49.
Ari avait choisi une place solo dans le TGV pour ne
pas être dérangé pendant le trajet. Il voulait réécouter le fichier
au calme sur son téléphone portable. Il avait pris un train à
l'aube qui mettait à peine plus de trois heures pour rejoindre
Paris. Cela lui laisserait juste le temps de mettre de l'ordre dans
ses notes.
Confortablement assis dans son fauteuil, le casque
sur les oreilles, il lança une nouvelle fois le lecteur. Il restait
certains passages qu'il n'était pas sûr d'avoir bien compris.
« — Tu es sûre que c'est prudent de m'en
parler ici ?
— C'est toujours plus prudent que par
téléphone, Stéphane. »
Il s'agissait bien d'une conversation entre
Sandrine Monney et son collègue Stéphane Drouin. Elle s'était sans
doute déroulée au moment précis où la jeune femme avait découvert
le fameux scandale dont avait parlé son mari. Peut-être avait-elle
donc estimé important de conserver le fichier en archive… Une
preuve, une trace, s'il devait lui arriver quelque chose.
Malheureusement, l'histoire lui avait donné raison. Ari écouta avec
attention cette voix revenue du pays des morts comme pour demander
justice.
« — OK. Alors je t'écoute.
— Je crois que je suis tombée sur quelque
chose d'énorme.
— Oui… C'est ce que tu m'as dit. Mais raconte,
bon sang !
— En gros, j'ai l'impression que tout ce que
nous savons sur le pillage du Coltan en RDC n'est que la partie
immergée de l'iceberg. En faisant des recherches sur les
concessions d'exploitation minière dans la région du Kivu, j'ai
découvert que la plupart d'entre elles appartenaient à un cartel de
multinationales.
— Oui, ça, on le savait, Sandrine… Rien de
neuf.
— D'accord, mais ce qu'on ne savait pas, c'est
que ce cartel n'a pas obtenu ces concessions directement de l'État
congolais.
— Mais de qui, alors ?
— Tu ne me croiras jamais.
— Dis toujours…
— L'INF.
— L'INF ? Les écolos ?
— Absolument. Les gentils écolos… Ça m'a
semblé bizarre, à moi aussi, et j'ai donc commencé à me documenter
sur cette organisation. Et là, mon pauvre ami, je suis tombée des
nues.
— Allons bon…
— D'abord, j'ai été surprise que les
dirigeants de l'INF soient tous des grandes personnalités du monde
des affaires. Sur les cinquante membres du comité exécutif, douze
figurent dans les cent premières places du classement Forbes des
plus grosses fortunes internationales. Et deux sont dans le top
10.
— Ah oui… Quand même ! Cela dit, les
milliardaires aiment bien se la jouer humanitaire, maintenant, tu
sais. On appelle ça le charity business.
— Je ne dis pas le contraire, mais enfin, à ce
point-là ! Que des milliardaires veuillent donner du fric à
des ONG pour se faire mousser ou payer moins d'impôts, c'est une
chose, mais qu'ils soient si nombreux parmi les membres actifs de
la direction, c'est déjà plus étonnant…
— Certes.
— Quoi qu'il en soit, l'INF entretient des
liens de partenariat très étroits avec de grosses entreprises dont
on est en droit de s'étonner qu'elles s'intéressent de si près à la
protection des animaux… Que l'une des deux plus grosses chaînes de
fast-food du monde investisse tant d'argent pour préserver la
nature, ça me laisse un peu perplexe…
— C'est qu'il en faut, des vaches, pour faire
tous ces hamburgers !
— En tout cas, l'objet de l'INF, sauver les
animaux sauvages et préserver leur habitat, le rend plutôt
sympathique aux yeux du grand public. Et on est à fond dans le
politiquement correct depuis que s'y est greffé, en plus, son
combat contre le réchauffement climatique.
— Je vois… Bon, bref, tu es en train de me
dire qu'une ONG de protection de la nature est infiltrée par de
grands acteurs du monde des affaires. Mais tu penses vraiment que
ces businessmen se servent de la couverture de l'INF pour récupérer
indirectement des concessions d'exploitation de Coltan ?
— Je ne le pense pas. J'en suis sûre. Ça va
même plus loin, Stéphane… Apparemment il existe une structure
particulière, assez confidentielle, à l'intérieur de l'INF, et dont
les actions sont troublantes.
— Une secte dans la secte ?
— C'est presque ça… En fait, l'INF abrite une
sorte de département de recherche scientifique secret.
— Un département secret dans une ONG ? Tu
plaisantes ?
— Non. C'est un genre de section Recherche
& Développement, tu vois ? Une communauté de
scientifiques, très très bien payés, et dont les travaux restent
confidentiels.
— C'est bizarre. En quoi l'INF aurait besoin
d'un département R & D, et surtout, pourquoi
secret ?
