34.
— Je vous remercie de me recevoir si vite, dit
Ari en entrant dans l'appartement du père de Marie Lynch.
La jeune femme lui adressa un sourire et referma la
porte derrière lui.
Il sembla à Mackenzie qu'elle était encore plus
séduisante que la veille. Peut-être avait-elle pris plus de temps
pour s'apprêter. Ainsi, avait-elle délibérément choisi ce petit
haut qui mettait sa volumineuse poitrine en valeur ? Ou bien
avait-elle un autre casting dans la journée ? Quoi qu'il en
fût, on ne voyait qu'une chose en entrant dans cet
appartement : les seins de Marie Lynch, puis, quelques
secondes plus tard, le sourire de Marie Lynch.
Ari ne pouvait s'empêcher de lui trouver un air de
pin-up des années cinquante. C'était une de ces femmes qui, dans
vos souvenirs, vous apparaissent toujours en noir et blanc, comme
le cliché d'une actrice hollywoodienne, une Audrey Hepburn
cristallisée…
— Vous avez vraiment du nouveau sur mon
père ?
— Indirectement, oui.
— Comment ça, indirectement ?
Ari s'efforça de détacher ses yeux de la jeune
femme, entra dans le salon et posa un regard circulaire sur cette
partie de l'appartement.
C'était un modeste trois pièces de la rue Monge,
dans le cinquième arrondissement, que Charles Lynch avait sans
doute choisi pour sa proximité avec l'université. Sobrement meublé,
peu décoré, il ne révélait pas grand-chose de son propriétaire
sinon sa discrétion.
— J'ai découvert que deux autres hommes qui
exerçaient le même métier que votre père avaient disparu au cours
des trois derniers mois.
Il ne jugea pas utile, pour l'instant, de préciser
que l'un des deux était mort.
— La disparition de mon père aurait-elle un
rapport avec son métier ?
— Peut-être. À condition qu'il existe bien un
lien entre sa disparition et celle des deux autres. Ce pourrait
être un hasard.
La jeune femme eut une moue peu convaincue.
— Ce serait une sacrée coïncidence, quand
même !
— Vous savez, la loi des très grands nombres
provoque parfois des hasards tellement étonnants que les gens sont
persuadés que ce sont des signes.
— Pardon ?
— Je dis simplement qu'il est tout à fait
possible que cela soit une simple coïncidence. Néanmoins, c'est une
piste sérieuse, que je vais explorer. C'est d'ailleurs pour cela
que j'ai besoin d'inspecter les affaires de votre père.
— Voulez-vous boire quelque chose ?
— Pas pour le moment, non. Vous pouvez me
montrer son bureau ?
Elle acquiesça, visiblement déçue qu'il ait décliné
l'offre, et le conduisit dans la pièce voisine.
— C'était ma chambre quand j'étais gamine. Il
en a fait son bureau. C'était presque mieux rangé à mon
époque.
La pièce avait tout d'un bureau de chercheur.
Beaucoup de livres, une classification stricte à première vue, des
tas de paperasses, peu de décors… Ari grimaça en apercevant
l'ordinateur.
— Vous savez vous servir de ces
trucs-là ? demanda-t-il à Marie en désignant la machine du
bout du doigt.
— Euh… Oui. Comme tout le monde.
— Bien sûr. Ça vous dérange de me donner un
coup de main ? Moi, je cherche dans les livres et les
dossiers, et vous sur l'ordinateur ?
— Pas de problème. On cherche
quoi ?
Mackenzie s'approcha du bureau, sortit son carnet
Moleskine de sa poche, le parcourut rapidement, puis il prit une
feuille de papier et y nota une liste de mots :
« Franck Alamercery, Louis Nebati, Summa
Perfectionis, Jâbir ibn Hayyân, Rubedo, Weldon, Agartha, Villard de
Honnecourt, Table d'émeraude, Nicolas Flamel ».
— Tenez. Si vous voyez l'un de ces mots
apparaître dans un fichier, vous l'imprimez ?
— Pas de problème.
Elle jeta un coup d'œil à la feuille que venait de
lui tendre Mackenzie et releva la tête en fronçant les
sourcils.
— Nicolas Flamel ? C'est une
blague ?
— Pourquoi ?
— C'est un personnage d'Harry Potter !
L'analyste ne put s'empêcher de rire.
— Euh… Si vous le dites. Mais c'est d'abord et
surtout un personnage bien réel du xiiie siècle.
