46.
Ari retrouva Jérôme Malençon vers une heure du
matin au pied des bureaux de Sandrine Monney. Le Suisse n'avait pas
changé. Cheveux poivre et sel, bouc soigneusement taillé, regard
pétillant, il portait immanquablement les mêmes vêtements :
jeans Levi's bleu foncé, pull à col roulé noir et baskets New
Balance 992M grises. C'était la tenue officielle de Steve
Jobs[1], son dieu vivant.
— J'espère que tu te rends compte que je
risque ma place en venant ici, Ari ? Si mes supérieurs
apprennent ça, je saute. Tu mesures, je l'espère, l'étendue de mon
amitié pour ton auguste personne.
Mackenzie avait dû user de nombreux arguments pour
convaincre l'agent du SAP[2] de l'aider. Il avait fallu
jouer habilement du sentiment de culpabilité. Malençon, le cœur sur
la main, n'avait pas pu résister. Surtout quand Ari avait mentionné
la livraison d'une bouteille de single malt japonais. Nikka, cuvée
1996.
— Allons, pas de paranoïa, Jérôme, tout va
bien se passer, affirma Mackenzie, pourtant bien conscient qu'ils
prenaient de gros risques.
Si la police suisse apprenait qu'un agent du SAP
avait donné un coup de main à un agent de la DCRI, lequel n'était
même pas en mission officielle pour la France, la mise à pied
serait inévitable pour l'un comme pour l'autre.
L'amitié de Mackenzie et Malençon remontait à 1995,
alors qu'Ari venait tout juste d'entrer à la section Analyse et
prospective des Renseignements généraux. Ils avaient eu l'occasion
de travailler ensemble sur l'Ordre du Temple Solaire, secte
tristement célèbre pour avoir entraîné la mort d'une soixantaine de
ses adeptes en Suisse et en France.
L'OTS, inspiré des ordres néotempliers et
rosicruciens qui avaient proliféré au xxe siècle,
prônait une doctrine où se mêlaient allégrement millénarisme,
écologie, philosophie new age,
ésotérisme et ufologie. Le 5 octobre 1994, quarante-huit membres
avaient trouvé la mort en Suisse, dont une moitié dans le Valais et
l'autre dans le canton de Fribourg. Après avoir retrouvé les
victimes avec une balle dans la tête et le corps calciné, la police
n'était jamais parvenue à faire la part de l'assassinat et du
suicide collectif. Un an plus tard, le 23 décembre 1995, seize
nouveaux adeptes (dont trois enfants) avaient été retrouvés morts
brûlés, en France, dans le massif du Vercors.
Mackenzie et Malençon, chargés du dossier dans
leurs pays respectifs, s'étaient communiqué de nombreuses
informations – démarche inhabituelle pour leurs services.
Travaillant de concert, ils avaient évoqué la possibilité que les
services secrets italiens, et plus précisément le Gladio[3], fussent indirectement
impliqués dans cette sombre affaire. Quelques jours plus tard, leur
enquête avait été classée sans suite.
Sans doute étaient-ils encore un peu trop jeunes à
l'époque pour espérer mettre en cause des cellules clandestines
pilotées par l'OTAN… Quoi qu'il en fût, les deux analystes avaient
gardé d'excellents rapports, une certaine complicité face à
l'adversité administrative, et se rendaient souvent service. Ils
partageaient en outre un amour d'érudits pour le bon whisky et
échangeaient régulièrement leurs découvertes dans le domaine.
Mais cette fois, Ari devait reconnaître qu'il en
demandait beaucoup.
— Bon. Tu ne dis pas un mot et tu me laisses
faire, compris ? demanda Jérôme avant d'ouvrir la grande porte
en verre du bâtiment.
— Tu me prends pour un imbécile, ou
quoi ?
— Non, mais tu as un épouvantable accent
français.
— Un Suisse qui m'accuse d'avoir un accent
épouvantable… C'est un comble !
Les deux hommes entrèrent dans le hall et se
dirigèrent vers l'accueil où un gardien de nuit regardait la
télévision, les mains croisées derrière la tête.
— Bonsoir…
Malençon sortit sa carte de la police
fédérale.
— Bonsoir. Commandant Malençon. Nous enquêtons
sur la mort de Sandrine Monney et nous aurions besoin de voir le
bureau où elle travaillait.
Le gardien de nuit se redressa, embarrassé.
— Ah… Mais… Je n'ai pas été prévenu, et…
— Vous n'avez aucune raison d'être prévenu,
coupa sèchement l'agent, espérant impressionner son interlocuteur.
Conduisez-nous là-bas immédiatement, s'il vous plaît.
L'homme hésita un instant.