— Ce n'est pas son existence qui est secrète,
mais la nature exacte de ses travaux. Officiellement, cette
structure est là pour faire des recherches sur la faune et la
flore, la biogénétique, ce genre de choses…
— Et officieusement ?
— Justement, c'est difficile de savoir. Mais
attends, tu vas comprendre. Ce département a été créé par les deux
fondateurs de l'INF. Le premier, Allan Roberts, était un richissime
homme d'affaires sud-africain. Tu vois qui c'est ?
— Le patron de Roberts Ltd…
— Exactement. Tu connais son
histoire ?
— Non… Je sais juste que c'est un milliardaire
de l'industrie du tabac. Et qu'il est mort.
— Il y a trois ans, oui. C'était un Anglais
qui avait débuté sa carrière en Afrique du Sud dans les années
1950, en tant que fabricant de cigarettes. Rapidement, sa société a
pris le contrôle de près de 30 % du marché africain. Ce succès
colossal lui a permis d'acquérir de grandes marques de luxe
occidentales et d'investir dans des compagnies financières,
minières et industrielles. Aujourd'hui, Roberts Ltd est le
troisième plus grand cigarettier du monde. Cet industriel qui
vendait du tabac dans le monde entier et dont on raconte souvent
qu'il était un grand nostalgique de l'Apartheid, si tu vois ce que
je veux dire…
— « Le tabac sud-africain, ça salit aussi
les mains… »
— … cet industriel, donc, a fondé une ONG à
laquelle des millions de personnes envoient de l'argent tous les
mois pour protéger la nature.
— Belle ironie. Et le deuxième ?
— Il est moins connu. Il s'agit d'un Français.
Un certain Jean Laloup. Je ne trouve pas grand-chose sur lui, il
m'a l'air d'être l'héritier d'une grande famille bourgeoise… Tout
ce que je peux te dire, c'est que ces deux types ont rapidement
quitté le poste de directeurs de l'INF pour se consacrer à cette
structure interne, que le fameux Jean Laloup dirige encore
aujourd'hui.
— Et comment s'appelle-t-elle, cette structure
interne ?
— La Summa
Perfectionis. »
À chaque fois qu'il écoutait ce passage, Ari
arborait un sourire satisfait. Summa
Perfectionis. L'expression trouvée sur le dossier du Docteur
ne faisait donc pas référence à ce manuscrit alchimique auquel Ari
avait songé, mais à une structure secrète au sein de l'INF.
Les recherches que Charles Lynch avait menées sur
son ordinateur, concernant une mystérieuse « société
savante », y trouvaient peut-être leur explication. Le père de
Marie, en prenant des renseignements sur la Summa Perfectionis, avait naturellement regardé du
côté des sociétés secrètes en rapport avec la science. La
disparition de plusieurs scientifiques pouvait à présent être
observée selon une nouvelle perspective.
« — Summa Perfectionis ? Jamais
entendu parler.
— Normal. Officiellement, les dirigeants de
l'INF ne contestent pas l'existence de la Summa Perfectionis
– ils auraient du mal, de toute façon – mais le moins
qu'on puisse dire c'est qu'ils laissent planer le mystère…
Impossible de connaître précisément la liste de ses membres, par
exemple. Tout ce que l'on sait, c'est que la Summa Perfectionis
mène des recherches scientifiques dans les nombreuses zones que
l'INF a achetées pour « préserver » la nature.
— Bizarre, en effet. Comment se fait-il
qu'aucun journaliste d'investigation ne se soit jeté sur le
sujet ?
— C'est souvent comme ça. Regarde le
Bilderberg ou la Trilatérale, par exemple. La presse n'en parle
presque jamais. Les rares journalistes d'investigation qui s'y
frottent sont rapidement muselés.
— Ça fait peur.
— Oui. Et tu ne trouves pas, en plus, que
toute cette histoire sent le néocolonialisme ?
— Si tu le dis…
— Ce prétendu souci de préservation de la
nature chez autrui… Ça remonte à l'époque du colonialisme,
Stéphane. En même temps qu'ils conquéraient de vastes espaces, la
plupart du temps à des fins minières, les Occidentaux cultivaient
le mythe de la nature sauvage. Chapeau de cow-boy, grosse chemise à
carreaux et cigarette au bec. Si tu réfléchis bien, l'INF est
l'héritier direct des chasses coloniales. Tu y retrouves les mêmes
acteurs : une élite économique et politique partageant un
intérêt commun pour la chasse ou pour la nature – laisse-moi
rire – le tout servi par la conviction d'une supériorité des
pratiques occidentales dans la gestion des milieux naturels. Au
bout du compte, comme toujours, on nie l'existence et les droits
des autochtones.
— Tu parles d'une idéologie, là, mais
concrètement, je ne vois pas le lien avec le colonialisme…
— C'est pourtant très concret, Stéphane. La
colonisation britannique, par exemple, a utilisé le prétexte de la
conservation de la nature pour mettre en place une ségrégation à
peine voilée. Cette ségrégation a été poursuivie par les politiques
d'apartheid à partir de 1948.
