85.
Ari et ses compagnons n'avaient pas perdu une
seconde. À peine l'analyste avait-il raccroché que, déjà, ils
roulaient sur les petites routes équatoriennes à tombeau
ouvert.
Ils arrivèrent dans le village de Sucúa au début de
l'après-midi. Caroline Levin leur avait expliqué qu'elle était
auprès de son mari blessé, au siège social de la Fédération des Communautés Shuars. Ils avaient
trouvé l'adresse sans difficulté.
En entrant dans la maison, ils découvrirent l'état
de fatigue nerveuse et physique qui accablait la jeune femme. Elle
avait l'air éreinté d'une rescapée et la détresse se lisait dans
ses yeux.
— Bonjour, madame. Comment va votre
mari ? demanda Ari en s'approchant d'elle.
— Il est allongé dans la pièce à côté. Il se
repose.
Elle serra la main des trois arrivants puis croisa
les doigts d'un air gêné.
— Je… Je vais peut-être vous paraître impolie,
mais vous pourriez me montrer vos cartes ?
— Mais bien sûr, répondit Ari en cherchant
dans son portefeuille. C'est tout à fait normal.
Il lui tendit sa carte de la police nationale. Les
deux autres l'imitèrent. La jeune femme soupira et ses yeux se
mirent à briller. Elle commençait seulement à réaliser que son
calvaire était bien terminé. Elle n'avait pas imaginé pouvoir
trouver les autorités si rapidement.
Elle fit signe aux agents de s'asseoir et prit
place en face d'eux, sur un fauteuil en bois.
— C'est la fille de Charles qui vous a
appelés ?
Ari acquiesça.
— Son père l'aimait tellement ! Il
parlait tout le temps d'elle, vous savez. Un jour, il nous a avoué
qu'il avait accepté l'offre de Weldon uniquement pour venir en aide
à sa fille. Elle a de graves problèmes de santé.
— Elle recevra certainement une aide quand
tout ceci sera terminé, intervint Iris, compatissante.
— Vous voulez bien nous raconter ce qu'il
s'est passé ? demanda Ari d'une voix qui se voulait
réconfortante. Vous dites que vous vous êtes enfuis du centre,
c'est bien cela ?
— Oui. Weldon fait croire aux gens qu'ils ne
sont pas prisonniers, mais en réalité, c'est tout comme. Nous
n'avions pas le droit de sortir. C'est Charles qui a craqué le
premier. À cause de sa fille sûrement. Il s'est enfui quelques
jours avant nous et…
Elle ferma brièvement les paupières pour retenir
ses larmes.
— Nous l'avons retrouvé mort à quelques
centaines de mètres de la sortie à peine. Ce sont sûrement les
gardes qui l'ont tué. Mais j'ignore comment. Il n'avait pas l'air
blessé.
— Vous pouvez nous dire pour quelles raisons
vous et votre mari étiez dans le centre au départ ?
Caroline Levin leva les yeux vers Mackenzie. Elle
semblait se demander si cette question n'était pas une sorte de
reproche déguisé.
— Weldon avait proposé un poste à mon mari.
Très bien payé. En échange de quoi, nous n'avions pas le droit d'en
parler. Nous avions besoin d'argent, et le boulot n'avait pas l'air
tellement spécial…
— Cela consistait en quoi ?
— Je ne sais pas vraiment… Il… Il faisait des
analyses géologiques. Vous pourrez sans doute l'interroger plus
tard, mais lui-même n'était pas au courant de tout, vous savez.
Weldon s'arrangeait pour que chaque département soit isolé. Chacun
travaillait sur un sujet précis, mais personne ne connaissait le
projet dans son ensemble.
— Vous ne savez pas sur quelle matière
portaient les analyses en question ?
— Non. Il faudra lui demander…
— Ne vous en faites pas, répliqua Iris tout en
adressant un regard réprobateur à Mackenzie. Ce n'est pas urgent.
Nous verrons ça quand votre mari sera reposé. Ce qui compte pour
nous, dans l'immédiat, c'est de localiser le centre. Vous pourriez
nous dire où il est situé ?
Ari devina l'angoisse dans le regard de leur
interlocutrice. Visiblement, la seule évocation du lieu lui glaçait
encore le sang.