— Je… Entendu…
Il se leva, chercha des clefs dans un tiroir et
guida les deux visiteurs vers l'ascenseur. Ari réprima un
sourire : le bluff de son ami était lamentable, ils avaient
une chance inouïe d'être tombé sur un type aussi impressionnable.
Mais après tout, les cartes de police faisaient peut-être davantage
d'effet dans ce pays.
Ils montèrent dans les étages, traversèrent deux
couloirs successifs, puis le gardien leur ouvrit un bureau.
— Vos collègues sont déjà venus ici plusieurs
fois, vous savez…
— Oui, nous savons, répliqua Malençon d'un ton
sec. Vous pouvez nous laisser, maintenant. Nous vous appellerons
quand nous aurons fini.
L'homme en uniforme s'éclipsa sans demander son
reste. Trop heureux, sans doute, de s'éloigner de ces deux flics
peu amènes.
— On peut dire que tu fais dans le subtil,
murmura Mackenzie en se penchant vers son ami.
— L'essentiel, c'est que ça marche. C'est le
genre de type qui a peur pour son poste. Facile à intimider.
— Mouais…
Ils inspectèrent le bureau de la chercheuse. Ses
affaires personnelles avaient été emportées – sans doute par
son époux – mais son ordinateur et sa documentation étaient
toujours là.
— C'est toi le pro de l'informatique, déclara
Mackenzie en désignant le PC. Démerde-toi pour mettre la main sur
ce que je cherche.
— Ce serait plus simple si tu me disais
exactement ce que je dois trouver…
— Un dossier écrit par Sandrine Monney. C'est
un rapport destiné à l'ONU, qui traite des tensions dans la région
du Kivu en République Démocratique du Congo, ou bien du Coltan, ou
encore de l'INF. La dernière version devrait dater du jour où elle
est morte. Il doit bien y avoir des traces informatiques de ses
recherches, de ses notes, j'en sais rien, moi…
— OK, OK… Je vais voir ce que je peux faire.
J'espère qu'il est bon, ton single malt !
— Japonais. Dix-sept ans d'âge. Peut-être un
peu fort pour toi.
Malençon secoua la tête, s'installa devant le
bureau et alluma l'ordinateur.
Pendant que son homologue suisse plongeait dans les
méandres de la machine, Ari entreprit de fouiller la pièce. Il
éprouva une impression de déjà-vu : il se revit en train de
passer le bureau de Charles Lynch au peigne fin tandis que la fille
de celui-ci explorait l'ordinateur. À nouveau, il dut soulever les
chemises cartonnées une à une, feuilleter les livres, examiner les
monceaux de papiers en parcourant rapidement les textes imprimés
dessus…
— Tiens… Elle avait une partition cachée sous
Linux, murmura soudain Malençon.
— Une quoi ?
Le Suisse sourit.
— Un truc qu'un ignare de ton genre ne pas
comprendre, mais que je vais m'empresser d'examiner.
Malençon inséra un cd-rom dans l'ordinateur et le
fit redémarrer. Après quelques manipulations, il se retourna vers
Mackenzie.
— J'ai trouvé un répertoire caché intitulé
Projet Rubedo, ça te dit quelque
chose ?
Accroupi devant la bibliothèque, Ari se redressa
d'un bond.
— Oui ! s'exclama-t-il, extatique. C'est
ça !
« Projet Rubedo ». Il n'y avait pas le
moindre doute. Et il découvrait par la même occasion la
signification de la lettre « P » écrite par le Docteur
sur son dossier. « P » comme « Projet ».
— Ah… Eh bien tu vas être déçu : il est
entièrement vide.
Ari se précipita devant l'écran.
— Tu rigoles ?
— Non. Tous les fichiers ont été
effacés.
— Il n'y a pas moyen de les récupérer ?
Je sais que les gars du service informatique font ça, à Levallois,
parfois. Ils récupèrent des fichiers effacés sur les disques
durs…
— Quand des maladroits comme toi les effacent
par erreur, par exemple ?
— Oui. Par exemple.
— Oui… Eh bien, il y a sûrement moyen de le
faire… Mais pas ici. Et pas moi.
— Merde. C'est trop con ! On est si
proches ! Il y a forcément une solution !
— Je vais voir ce que je peux faire, Ari. Mais
je te garantis rien. Avec les PC, tout est très aléatoire. Le jour
où l'administration acceptera de passer sur Apple, la vie sera bien
plus simple, tu peux me croire…
L'agent effectua diverses manœuvres auxquelles Ari
ne comprit rien. Le disque dur se mit à émettre des bruits aigus et
de longues listes de caractères défilèrent sur l'écran à une
vitesse qui dépassait l'entendement.
— Regarde, dit Malençon en désignant une série
de fichiers. Voilà ce qui a été effacé dans le répertoire en
question. Et cela date du jour où Stéphane Drouin a été
assassiné.
