43.
Erik et Caroline Levin mirent deux jours à préparer
leur évasion.
Pendant ces quarante-huit heures pleines
d'angoisse, l'ingénieur espéra que quelque chose, n'importe quoi,
allait arriver qui leur éviterait de passer à l'acte. Que la fuite
de Charles Lynch avait abouti et qu'il aurait prévenu les
autorités, par exemple… Mais il n'en fut rien. Et, au soir du
deuxième jour, ils se retrouvèrent comme prévu devant le local
technique de l'aile ouest, à une heure où, d'ordinaire, ils
dormaient depuis longtemps.
Ils avaient soigneusement élaboré un plan, s'étant
chacun réparti les tâches. Le plus difficile, finalement, avait été
de ne rien laisser paraître, de n'éveiller aucun soupçon, pas même
auprès des autres scientifiques ; d'autant que, depuis sont
entretien avec Erik, le Docteur devait les surveiller de près. Ils
avaient donc agi dans la plus grande discrétion et s'étaient parlé
peu.
Caroline s'était chargée de réunir le matériel qui
leur avait paru nécessaire, à savoir quelques outils, des vivres et
une lampe de poche. Le strict minimum. Prenant son temps, elle
avait fait en sorte qu'on ne puisse pas la voir rassembler toutes
ces choses et les avait cachées dans leurs vêtements. Il avait
fallu faire cela en plusieurs étapes, l'air de rien, en veillant à
ne pas donner l'impression qu'elle préparait un départ.
Erik, quant à lui, avait étudié de près le système
de sécurité du complexe pour en repérer les éventuelles failles. Il
connaissait la loi : il y a toujours des failles.
Les plans laissés par Charles Lynch étaient précis
et détaillés, mais il avait fallu trouver de plus amples
explications en fouillant le réseau Intranet du complexe.
Heureusement, de par sa formation d'ingénieur, les connaissances
d'Erik en informatique étaient poussées, et il avait su contourner
plusieurs barrages pour obtenir les informations qu'il cherchait et
trouver des solutions. Il espérait seulement que celle qu'il avait
choisie serait la bonne.
L'endroit précis où il avait demandé à son épouse
de le rejoindre faisait partie des douze minuscules zones dont il
savait maintenant qu'elles n'étaient quadrillées par aucune caméra
de sécurité. Trop circonscrites pour leur permettre de fuir sans
jamais être vus, ces zones représentaient néanmoins le meilleur
point de départ. Ici, ils pouvaient parler sans crainte.
Erik regarda sa montre.
— Dans deux minutes exactement, il va falloir
y aller, expliqua-t-il à Caroline. Ensuite, nous aurons très
précisément trois minutes et vingt-cinq secondes pour atteindre la
porte de sortie… Si Charles ne s'est pas trompé et que c'est bien
la sortie.
— Trois minutes et vingt-cinq
secondes ?
— Oui. C'est le temps de boot du serveur. Je
l'ai programmé pour redémarrer dans… une minute et trente secondes
maintenant. Pendant ce temps-là, les caméras n'enregistreront
aucune image. Tu m'as apporté un chewing-gum ?
— Oui… Je ne comprends pas pourquoi, mais
oui.
— Donne. Tu verras.
La grande blonde sortit un chewing-gum de sa poche
et le tendit à son époux.
— Parfait, dit celui-ci en engouffrant la
tablette dans sa bouche.
Il fixa la trotteuse de sa montre. Tous ses muscles
se tendaient à mesure que les secondes s'égrenaient. Il imagina que
Charles Lynch avait vécu exactement la même chose à l'heure de son
départ. Cette angoisse avant l'instant crucial, l'impression de
tout jouer sur une seule décision. Quelles chances avaient-ils de
réussir là où leur ami, selon toute vraisemblance, avait
échoué ? Caroline mesurait-elle le risque qu'ils
prenaient ? Au fond de lui, Erik espéra que non.
Puis, enfin, ce fut le moment de fuir.
— On y va !
Erik serra l'épaule de son épouse pour lui donner
du courage et passa le premier. Il avait mémorisé le trajet idéal,
pas forcément le plus court, mais celui par lequel ils avaient le
moins de chance de croiser qui que ce fût. S'il ne s'était pas
trompé, il leur faudrait un peu moins de deux minutes pour arriver
à la dernière porte. Ils auraient alors un peu plus d'une minute
pour ouvrir celle-ci.
Ils longèrent le couloir dans la pénombre en
marchant le plus rapidement possible, sans faire de bruit, et
entrèrent à droite dans les cuisines.
— Il y a une sortie de l'autre côté, expliqua
Erik tout bas. À cette heure-ci, il ne devrait y avoir
personne.
Il regardait régulièrement sa montre pour vérifier
s'ils étaient dans les temps. Pour l'instant, ils respectaient ce
qu'il avait prévu. Arrivé au milieu de la grande pièce encombrée de
fours, réchauds, éviers et autres espaces de travail en aluminium,
il fit toutefois signe à son épouse de forcer le pas.
Quand ils parvinrent au bout des cuisines, Erik
colla son oreille contre la porte.
— La voie est libre, murmura-t-il.
Il ouvrit et se faufila devant Caroline.
— Viens !
