26.
— Ce qui reviendrait à dire que notre civilisation est de Type 0 ou, en tout cas, pas tout à fait de Type I, puisque nous n'utilisons pour l'instant qu'une fraction de l'énergie totale disponible sur Terre. Dans sa définition originelle, Kardashev n'avait pas prévu de niveaux intermédiaires à son échelle, et c'est donc Carl Sagan qui en a ajouté. Il aurait ainsi estimé que le niveau actuel de notre civilisation serait de 0,7 sur l'échelle de Kardashev, en évaluant la puissance consommée à environ 10 Térawatts. Comme vous le savez, ce que nous faisons ici pourrait nous permettre d'atteindre, voire de dépasser le Type I et…
Les paroles de l'intervenant se firent de plus en plus confuses dans la tête d'Erik Levin. Les mots se perdirent dans une sorte d'écho vaporeux. Lentement, son esprit se détacha de la conférence et se recentra sur ce qui le préoccupait vraiment depuis quelques jours.
En entrant ce soir-là dans la salle des symposiums, à l'extrémité sud du complexe souterrain, le jeune ingénieur avait eu une sorte d'illumination : il n'avait pu s'empêcher de penser aux pièces obscures et sinistres des blockhaus qu'il avait visités sur la côte normande avec son père, alors qu'il avait à peine douze ou treize ans. Les murs en béton rugueux, l'absence de fenêtres, les drapeaux derrière l'estrade du conférencier figurant – rouge sur fond noir – l'emblème de leur société, tout tendait à reproduire l'ambiance malsaine des souterrains où s'étaient réfugiés les nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Et malgré son admiration pour Weldon et son respect pour sa société savante, cette impression contribuait aux réticences qu'Erik Levin ressentait de façon de plus en plus vivace.
Pour l'instant, il n'en avait parlé à personne, pas même à Caroline, son épouse, mais il n'était plus tout à fait certain d'avoir sa place ici, dans le complexe.
En réalité, depuis le départ précipité de Charles Lynch – et le silence étonnant que tout le monde semblait vouloir respecter à ce sujet – c'était comme si Erik voyait les choses sous un jour nouveau. Les questions posées par cette disparition soudaine lui avaient fait prendre un recul critique sur la raison de leur présence ici, comme sur la forme de leur organisation.
C'était dur à admettre, mais… il s'était laissé embrigader si facilement ! Au tout début, devenir membre de la Summa Perfectionis lui avait paru un honneur. Il avait été impressionné – il aurait dit aujourd'hui « aveuglé » – par les infrastructures de cette vieille société scientifique à travers le monde, par la qualité de ses travaux, la renommée de ses membres les plus éminents et les relais incroyables dont elle jouissait dans d'innombrables institutions, think tanks, lobbies, réseaux d'influence… La Summa Perfectionnis lui était apparue comme le plus noble des instituts privés de recherche scientifique. Appartenir à une organisation comme celle-là, c'était être à la pointe de la prospective, dépasser les clivages politiques, religieux et nationaux et se situer là où tout se sait, là où tout se décide vraiment. C'était un tel privilège que jamais il n'aurait osé formuler le moindre doute, le moindre étonnement devant certains détails pourtant insolites.
Le rituel des symposiums, par exemple. Aujourd'hui, tout le galimatias hermétique dans lequel les membres de la Summa Perfectionis s'acharnaient à faire baigner leurs exposés commençait à lui paraître tout à fait désuet. Ce soir-là, en écoutant les autres intervenir dans ce débat sur l'Echelle de Kardashev, c'était comme s'il les avait entendus pour la première fois, comme si la poudre s'était estompée, comme si le maquillage avait coulé. Malgré la qualité de leurs propos, il les avait trouvés caricaturaux, voire inquiétants.
Mais il y avait pire encore : le secret. Évidemment, une société comme la leur ne pouvait s'ouvrir trop facilement, au risque d'être pillée, copiée. Les enjeux étaient bien trop grands, leurs recherches trop brûlantes, et ils n'en étaient qu'au stade de la prospective. En outre, de nombreuses autres organisations devaient leur envier les moyens dont ils profitaient pour mener à bien leur tâche. Certes. Mais comment avait-il pu accepter si facilement de ne jamais rien révéler sur le projet Rubedo et, surtout, de n'être mis que si partiellement au courant de l'ensemble auquel, pourtant, il participait ? Comment avait-il pu accepter de travailler à un plan dont il ne savait pas tout ? Et, enfin, comment avait-il pu accepter de venir s'enfermer, avec son épouse, dans ce complexe souterrain dont il ignorait même la localisation exacte ?
À l'époque, cela lui avait paru sensé. Le projet Rubedo était tellement important, tellement secret, tellement excitant ! Il semblait logique de se prémunir de la moindre fuite. Ses membres étaient prêts à tous les sacrifices pour y participer. Mais à présent, Erik Levin détestait cette impression de s'être fait flouer, de n'avoir pas eu assez de présence d'esprit pour prendre le recul nécessaire quand il en était encore temps. Bien que cela lui coûtât, il devait l'admettre aujourd'hui : on avait exercé sur lui des méthodes proches du conditionnement pratiqué par les sectes. Bien sûr, la Summa Perfectionis n'en était pas une. Mais elle avait au moins ceci de commun avec une secte : l'endoctrinement par l'émerveillement, qui altère votre sens critique, votre capacité de jugement.
Quand il y repensait à présent, il constatait que toutes les étapes caractéristiques avaient été organisées pour assurer son adhésion la plus totale.
D'abord on l'avait séduit en le survalorisant et en lui présentant les qualités exceptionnelles de cette ancienne et vénérable société scientifique, en insistant sur l'importance primordiale de l'objet que s'était fixé la Summa Perfectionis. Ensuite, on avait anesthésié son esprit critique, d'abord en l'abreuvant d'informations nombreuses, puis en le plongeant dans un état de fatigue perpétuelle : journées de travail interminables, conférences abrutissantes… Bref, en lui imposant des conditions de vie qui ne lui laissaient guère le temps de réfléchir à sa situation. L'étape suivante avait consisté à renforcer son adhésion au groupe – en motivant sa fierté d'appartenir à une élite et de suivre un homme d'exception – puis à favoriser une rupture avec son entourage direct, famille, amis, société en général. C'était évidemment l'un des principaux objectifs du complexe souterrain. Si on l'avait autorisé à y amener sa femme – à condition toutefois qu'elle adhérât totalement au projet – il n'avait en revanche plus le droit d'entrer en contact avec qui ce fût d'autre à l'extérieur. De toute façon, de là où il était, il n'aurait pas pu le faire.
La dernière étape, enfin, avait consisté à rendre le départ de la Summa Perfectionis inenvisageable. D'abord parce qu'on avait déjà trop donné pour avoir le courage de tout perdre, ensuite parce qu'il était trop pénible d'admettre que l'on s'était trompé… Qui plus est, sortir du complexe était physiquement impossible, et Erik se demandait même comment Charles Lynch y était parvenu. Si c'était le cas…
Alors aujourd'hui, il avait beau se dire qu'ils étaient là pour une cause noble et essentielle, il avait beau se dire qu'ils étaient peut-être même en train de changer le monde, d'écrire l'histoire, il commençait à avoir peur. Quelque chose clochait dans les méthodes.
En retournant dans ses appartements de l'autre côté du complexe, après avoir salué les autres comme si rien n'avait changé, il ne put s'empêcher de se confier à son épouse :
— Caroline, il faut qu'on sorte d'ici. Il y a quelque chose qui ne colle pas.
Les cathédrales du vide
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