— Pas précisément. Ils ne nous ont pas laissé
voir à l'extérieur quand ils nous ont emmenés. Le complexe est
caché au cœur de la jungle. Quand nous nous sommes enfuis, nous
avons marché pendant deux jours, et puis nous nous sommes perdus.
Mon mari s'est blessé. Ensuite, des gens d'ici nous ont trouvés.
Il… Il faudrait leur demander à eux, peut-être qu'ils sauraient
vous dire. Mais…
Elle hésita.
— Mais quoi ? la relança Ari.
— Ce ne devrait pas être difficile à
trouver…
— Pourquoi ?
— Eh bien, le complexe est en sous-sol,
dissimulé sous une cathédrale.
— Une cathédrale ?
— Oui. Une grande cathédrale gothique, en
ruine.
— Dans la jungle ?
Elle haussa les épaules.
— Je sais… C'est difficile à croire. Mais
c'est pourtant le cas.
Ari admit qu'en effet, si vraiment il y avait une
cathédrale gothique dans la jungle amazonienne, il ne devrait pas
être trop difficile de la localiser. Il se tourna vers Iris, qui
comprit aussitôt qu'elle allait devoir faire des recherches. Elle
opina du chef pour montrer qu'elle s'en chargerait.
— Vous pourriez me décrire le centre ?
demanda Ari.
Cette fois, ce qui s'alluma dans les yeux de la
jeune femme ressemblait davantage à une lueur de
satisfaction.
— Je peux faire mieux que ça ! Nous avons
un plan très précis de toute la structure. C'est Charles qui nous
l'avait laissé, et c'est grâce à ce plan que nous avons pu nous
enfuir. Tenez.
Ari récupéra le document et jeta un coup d'œil à
l'architecture du complexe souterrain. D'un seul niveau, il était
réparti en deux larges blocs qui se croisaient, si bien que
l'ensemble dessinait une croix. Ari supposa que celle-ci devait
être alignée avec celle de la cathédrale, en surface. À en croire
le plan, il y avait deux issues. La première était étroite et
donnait sur un couloir qui, vraisemblablement, remontait jusqu'à la
cathédrale, et la seconde ressemblait plutôt à un hangar, un
garage. Peut-être y avait-il un sentier pour rejoindre le centre en
véhicule.
Il montra le plan à Caroline Levin.
— Vous êtes sortis de quel côté ?
— Celui-là, dit-elle en indiquant la plus
petite des deux issues. C'était plus sûr : il y a toujours des
gardes, de l'autre côté. Je pense que c'est là qu'est garée la
camionnette dont ils se sont servis pour nous emmener, au
départ.
— Je vois. Ça veut dire qu'il y a une route
qui va jusque là-bas ?
— Sans doute, oui, puisque nous sommes arrivés
comme ça. Mais pour fuir, nous sommes partis dans le sens opposé,
alors je ne pourrais vous le garantir : nous ne l'avons pas
vue.
— Il y a beaucoup de monde à l'intérieur du
complexe ?
— Je ne sais pas exactement. Je dirais une
quarantaine de personnes, tout au plus, entre les scientifiques et
le personnel du centre. Et puis il y a les gardes.
— Ils sont armés ?
— Oui.
— Est-ce que Weldon s'y trouve ?
— Il y était quand nous nous sommes
enfuis.
Ari se tourna vers Iris. Il se doutait que son amie
brûlait d'envie de savoir si son frère était à l'intérieur. Elle
lui fit comprendre, d'un regard, qu'elle préférait le laisser poser
la question.
— Avez-vous remarqué si un jeune homme, de
vingt-cinq ans environ, avait été conduit dans le centre au cours
des derniers jours ?
— Non. Pas que je sache.
Mackenzie devina la déception sur le visage
d'Iris.
— Bien. Je ne vais pas vous embêter avec mes
questions plus longtemps, madame Levin. Nous allons nous
débrouiller avec ça…
— Comment se fait-il que vous vous soyez
trouvés ici ? demanda alors la jeune femme, d'un air
intrigué.
— Nous étions sur la piste de Weldon.
— Cela veut dire qu'il est recherché par la
police française ?
Les trois policiers échangèrent des regards
embarrassés.
— Pas vraiment, avoua finalement Ari.
— Comment ça ?
— Nous travaillons pour les renseignements. Il
n'y a pas d'enquête judiciaire à proprement parler…
— Mais alors… Pour nous, ça veut dire
quoi ? Que personne ne va venir nous chercher ?