Ils se précipitèrent dans le dernier corridor,
celui qui devait, logiquement, mener à la sortie. Erik jeta un coup
d'œil au cadran de sa montre. Une minute trente. Il ne leur restait
qu'une minute trente avant que les caméras ne se remettent en
route. Il accéléra le pas et se jeta sur la porte au bout du
couloir. Selon les plans, le sas de sécurité qui les coupait du
monde extérieur était juste de l'autre côté. Il percevait le
souffle de Caroline derrière lui. Terrifiée, elle respirait bien
plus fort qu'en temps normal. Erik, le cœur battant, tendit la main
vers la porte. Si celle-ci était fermée à clef, ils auraient sans
doute échoué… Pour abréger l'insupportable suspense, il tourna la
poignée d'un seul coup.
La porte s'ouvrit. Poussant un bref soupir de
soulagement, Erik entraîna sa femme à l'intérieur. Le sas prenait
la forme d'un couloir, entièrement dépouillé celui-là. Les murs de
béton rugueux étaient parcourus de câbles électriques et de tuyaux
de plomberie. À quelques mètres à peine, une lourde porte en fer
isolait le complexe du reste du monde.
— Bon. Maintenant, prie pour que mon plan
marche.
— Je ne crois toujours pas en Dieu,
chéri.
— Prie quand même.
Erik traversa l'espace qui le séparait de la large
porte. Celle-ci – il l'avait appris grâce au plan de Charles
Lynch – était maintenue fermée par une solide gâchette
électrique, elle-même contrôlée par un digicode. Évidemment, ils ne
connaissaient pas le code. Mais ce n'était pas la seule
difficulté : un détecteur surveillait l'ouverture de la
porte.
L'ingénieur repéra, contre le mur, le boîtier en
plastique. Pour s'assurer qu'il s'agissait bien du type de
détecteur mentionné sur le plan de sécurité du complexe, il lui
fallait ouvrir le coffret.
Une minute. Il restait moins d'une minute.
— Donne-moi un petit tournevis !
Caroline fouilla frénétiquement dans sa veste et
lui tendit l'outil. Erik glissa la pointe dans la fente, fit
délicatement pression et souleva partiellement le couvercle.
— Éclaire-moi !
À la lumière de la torche, il aperçut un filament
métallique fin et un contacteur. C'était bien ce qu'il avait espéré
trouver. La partie fixée sur la serrure, elle, devait contenir un
aimant. Tant que la porte était fermée, l'aimant attirait le
filament, lequel ne faisait pas contact. S'ils ouvraient la porte,
l'aimant, en s'éloignant, laisserait le filament retomber sur le
contacteur et activer l'alarme.
Erik consulta à nouveau sa montre. Quarante
secondes. Il glissa le tournevis dans sa bouche et fit deux pas en
arrière. Levant les yeux vers le plafond, il attrapa le câble
d'alimentation de l'ampoule la plus proche. D'un geste vif, il
arracha les deux fils et retourna vers la porte.
Il croisa le regard inquiet de Caroline.
— En théorie, ça devrait marcher,
marmonna-t-il, le tournevis coincé entre les dents.
Son épouse l'attrapa soudain par l'épaule, les yeux
écarquillés.
— Regarde ! dit-elle en désignant la
porte par laquelle ils étaient entrés.
Un rai de lumière éclairait le sol. On avait allumé
une lampe de l'autre côté. Leur fuite avait peut-être été
découverte.
La mâchoire serrée, Erik se retourna vers la
serrure de la sortie. Pas le temps de réfléchir. Les secondes
continuaient de tourner. Repérés ou non, cela ne changeait plus
rien : ils devaient agir vite. Il appliqua les deux câbles
dénudés sur la gâchette. La différence de potentiel activa le
système électrique et les pênes cylindriques se dégagèrent dans un
grésillement. Il glissa le tournevis dans l'ouverture mais n'ouvrit
pas la porte.
— Maintiens là comme ça ! Elle ne doit ni
s'ouvrir, ni se refermer, OK ?
Le visage blême, Caroline s'exécuta.
Erik regarda son poignet. Vingt secondes.
De l'autre côté de la porte, la lumière s'éteignit.
Impossible de savoir si c'était bon ou mauvais signe. Il se
précipita vers le mur sur sa gauche. Encore une fois, les
indications de Charles Lynch se révélaient exactes. Il y avait
bien, fixé sur la paroi à cinquante centimètres du plafond, un
détecteur à incendie. L'ingénieur se servit à nouveau du tournevis
pour ouvrir le petit boîtier. D'un geste assuré, il récupéra
l'aimant à l'intérieur, puis fit volte-face vers la porte.
Il cracha alors son chewing-gum au creux de sa main
droite, l'écrasa contre le boîtier en plastique à côté de la porte
et colla l'aimant par-dessus.
— Vas-y ! Ouvre !
s'exclama-t-il.
Caroline tira sur la poignée. Sans attendre de
vérifier si une alarme se déclenchait ou non, son mari la poussa de
l'autre côté, se précipita à sa suite et referma la porte d'un seul
coup.
Le claquement résonna pendant plusieurs secondes.
Ils restèrent immobiles dans l'obscurité, tétanisés, collés l'un à
l'autre. Puis Caroline, le corps tremblant, brisa le silence.
— Ça a marché ?
— J'en sais rien. En tout cas, j'entends pas
de sirène, et on est de l'autre côté.
— Mais… on est où ?
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Caroline dirigea la lampe de poche devant eux. Les
marches poussiéreuses d'un vieil escalier en pierre apparurent dans
la lumière.