— Ah bon. Et quel est le rapport de tous ces
noms avec mon père ?
— Eh bien, justement, c'est ce qu'on cherche,
là, Marie : le rapport.
— J'adore quand vous me parlez comme à une
débile mentale !
— Vraiment ? J'essaierai de le faire plus
souvent, alors. Allez, au boulot !
Il se mit aussitôt à parcourir les dossiers empilés
sur l'une des étagères. Marie Lynch le regarda un instant sans
bouger, puis elle poussa un soupir et s'installa devant
l'ordinateur.
L'analyste consulta méticuleusement les cahiers de
notes, les ouvrages, les dossiers, les lettres qui étaient
dispersés à travers toute la pièce. La plupart traitaient de
géologie, de minéralogie, de géochimie, de cristallographie… Après
plusieurs minutes, il se lassa de lire des paragraphes entiers sur
les propriétés physico-chimiques de tel ou tel minéral et décida
d'accélérer le rythme de ses recherches.
— Vous trouvez quelque chose ? demanda
Marie.
— Rien de probant. Et vous ?
— Non. J'ai effectué une recherche sur les
deux disques durs, aucun de ces mots-clefs n'apparaît dans les
titres des fichiers. Du coup, je lance une analyse dans les
contenus des documents… Ça va prendre quelques minutes.
— OK.
Ari continua son inspection des lieux, mais il
commençait à douter de trouver ici ce qu'il avait espéré : un
indice flagrant de l'intérêt qu'aurait pu entretenir Charles Lynch
avec l'hermétisme.
Il y avait peut-être dans sa bibliothèque un rayon
consacré à l'ésotérisme… Il entreprit de lire le titre de tous les
livres alignés là en effleurant leur dos du bout de l'index. Son
doigt glissait le long des rangées disparates, passant rapidement
de l'une à l'autre.
Soudain, sa main s'arrêta sur un ouvrage
ancien.
Il sourit. C'était un traité d'alchimie. Ari le
tira vers lui et le feuilleta. Il n'y avait aucune note manuscrite
à l'intérieur. Il le remit en place. À côté, il vit un deuxième
livre sur le sujet, puis un troisième sur les liens entre
l'alchimie et la chimie moderne… Mais c'était tout.
Il éprouva une légère déception. Qu'y avait-il
d'étonnant à ce qu'un géologue, sur un nombre aussi vaste de
livres, eût un ou deux ouvrages comme ceux-ci. Il reprit ses
recherches.
— Rien, lança Marie Lynch quelques instants
plus tard. Je n'ai rien trouvé.
— Vous êtes sûre ?
— Certaine.
— Mince…
— Je peux encore regarder dans son explorateur
internet. S'il ne les a pas effacés, on devrait pouvoir retrouver
les mots-clefs qu'il a tapés dans son moteur de recherche. Ça nous
permettra de vérifier quels sont les sujets sur lesquels mon père a
fait ses dernières recherches en ligne.
— Pas bête. Allez-y !
Ari estima qu'il ne servait plus à rien de scruter
la bibliothèque et vint se placer derrière la jeune femme.
— Vous vous débrouillez bien, dit-il en la
voyant naviguer avec aisance dans l'interface.
Marie haussa les épaules.
— Quand on est actrice et qu'on cherche du
boulot, on passe pas mal de temps sur Internet, expliqua-t-elle
comme pour se justifier. Pour tout vous dire, je suis complètement
accro aux forums et aux sites communautaires. Je passe des heures
sur ces conneries. Pas vous ?
— Je n'ai pas d'ordinateur. J'ai horreur de
ça.
Elle se retourna, les yeux écarquillés.
— Vous déconnez ?
— Non. Il y en a un dans mon bureau mais je ne
l'allume jamais. Je m'en sers pour accrocher mes post-it.
— Mais… comment vous faites ?
— Je m'en passe très bien.
— Oui… Enfin… Résultat : vous demandez
aux autres de chercher pour vous !
— Ce n'est pas faux. Bon… Alors ?
Marie se remit face à l'écran et lança
l'explorateur Internet. Elle entra l'adresse d'un moteur de
recherche et plaça le curseur de la souris dans la fenêtre de
dialogue.
— Voilà, si je presse sur
« entrée », je devrais avoir la liste de tous les
derniers mots-clefs tapés par mon père.
— Eh bien, allez-y.
