39.
L'homme à la canne argentée, qui se faisait appeler Borja pas ses employeurs, arriva devant l'immeuble de la rue Lacepède en fin d'après-midi.
Les ordres qu'il avait reçus le matin même étaient clairs : éliminer au plus vite la fille de Charles Lynch. Au plus vite.
Les choses commençaient à se compliquer et ce voyage en Europe, qui, au départ, ne devait durer que deux ou trois jours, s'éternisait. Il n'appréciait pas les changements de programme, parce que cela ne lui laissait pas le temps de planifier correctement les choses, de prendre toutes les précautions nécessaires, et c'était comme ça qu'on finissait par commettre des erreurs. Borja n'aimait pas l'à-peu-près. Borja n'aimait pas les imprévus.
Il plongea la main dans sa poche et attrapa la petite boîte transparente qu'il gardait toujours sur lui. Il souleva le bouchon, sortit un comprimé de chlorpromazine de 100 mg et l'avala d'un coup. Les jours où il « travaillait », Borja était capable d'en absorber cinq ou six, le double de la dose maximale prescrite. Avec les années, il avait appris à maîtriser les effets secondaires. Pour lutter contre les déséquilibres de l'hypotension, il avait sa canne, et contre la prise de poids, il suivait un régime strict. Restait la sécheresse buccale. Celle-ci ne l'avait jamais dérangé. De toute façon, il n'avait pas le choix. Borja ne pouvait pas faire ce qu'il faisait sans chlorpromazine. Toute sa force, toute son efficacité reposait sur l'état dans lequel le mettait ce neuroleptique.
Il rangea la petite boîte au fond de sa poche et inspecta minutieusement l'immeuble de Marie Lynch. Il n'y avait pas grand monde dans la rue, mais il allait devoir être prudent, n'ayant pas pu opérer le moindre repérage.
Pour les deux contrats en Suisse, tout s'était déroulé comme prévu, parce qu'il avait eu le loisir de préparer son travail. Mais la seconde visite dans l'appartement de Zalewski avait été une erreur. Il n'aurait pas dû accepter. Le Polonais avait vu son visage. Il aurait peut-être dû l'éliminer. Borja avait toutefois pour principe de ne jamais effacer un client pour lequel il n'avait pas reçu d'honoraires. Il tenait à sa réputation : avec lui, il n'y avait jamais de dommage collatéral. On le payait cher pour ça. Jamais de bavure.
Après quelques longues minutes d'attente, il vit une femme d'une cinquantaine d'années ouvrir la porte cochère de l'immeuble. Il profita de l'opportunité et s'approcha du seuil. Juste avant que la porte ne se referme, il glissa sa canne dans l'ouverture pour la bloquer, attendit que les bruits de pas de la femme disparaissent, puis il se faufila dans le hall d'entrée.
Il demeura là quelques instants de plus, pour être tout à fait certain d'être seul, puis il se dirigea vers l'escalier. Il jeta un coup d'œil vers les étages. Personne. Il monta les marches sans faire de bruit.
Marie Lynch occupait un deux-pièces au deuxième étage. Il espérait qu'elle y serait et qu'elle n'avait pas élu domicile juste à côté, dans l'appartement de son père, rue Monge, où la présence d'une surveillance policière était plus probable.
Il avait tout de même eu le temps de mener quelques recherches sur la jeune femme. Âgée de vingt-huit ans, elle essayait de suivre une carrière d'actrice mais n'avait décroché des rôles que dans quelques courts-métrages ou pièces de théâtre avec des troupes amateurs. Elle tenait un blog sur Internet où elle donnait moult détails sur ses difficultés financières, ses CDD de serveuse, ses déboires, ses soirées arrosées entre copines, ses déceptions amoureuses, ses conquêtes, fières ou honteuses, et sur lequel il avait pu l'inspecter en photo sous toutes les coutures, avec un certain plaisir, d'ailleurs, car la jeune femme ne manquait pas d'atouts… Avec la profusion des blogs et des sites communautaires, obtenir des informations sur la vie privée des clients devenait de plus en plus facile, et on pouvait parfois en apprendre bien plus par ce biais qu'en passant par les canaux traditionnels.
Borja arriva au deuxième étage et repéra le nom de Marie Lynch sur la sonnette de l'un des trois appartements. Il enfila calmement ses gants de cuir et dévissa le pommeau de sa canne. En pressant sur la poire dissimulée dans la boule en argent, il répandit quelques gouttes du liquide poisseux à l'intérieur de sa main gauche et referma le tout précautionneusement. Puis il sonna à la porte.
Aucune réponse. Il sonna une deuxième fois. Toujours rien. Il grimaça. Il aurait préféré en terminer tout de suite. Liquider la jeune femme et quitter l'Europe pour se mettre au vert. Mais il n'avait pas le choix. Il allait devoir entrer et attendre le retour de Marie Lynch.
Il serait patient. Elle finirait bien par revenir.
Les cathédrales du vide
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