C'est par la ligne droite et le cercle que
fut faite la première et la plus simple démonstration et
représentation des choses, aussi bien non-existantes que cachées
sous les voiles de la nature.
Et ni le cercle sans la droite, et ni la droite
sans le point ne peuvent être artificiellement produits. C'est donc
par la vertu du point et de la monade que les choses ont commencé
d'être, en principe. Et toutes celles qui sont affectées à la
périphérie, quelques grandes qu'elles soient, ne peuvent, en aucune
manière, manquer du secours du point central. »
Ainsi John Dee qui, comme beaucoup de ses
contemporains, s'était refusé à adopter les théories
révolutionnaires de Copernic, avait encore une vision géocentriste
de l'univers. L'unité du cosmos, c'était donc ce point central,
cette monade : une vérité unique qui, à elle seule, était le
miroir de l'univers dans son ensemble.
Si la monade, expression la plus simple de la
complexité universelle, était ce point dessiné au milieu du cercle,
il avait toutefois fallu à John Dee l'adjonction de plusieurs
autres symboles pour compléter son glyphe. Plus loin donc, il
justifiait l'apparition de la croix, du soleil et de la lune dans
son dessin :
« Nous voyons ici le Soleil et la Lune
s'appuyer sur la croix rectiligne. Celle-ci peut signifier fort à
propos, par raison hiéroglyphique, soit le Ternaire, soit le
Quaternaire. Le Ternaire, en effet, par les deux droites et le
point commun à toutes les deux, comme copulatif. Le Quaternaire par
les quatre droites renfermant quatre angles droits.
(…) Il ne sera pas absurde de représenter le
mystère des quatre éléments (en lesquels peut être réduite chacune
des choses élémentées) par quatre droites s'éloignant en quatre
sens contraires d'un point unique et indivisible. »
Ari nota dans cette dernière partie du texte des
accents alchimiques proches de ce que l'on trouvait dans la
Summa Perfectionis du pseudo Jâbir ibn
Hayyân. Une chose était indéniable : ce que cherchait le
Docteur était lié à l'alchimie.
Ari termina sa lecture et ne put retenir un sourire
blasé. Avec les hermétistes, John Dee partageait également un goût
certain pour les idées alambiquées et un penchant pervers pour
l'obscurantisme intellectuel. Un pur diabolique. L'une des
dernières phrases en était l'aveu presque direct :
« Des précédents schémas, plusieurs
choses peuvent être déduites, qu'il est préférable d'étudier et
d'approfondir silencieusement plutôt que de divulguer ouvertement
par des paroles », puis, plus loin :
« Ici l'Œil vulgaire ne verra
qu'obscurité et désespérera considérablement ». C'était
une technique classique utilisée par les hermétistes. En
gros : si vous ne comprenez rien à mon
texte, c'est que vous êtes de stupides profanes, et ne comptez par
sur moi pour vous l'expliquer… Une méthode pratique pour ne
pas avoir à se justifier d'un discours énigmatique et dont une
bonne partie ne voulait probablement pas dire grand-chose.
L'affaire, d'ailleurs, était entendue depuis la
toute première page. L'ouvrage commençait par une gravure dont la
légende pouvait se traduire par : « Que celui qui ne comprend pas ou se taise ou
apprenne. »
Ari n'était pas sûr de saisir tout l'amphigouri de
John Dee mais, en revanche, il était certain de ne pas apprécier
qu'on lui dise de se taire.