Elle s'exécuta. Une colonne de mots apparut au
milieu de l'écran. Elle n'eut même pas besoin de faire défiler la
liste. Ce qu'Ari espérait était là, sous leurs yeux.
Les dernières recherches de Charles Lynch, sous
différentes orthographes et dans toutes les combinaisons
imaginables, ne laissaient aucun doute :
« summa perfectionis
summa
perfectionis
société scientifique summa perfectionis
société secrète scientifique
société savante
weldon
docteur weldon
weldon société savante
weldon société scientifique »
Et cela continuait ainsi sur toute la hauteur de
l'écran. Mackenzie attrapa un tabouret et vint s'asseoir à côté de
Marie.
— Weldon ! C'est le nom du type chez qui
nous nous sommes rencontrés, murmura la jeune femme. Et ces autres
mots font partie de votre liste… Comment saviez-vous qu'ils
intéressaient mon père ?
— J'ai trouvé un dossier intitulé « Summa
Perfectionis – P. Rubedo » chez Weldon hier…
— Et qu'est-ce que c'est que cette histoire de
société scientifique secrète ?
— Je n'en ai pas la moindre idée. Mais on a
déjà une certitude : il y a bien un lien entre votre père,
Weldon, et cette expression : Summa
Perfectionis.
— Mais elle représente quoi, cette
expression ?
— À ma connaissance il s'agit d'un livre sur
l'alchimie qui date du Moyen-Âge. Mais votre père avait l'air de
chercher autre chose. Vous pouvez faire défiler pour voir si le mot
« Rubedo » n'apparaît pas
plus bas ?
Marie acquiesça. Elle tourna la molette de la
souris et parvint rapidement au bout de la liste des mots-clefs. Le
nom en question n'y figurait pas.
— Dites-moi, il y aurait moyen d'imprimer le
résultat de toutes les recherches effectuées par votre
père ?
— Vous plaisantez ou quoi ? Chacun de ces
mots-clefs doit renvoyer vers des milliers et des milliers de
pages !
— Ah bon ?
— Regardez : si je tape summa perfectionis par exemple.
La jeune femme entra les deux mots dans la fenêtre
de dialogue.
— Vous voyez ? Le moteur de recherche
nous indique que 67 200 sites sont répertoriés ! Chacun
des sites comprenant nécessairement plusieurs pages, vous imaginez
un peu combien ça ferait de feuilles à imprimer ? Et même
si je restreins davantage la recherche en ajoutant des guillemets,
pour que le moteur ne sélectionne que les sites où les deux mots
apparaissent dans cet ordre-là : « summa perfectionis », on obtient tout de même…
8 810 sites !
— D'accord, dit Ari en poussant un soupir. En
gros, il n'y a pas moyen de voir ce que votre père a
trouvé ?
— On peut regarder les pages qu'il a
consultées dans l'historique de navigation… Mais ça risque de faire
un paquet aussi. Tenez.
Elle opéra deux manipulations et une liste apparut
sur la gauche de l'écran.
— Voici les titres de toutes les pages qu'il a
consultées ces derniers jours. Vous imaginez si je devais vous
imprimer tout ça ?
Ari jeta un coup d'œil rapide. La plupart des pages
semblaient faire référence au livre de Jâbir
ibn Hayyân, d'autres contenaient des articles généralistes
sur les différents mots-clefs entrés par Charles Lynch, et en
particulier sur les sociétés secrètes.
— Bon, d'accord, laissez tomber, de toute
façon, ce qui est intéressant n'est pas ce qu'il a trouvé mais le
fait qu'il ait cherché… Dites-moi, par simple curiosité, vous
pourriez lancer une recherche sur le mot
« Rubedo » ?
— Bien sûr.
Marie revint à la page d'accueil du moteur de
recherche et lança sa requête. Le résultat indiqua plus de
200 000 références. Ari regarda les titres des premiers
sites.
1 - Rubedo - Congresso Amado-Jung
2 – Rubedo - Ruby Radio
3 - Rubedo - Estudos Interdisciplinares em
Psicologia Analítica…
Aucun ne lui évoquait quoi que ce fût de familier…
jusqu'à ce qu'il repère le titre figurant au sixième rang :
« 6 -Alchemy
2, Nigredo, Albedo and Rubedo ».
Il tapa du poing sur la table, ce qui eut pour
effet de faire sursauter sa voisine.