— C'est donc postérieur à la mort de Sandrine
Monney. Peut-être que Drouin était venu ici pour faire disparaître
le dossier de sa collègue…
— Je vais essayer de restaurer quelques
fichiers, mais ne t'emballe pas. Il suffit que les clusters sur
lesquels ils étaient stockés soient à présent utilisés par de
nouvelles données et ce sera fichu.
— Ah oui, les « clusters », oui,
bien sûr, répéta ironiquement Mackenzie. Bon, fais ce que tu
peux.
Le Suisse lança le logiciel de récupération de
données intégré au système. Celui-ci analysa les fichiers un par
un. Ari, les doigts crispés sur le dossier du fauteuil, garda les
yeux fixés sur ce qu'affichait l'écran. Des barres colorées se
remplissaient à côté des noms des fichiers, et un pourcentage
s'inscrivait au fur et à mesure à l'intérieur. Pour le moment,
aucun des processus de récupération n'était monté jusqu'à
100 %.
— Ça n'a pas l'air de marcher, expliqua
Malençon d'un air désolé.
— Eh merde…
Ari, tendu, se mit à marcher en rond dans le
bureau, comme un lion dans une cage.
— Ça avance ?
— Attends ! répliqua le Suisse,
agacé.
Soudain, Ari s'immobilisa devant la fenêtre.
— Eh merde !
— Quoi ?
— Il y a une voiture de flics qui s'est
arrêtée en bas de l'immeuble.
Malençon blêmit. Il se mit à exécuter
frénétiquement plusieurs commandes sur l'ordinateur jusqu'à ce
qu'une fenêtre vidéo s'ouvre au milieu de l'écran. C'était la
caméra de sécurité de l'accueil. On y voyait le gardien
s'entretenir avec deux policiers, se lever et leur indiquer la
direction des ascenseurs.
— Oh putain ! Il faut qu'on se tire d'ici
tout de suite, Ari !
— Non ! J'ai besoin de ces foutus
fichiers !
— S'ils nous voient, on est vraiment dans la
merde, Mackenzie ! Vraiment ! C'est pas la France,
ici…
— M'en fous ! Il me faut ces
fichiers !
Le Suisse se leva et tapa nerveusement du poing sur
la table.
— Grouille-toi ! ordonna-t-il à la
machine, tout en suivant du regard, sur les caméras de
surveillance, la progression des deux policiers dans
l'immeuble.
Ils venaient d'entrer dans l'ascenseur. Ils
n'allaient pas tarder à arriver à leur étage.
Soudain, le logiciel émit un bip aigu.
— Il n'a récupéré qu'un seul fichier, expliqua
le Suisse. C'est pas grand-chose, mais c'est déjà ça.
— C'est quoi ?
— Pas le temps de regarder, là. Je le copie et
on met les bouts, ok ?
— Ok !
Malençon sortit un macintosh ultra-fin de sa
sacoche et le brancha sur le terminal de Sandrine Monney.
— Qu'est-ce que tu fous ? demanda Ari,
perplexe. Tu peux pas l'enregistrer sur une clef USB ?
— Je récupère pas seulement ton fichier, mais
aussi de quoi nous sortir d'ici.
Il exécuta quelques manipulations puis il débrancha
l'appareil, ferma les applications sur l'ordinateur de Monney et
fit signe au Français de le suivre. Ari s'exécuta, perplexe.
Jérôme avançait les yeux rivés sur son petit
ordinateur, qu'il tenait devant lui comme une boussole. Dans un
coin de l'écran, quatre fenêtres permutaient entre les multiples
caméras de surveillance de l'édifice. Dans la partie inférieure
s'affichaient les plans du bâtiment.
— Ils viennent de sortir de l'ascenseur !
expliqua Malençon en s'arrêtant. On fait demi-tour. S'ils se
dirigent directement ici tous les deux, on a une chance de pouvoir
sortir par l'issue de secours.
— Des flics poursuivis par des flics, ironisa
Mackenzie. C'est ridicule…
— C'est pas drôle, Ari. Si je me fais virer à
cause de toi, je te tue.
Ils revinrent sur leurs pas et obliquèrent dans un
long couloir sans quitter le petit écran des yeux. Ils passèrent
plusieurs portes coupe-feu puis le Suisse s'immobilisa, l'air
grave.
— J'en vois plus qu'un, expliqua-t-il en
montrant l'une des fenêtres de l'ordinateur.
Au même moment, Ari attrapa son ami par les épaules
et le poussa brusquement vers l'intérieur d'un cagibi sur leur
droite.
— Qu'est-ce que tu fous ? s'exclama
Malençon, halluciné.
Ari lui posa la main sur la bouche et lui fit signe
de se taire, les yeux écarquillés.