— Comment ? Quel intérêt ?
— En gros, on utilisait cette excuse pour
protéger de vastes espaces de chasse pour les Blancs, interdits aux
Noirs. Ensuite, on se moquait de l'avis des locaux pour aller se
servir dans leurs mines et leurs forêts. Aujourd'hui, des ONG comme
l'INF imposent la création de zones protégées au détriment des
populations locales dans de nombreux pays d'Afrique. Cela se fait
aussi en Amazonie. En ce moment même, des milliardaires achètent
des centaines de milliers de mètres carrés de la forêt amazonienne
sous couvert de protection de la nature et de lutte contre le
réchauffement climatique. Au départ, une noble intention. Mais
quand on voit que ces milliardaires se fichent complètement de
l'aspect humain, bouleversent l'économie de régions entières… on
est en droit de se demander si leurs intentions sont aussi nobles
qu'il y paraît.
— Tu crois pas que tu es un peu parano,
là ?
— Non. Je suis convaincue que les actions de
l'INF pour la sauvegarde des espèces menacées d'extinction se
conjuguent avec des objectifs moins louables. Ça expliquerait la
consanguinité qui existe entre cette association écolo et les
milieux politico-financiers.
— Il faudrait apporter des preuves concrètes,
Sandrine.
— Oui. C'est pour ça que j'ai besoin de ton
aide. Je suis certaine que la Summa Perfectionis a quelque chose à
cacher.
— Qu'est-ce que tu voudrais prouver,
exactement ?
— D'abord, je pense que l'INF a permis à de
nombreuses sociétés occidentales de maintenir jusqu'à aujourd'hui
la maîtrise qu'avait l'empire britannique sur les réserves
naturelles des pays du Commonwealth. Un demi-siècle après sa
création, l'INF contrôle plus de 10 % de la surface de la
Terre, je ne sais pas si tu te rends compte. Je pense également que
l'INF, par le biais de la Summa Perfectionis, permet à des géants
industriels de pratiquer de la bioprospection dans les zones qu'il
est censé protéger.
— De la bioprospection ?
— Oui. Le sous-sol africain regorge de
matières premières très prisées, mais il faut aussi inclure toutes
les plantes potentiellement utiles à l'industrie pharmaceutique de
demain… »
Ari enleva son casque. La fin de l'enregistrement
n'apportait rien de plus. Sandrine Monney expliquait à son collègue
comment elle avait obtenu ses informations, les documents qu'elle
avait trouvés, les contacts qu'elle avait eus avec certains
représentants des pays africains…
Dehors, les vastes plaines de la campagne française
défilaient à 280 km/h. Ari sortit son carnet Moleskine de sa
poche et relut ses notes. Il remplit quelques blancs qu'il avait
laissés. Puis il revint en arrière, jeta un coup d'œil à ce qu'il
avait écrit au cours des derniers jours. Il parcourut l'ensemble
une première fois, puis une seconde.
C'est alors qu'un détail lui sauta aux yeux.
Un sourire se dessina sur ses lèvres. Il passa
d'une page à l'autre et compara deux notes. La première :
« Initiales JL sur sonnette - cache du
Docteur. Nouveau pseudo ? » La seconde :
« Jean Laloup, fondateur INF, chercher
infos bio ».
J.-L. Jean Laloup.
Ça ne pouvait pas être une coïncidence !
C'était tellement gros que cela aurait même dû lui sauter aux yeux
bien plus tôt.
Sans attendre, Ari prit son téléphone portable. Il
s'isola entre deux wagons et attendit que le TGV traverse une zone
où son GSM recevait un signal.
— Iris ? C'est moi.
— Tu es encore en Suisse ?
— Je suis dans le train, je rentre. J'ai
besoin que tu me cherches un truc.
— Je suis pas encore au bureau, t'as vu
l'heure ?
— Eh bien dépêche-toi d'y aller, feignasse, et
trouve-moi des infos sur un certain Jean Laloup.
— T'es gonflé !
— C'est l'un des deux types qui ont fondé
l'INF. Quelque chose me dit qu'il s'agit du Docteur… Si ça se
trouve, c'est même son vrai nom.
— OK… Je t'appelle dès que j'en sais
plus.
— Merci ma belle.
Ari raccrocha et composa aussitôt le numéro de
Marie Lynch. Peut-être pourrait-elle regarder dans les affaires de
son père pour voir si le nom de Jean Laloup apparaissait quelque
part.
Après plusieurs sonneries, le répondeur se
déclencha. Ari coupa sans laisser de message. La jeune femme
dormait sûrement encore, à cette heure. Elle lui avait dit qu'elle
allait sortir la veille… Elle verrait bien à son réveil qu'il avait
appelé.
L'agent retourna s'asseoir dans le wagon. Il
éprouvait une excitation familière. Les pièces du puzzle
commençaient à se mettre en place. Lentement, l'ennemi prenait un
visage, un nom.