— Mais évidemment ! Je suis trop
con ! Ce n'était pas un nom de famille ! Pourquoi n'y
ai-je pas pensé plus tôt ?
— Quoi ?
— Rubedo ! Ça me revient maintenant. Je
savais bien que j'avais déjà vu ce mot quelque part ! C'est le
nom de la troisième et dernière étape de la transmutation
alchimique !
— Hein ?
— Pour fabriquer la Pierre philosophale !
D'abord il y a l'œuvre au noir, nigredo, puis l'œuvre au blanc, albedo, et enfin, l'œuvre au rouge :
Rubedo. Il ne me reste plus qu'à savoir
ce que signifie le « P » dans « P. Rubedo ».
— Vous m'avez un peu paumée, là !
— Excusez-moi, je réfléchis tout haut… Bon, en
tout cas, on est sûrs d'une chose : votre père cherchait à
savoir ce que signifiait Summa
Perfectionis, expression liée au Rubedo des alchimistes, et il essayait de voir s'il
y avait un lien entre cette expression et Weldon, ou bien avec une
société scientifique éventuellement secrète.
— Ça existe, ça, une société scientifique
secrète ?
Ari haussa les épaules.
— Pourquoi pas ? La Royal Society en Angleterre est issue de
l'Invisible College, qui n'était rien
d'autre qu'une société savante secrète.
Marie attrapa Mackenzie par l'avant-bras.
— Excusez-moi, Ari, je vais encore vous
paraître complètement stupide, mais je n'ai pas la moindre idée de
ce que sont les deux trucs dont vous venez de parler…
— La Royal
Society, c'est l'équivalent anglais de notre Académie des
sciences. C'est la plus haute instance scientifique en
Grande-Bretagne, si vous voulez. Isaac Newton en a fait partie. Or,
elle a été créée au milieu du xviie siècle par
un groupe d'éminents scientifiques, dont Robert Boyle, qui se
réunissaient jusqu'alors au sein d'une société secrète,
The Invisible College. L'objectif de
ces deux sociétés était le même : atteindre la connaissance à
travers la recherche expérimentale. En somme, une résistance
masquée face à l'obscurantisme religieux ou aux méthodes de la
scolastique.
— La quoi ?
— La scolastique… C'était le principal système
de pensée au Moyen Âge. Il consistait à concilier les sciences avec
le dogme chrétien. Pour résumer, disons qu'à l'époque il était
préférable que la recherche scientifique ne vienne pas contredire
la religion.
— OK. Bon… Bref, les sociétés secrètes
scientifiques, ça existe.
— Ça a existé, oui, donc ça peut toujours
exister… Cela dit, à part dans certains pays où la religion exerce
encore un pouvoir dictatorial, je ne vois pas vraiment l'intérêt
pour une société scientifique de se cacher. En tout cas, je n'en
connais pas en France. Du moins aucune qui soit authentiquement
scientifique.
— D'accord… qu'est-ce qu'on fait,
maintenant ?
Ari parut étonné par la question de la jeune
femme.
— Vous ? Rien. Moi, je vais approfondir
mes recherches.
— Je peux vous aider ?
— Écoutez… Vous êtes actrice, moi je suis
flic. Chacun son boulot, OK ?
— Je vais pas rester là les bras croisés, tout
de même ! Mon père a disparu et…
— Est-ce que je vais faire vos castings,
moi ?
Elle secoua la tête.
— Je voulais juste aider…
— C'est très aimable de votre part, Marie,
mais ce ne sera pas nécessaire.
Ari se leva et remit le tabouret à sa place.
— Si vous voulez, je peux continuer à chercher
sur l'ordinateur ou dans le bureau, proposa la jeune femme,
décidément pleine de zèle.
— Pourquoi pas…
— Si je trouve quelque chose, je vous
appelle.
— Avec plaisir, dit-il en se dirigeant vers la
porte.
Elle le raccompagna dans l'entrée.
— Vous me tenez au courant, n'est-ce
pas ?
— Bien sûr !
— Merci, dit-elle.
Puis elle attrapa Ari par l'épaule et se hissa sur
la pointe des pieds pour lui faire la bise.
L'analyste eut un instant d'hésitation. Il ne
s'était pas attendu à un geste aussi familier. Puis il s'y prêta
non sans un certain plaisir. Il embrassa la jeune femme sur les
deux joues, lui adressa un sourire et sortit de
l'appartement.