Quelques secondes après, des bruits de pas
montèrent dans le couloir, à quelques mètres à peine. Brefs et
déterminés, ils approchaient rapidement de leur cachette. Ari se
crispa. Il croisa le regard paniqué de Jérôme.
Le bruit des pas ne cessait de croître. Bientôt, le
flic allait arriver à leur hauteur. Ari, du bout des doigts,
effleura la crosse de son arme. Malençon lui adressa un regard
hébété et se frappa la tempe du bout de l'index, l'air de
dire : ça va pas, non ?
Ari haussa les épaules et rangea son arme.
Les bruits de pas passèrent devant leur porte… et
continuèrent sans s'arrêter.
Mackenzie poussa un soupir de soulagement.
Lentement, ils entendirent le policier s'éloigner. Ils attendirent
quelques secondes encore, puis Malençon brisa le
silence :
— C'est bon ! Il est passé de l'autre
côté. C'est le moment ou jamais !
Ils sortirent l'un derrière l'autre et partirent
vers le côté opposé du long corridor. Jérôme jeta un dernier coup
d'œil sur son ordinateur, le replia et le rangea dans sa poche
intérieure.
— Il y a un escalier de secours derrière cette
porte, expliqua-t-il.
Ils dévalèrent les marches quatre à quatre.
Une fois en bas, ils vérifièrent que la voie était
libre et se précipitèrent dans la voiture de Malençon, lequel
démarra sur les chapeaux de roue.
— Je te préviens, c'est la dernière fois,
mec ! s'exclama le Suisse comme ils s'enfonçaient vers le cœur
de Genève.
— Merci, Jérôme.
Ils roulèrent encore quelques minutes, puis l'agent
du SAP gara sa voiture dans une petite allée. Il observa son ami en
secouant la tête, puis après un instant, il éclata de rire.
— Eh bien ! C'est toujours aussi rock'n
roll avec toi, Mackenzie !
Ari haussa les épaules.
— Alors, c'est quoi, ce fichier ?
Le Suisse récupéra l'ordinateur ultra-portable dans
sa sacoche.
— J'en sais rien. Je ne connais pas cette
terminaison. Mais c'est un fichier volumineux, ça ne peut pas être
du texte. C'est de l'image, de la vidéo, ou du son.
— Tu ne peux pas l'ouvrir ?
— Non. Mais je peux essayer de le
convertir.
Malençon alluma l'ordinateur et effectua quelques
manipulations. Il essaya différentes méthodes, puis finalement, il
releva la tête vers Ari avec un sourire satisfait.
— Voilà…
— Ça a marché ?
— Oui.
— C'est quoi alors ?
— C'est l'enregistrement d'une conversation
qui s'est tenue il y a un mois sur un logiciel de
communication.
— Comment ça ?
— Certains logiciels permettent d'archiver les
conversations sous forme de fichier. Sandrine Monney a visiblement
estimé nécessaire de conserver cet échange dans le répertoire
Projet Rubedo.
— OK. Mais c'est une conversation entre qui et
qui ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— On peut l'écouter ?
— Donne-moi ton téléphone.
Ari fronça les sourcils.
— Pour quoi faire ?
— Tu veux l'écouter, cette conversation, oui
ou merde ?
— Oui.
— Alors donne-moi ton téléphone ! répéta
le Suisse.
Ari sortit son GSM de sa poche sous le regard
moqueur de Jérôme.
— Pfff. Qu'est-ce que tu fais avec un vieux
coucou comme ça ?
Mackenzie haussa les épaules.
— Il me permet de téléphoner. Je lui en
demande pas plus.
Le Suisse récupéra la carte mémoire du téléphone et
l'inséra dans son ordinateur. Il copia le fichier et rendit le tout
à Ari.
— Voilà. Le fichier est dans ton téléphone, à
présent. Avec un casque, tu pourras l'écouter tranquillement. Et
maintenant, dégage.
— Tu me vires ?
— Oui, Ari. On a déjà enfreint assez de lois
comme ça ce soir, j'ai pas particulièrement envie qu'on nous voie
ensemble. Estime-toi heureux que je te laisse repartir avec ça.
Allez, dégage.
Mackenzie lui donna une tape amicale sur l'épaule
et sortit rapidement du véhicule.
3-
Réseau italien de « stay-behind »,
structure clandestine de l'OTAN, créée après la Seconde Guerre
mondiale par la CIA et le MI5 pour parer à une menace d'invasion
soviétique. Plusieurs armées secrètes auraient ainsi été créées en
Europe, comme l'a révélé publiquement le Premier ministre italien
Giulio Andreotti le 24 octobre 1990. La cellule italienne est
notamment soupçonnée d'implication dans les différentes actions
violentes des années de plomb italiennes.