Ari poussa un soupir. C'était un problème qu'il
n'avait pas encore eu le temps de régler. Ils n'étaient pas ici
dans un cadre officiel, et pour que le couple soit pris en charge,
il aurait fallu prévenir les autorités françaises… À un moment ou
un autre, ils n'auraient pas le choix. Mais il voulait gagner un
peu de temps.
— Le médecin m'a dit qu'il allait vous
conduire demain à l'hôpital de Macas pour que votre mari reçoive
les soins nécessaires. C'est le plus urgent. De notre côté, nous
allons faire en sorte que vous soyez pris en charge par le consulat
le plus tôt possible. Nous avons une chambre réservée dans un
hôtel, là-bas, à Macas, vous pourrez vous y installer en attendant
de nos nouvelles. Ça vous va ?
— Oui. Merci. Vous allez libérer les
autres ? Et envoyer cette ordure de Weldon en
prison ?
— Nous ferons tout notre possible. Je vous le
promets.
À cet instant, une voix masculine s'éleva dans la
pièce voisine.
— Caroline ! Fais-les entrer !
La femme se leva, ouvrit la porte et passa la tête
par l'entrebâillement.
— Tu es sûr ?
— Oui.
Elle fit signe à Mackenzie et ses collègues
d'entrer dans la chambre. Ils s'approchèrent lentement du lit où
Erik Levin était allongé, la jambe maintenue par deux grandes
attelles.
Il avait une mine épouvantable, des égratignures
sur tout le corps et le visage, et il paraissait très
affaibli.
— Vous devriez vous reposer, monsieur Levin,
murmura Iris.
— Le complexe est protégé par un système de
sécurité assez lourd, expliqua l'ingénieur en tournant péniblement
vers eux son visage exténué.
Ari prit un tabouret et vint s'asseoir à côté de
lui.
— Des caméras ?
— Oui, partout, même dans les
appartements.
L'homme s'exprimait avec difficulté, mais il avait
dans les yeux une vigueur évidente, probablement alimentée par la
colère et le désir de vengeance.
— Il y a aussi des capteurs de mouvement dans
les couloirs et des alarmes sur les principales portes. Vous
n'arriverez jamais à entrer sans vous faire repérer. À trois, ça
risque d'être très difficile.
— C'est noté…
Erik Levin se douta que sa remarque ne les avait
pas découragés. Il esquissa un léger sourire, puis il
reprit :
— Sur le plan, vous verrez où se situe le
poste de sécurité. Je pense qu'il y a une douzaine de gardes à
l'intérieur du complexe.
— Très bien. Est-ce qu'il y a une pièce
isolée, une sorte de cellule où Weldon pourrait retenir un
prisonnier ?
— Oui. Dans le poste de sécurité,
justement.
— Y avait-il quelqu'un de
séquestré ?
— Aucune idée. Je n'y ai jamais eu
accès.
— Très bien. Je vous remercie.
Ari hésita. Puis finalement, il ajouta :
— Si vous êtes trop fatigué pour me répondre,
je comprendrais très bien… Mais pourriez-vous me dire sur quoi
Weldon vous faisait travailler à l'intérieur ?
Ari entendit Iris pousser un soupir dans son dos.
Pour elle, la priorité était bien sûr d'aller sauver son frère.
Mais Mackenzie avait trop envie de savoir. Depuis le temps…
L'ingénieur changea légèrement de position sur son
lit et prit une pose plus confortable.
— Je suis fatigué, mais je peux vous raconter
ça brièvement.
Ari sentit les battements de son cœur
s'accélérer.
La question qu'il se posait depuis si longtemps
allait enfin trouver une réponse. Quel mystère était enfoui dans le
cœur de la terre, ici ou à Saint-Julien-le-Pauvre ? Car
c'était bien le nœud de toute l'affaire. C'était bien le véritable
secret que devaient révéler les pages du carnet de Villard de
Honnecourt. Et c'était aussi ce qui avait provoqué les nombreux
meurtres auxquels Ari avait été confronté, à commencer par celui de
Paul Cazo, le meilleur ami de son père.
L'heure était venue de connaître ce qui, de prêt ou
de loin, avait motivé ces horribles assassinats. Il serra les
poings sur ses genoux et écouta attentivement.