58.
Il était tard et, à quelques pas de la cathédrale, la forêt était si dense que la lumière de la lune ne parvenait plus à traverser le plafond d'arbres et de plantes, enchevêtrés à plus de trente mètres de hauteur. Mais Erik et Caroline continuèrent de marcher, décidés à mettre le plus de distance possible entre eux et leurs éventuels poursuivants.
Il leur avait fallu un peu de temps pour décider dans quelle direction partir. Après des hésitations, ils avaient tranché : vers l'océan, et donc, le plus certainement, vers l'ouest. En cherchant la Grande Ourse, là où les arbres laissaient voir le ciel, Erik avait déterminé où devait se situer le point cardinal. Puis ils s'étaient mis en route en espérant avoir fait le bon choix.
Progressant à la seule lumière de leur lampe torche, ils enjambaient souches et plantes couchées, se faufilaient entre les troncs, se cognaient ici, s'accrochaient là… Erik, en tête, faisait de son mieux pour ouvrir la voie avec un bâton, mais il ne pouvait accomplir de miracle. La difficulté tenait au compromis entre la volonté de maintenir un cap – alors qu'ils ne voyaient plus les étoiles – et l'obligation physique de contourner certains obstacles.
— Nous sommes idiots ! Il nous aurait fallu quelque chose pour tailler la route, pour faire office de machette, marmonna Caroline d'un air exaspéré.
Elle était épuisée et la peur n'arrangeait rien à son humeur.
— On ne pouvait pas savoir qu'on se retrouverait au milieu de la jungle…
— J'en peux plus… Comment est-ce qu'on va faire pour dormir ici, au beau milieu de la forêt ?
— Je ne sais pas Caroline, répondit-il en essayant de masquer son agacement. Dès qu'on trouve un endroit un peu surélevé ou dégagé, on avise.
Ils marchèrent ainsi pendant une heure encore quand, soudain, Erik s'immobilisa.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Caroline d'une voix tendue.
Mais l'ingénieur ne répondit pas. Pétrifié, il ne bougeait pas d'un seul centimètre. Comme une statue, il tenait la lampe droit devant lui, les yeux écarquillés. Son épouse se glissa à côté de lui, de plus en plus inquiète, et suivit le rayon de lumière que projetait la torche.
Elle poussa brusquement un cri aigu.
À quelques mètres à peine, au pied d'un arbre, le cadavre de Charles Lynch semblait les regarder fixement.
Encore entier, quoi que légèrement gonflé, le corps violacé en était au tout premier stade de la putréfaction. Des tâches vertes apparaissaient çà et là derrière les morceaux de vêtements déchirés. Les mouches tournoyaient déjà autour de la tête et une odeur de viande avariée se répandait dans l'air.
Caroline, horrifiée, fit volte-face et plongea son visage dans ses mains.
Ils restèrent un moment sans bouger, puis Erik s'approcha lentement du cadavre. La gorge nouée, il s'accroupit à côté.
— Qu'est-ce… Qu'est-ce que tu fais ? demanda Caroline, qui refusait toujours de se retourner. Partons d'ici !
Une main sur la bouche, l'ingénieur promena le faisceau de sa lampe sur le corps de Charles. Il ne releva pas la moindre trace de blessure. Était-il mort de faim ? De fatigue ? Si près du complexe ? Non, ce n'était pas possible.
— On ne peut pas le laisser comme ça. Je… Je vais l'enterrer.
— Non !
L'exclamation de Caroline déchira l'air et fit sursauter son mari.
— Non, répéta-t-elle en se retournant. Cela ne sert à rien. Et si nous ne voulons pas finir comme lui, nous devons sortir de cette putain de forêt le plus vite possible !
Erik, perplexe, releva la tête vers son épouse. Elle avait dans le regard une rage qu'il ne lui avait jamais vue. Il sut aussitôt qu'il ne servait à rien de discuter. Il ne pourrait pas l'obliger à rester une minute de plus près du cadavre.
Résigné, il commença à se relever mais s'arrêta brusquement dans son geste. Il venait de voir quelque chose dans la main de Charles.
Erik regarda de plus près. C'était une photo. Il hésita un instant puis, en tremblant légèrement, il attrapa le cliché et tira dessus pour l'extraire des doigts rigidifiés du mort. Le papier glacé se libéra dans un froissement.
Erik amena la photo dans la lumière de la lampe. C'était un tirage noir et blanc, probablement sorti d'un book d'actrice, le portrait d'une jeune femme brune, magnifique, au regard perçant. L'ingénieur retourna la photo et lut la petite étiquette collée derrière. « Marie Lynch ». Suivait un numéro de téléphone portable.
Charles avait plusieurs fois parlé de sa fille. Il avait même laissé entendre que c'était pour elle qu'il était venu ici. Une histoire d'argent. Erik plia la photo en deux et la glissa dans sa poche. Puis il se releva et fit signe à son épouse de le suivre.
Ils se mirent en route sans dire un mot. En passant à côté de son cadavre, Caroline adressa un dernier regard à l'homme qui leur avait permis de s'enfuir. Elle frissonna et accéléra le pas.
Ils restèrent silencieux pendant les longues minutes qui suivirent, chacun perdu dans de sombres pensées. À mesure qu'ils avançaient dans la jungle, la chaleur se dissipait. Erik sentit bientôt que sa femme n'en pouvait plus. Elle n'arrivait pas à suivre son rythme et, chaque fois qu'il se retournait, il voyait son visage se tordre de fatigue et de douleur. Bien qu'ils n'eussent pas encore trouvé d'environnement propice à un campement, il décida qu'il était temps de s'arrêter. Ils avaient vécu assez de traumatismes pour la journée.
Il chercha alentour l'endroit le plus dégagé possible et finit par repérer un arbre, brisé à mi-hauteur, dont les branches, tombant vers le sol, faisaient un abri convenable.
— On va s'installer ici, sous les branches. Dégage le terrain au maximum, je vais aller chercher de quoi nous faire un lit. On ne peut pas dormir à même le sol.
Il se dirigea vers une futaie de bambous à quelques pas de là et entreprit d'en couper le plus possible pour faire un matelas. La chose s'avéra bien plus compliquée qu'il ne l'avait estimé. Les plantes ne se brisaient pas facilement et il s'entailla plusieurs fois les mains. Quand il estima en avoir suffisamment, il les disposa sur la zone que Caroline venait de déblayer. Puis il compléta le tout avec des branchages et de grandes feuilles.
Quand ce lit de fortune fut terminé, il rejoignit son épouse. Adossée contre le tronc d'arbre brisé, elle promenait son regard dans le vide.
— Il faut que tu dormes, mon amour. Nous allons avoir besoin de forces demain.
— J'ai peur, Erik.
— Je sais. Moi aussi. C'est normal. Mais nous allons nous en tirer. Nous sommes libres, Caroline. Et c'est ça le plus important.
— Ni toi ni moi ne sommes faits pour survivre dans un environnement pareil. Regarde ce qui est arrivé à…
— On va se débrouiller. Nous avons fait le plus dur, tu sais. Allons dormir, maintenant.
Elle acquiesça sans conviction, et ils s'installèrent sur le lit de bambous. Erik se colla derrière son épouse et lui passa un bras par-dessus l'épaule dans un geste protecteur. Au fond de lui, il n'était pas beaucoup plus rassuré qu'elle. Mais il savait que, dans ce genre de situation, le moral comptait pour beaucoup, et il se fit la promesse de ne pas montrer la moindre faiblesse.
Les cathédrales du vide
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