71.
Caroline Levin fut réveillée en sursaut par le cri
d'un petit singe au-dessus d'elle.
Il lui fallut quelques secondes pour retrouver la
conscience aiguë de la situation. Erik avait disparu. Elle était
perdue, seule, au milieu de la jungle amazonienne et n'était pas
équipée pour y survivre.
Pourtant, malgré la fatigue – elle avait dormi
quelques heures à peine – la peur, la faim, la soif et
l'accablement, elle refusa de se laisser submerger par les sanglots
qui, déjà, montaient dans sa gorge. Elle avait assez pleuré. Il
était temps de reprendre la situation en main.
Comme pour se convaincre, elle repensa à tous les
sacrifices qu'ils avaient faits et à tous les espoirs qu'ils
avaient placés dans cette satanée mission à l'étranger. Elle
repensa à tous les rêves qu'ils avaient battis ensemble. La maison
qu'ils devaient construire dès leur retour en France, l'enfant
qu'ils voulaient faire… Ils avaient déjà des prénoms. Caroline
avait même imaginé la décoration des pièces ; le grand salon
où elle pourrait enfin installer le piano de ses parents et où ils
organiseraient de vrais grands dîners pour leurs amis ; leur
chambre, avec un lit immense, bien plus grand que ce que pouvait
contenir le petit appartement ridicule qu'ils occupaient pour
l'instant dans le xixe arrondissement ; et puis la chambre du
bébé, bien sûr, avec des jouets en bois, d'authentiques jouets
anciens, et un petit lit débordant de peluches…
Ils en avaient parlé tant de fois, tous les deux,
comme d'un avenir certain ! Et au fond, ça n'avait rien de
fou, d'inaccessible ou d'orgueilleux. C'était un rêve de bonheur
simple, auquel ils aspiraient de droit. L'un et l'autre avaient
donné beaucoup pour y parvenir, pour réussir ce en quoi plus aucun
de leurs amis ne croyaient : fonder un foyer. Simplement ça.
Ce n'était plus à la mode, c'était même devenu désuet, et la force
de leur amour en faisait sourire plus d'un. Beaucoup n'y voyaient
qu'une illusion de jeunesse. Mais Caroline, elle, le savait.
Pour le meilleur et pour le pire. Elle
avait choisi Erik, et Erik l'avait choisie, parce qu'ils avaient la
même ambition, simple et fondamentale, et que l'un et l'autre ne se
laisseraient jamais décourager.
Alors elle n'avait pas le droit d'abandonner ce
rêve. Pas maintenant.
Les yeux grands ouverts, les poings serrés, elle se
leva, épousseta ses vêtements, ramassa ses affaires et se mit en
route.
Il faisait jour à présent et elle n'eut aucune
peine à repérer les nombreuses empreintes qu'Erik et elle avaient
laissées tout autour du campement de fortune. Ici des branches
cassées, là des traces de pas. Tout était tellement plus clair que
la veille !
La raison aurait voulu qu'elle reprenne son chemin,
qu'elle marche à nouveau dans la direction qu'Erik avait choisie.
Fuir et – pourquoi pas ? – trouver du secours… Mais
elle refusait d'abandonner. Son mari était là, quelque part, vivant
peut-être.
Ainsi, elle continua ses recherches, en essayant
cette fois de les mener avec méthode. Elle commença par marcher en
rond, autour du campement, en faisant des cercles de plus en plus
larges, dans l'espoir de ne pas négliger le moindre centimètre
carré de forêt. Un bâton dans la main, elle battait les plantes
devant elle, fouillait partout, laissait son regard courir dans les
moindres recoins, sous les troncs morts, derrière les futaies, dans
les ombres… Soudain, elle aperçut, entre les rochers, une petite
cascade qui coulait vers le sud. Elle se pencha, goûta l'eau. Elle
était fraîche et bonne. Caroline en profita pour remplir la
bouteille qu'elle portait dans son sac, but encore quelques gorgées
puis, regonflée par cette bonne surprise, se remit en route.
Cela faisait plus d'une heure qu'elle marchait
ainsi quand elle sentit poindre à nouveau les signes du
découragement. Elle se surprit à pousser de profonds soupirs. Ses
pieds lui faisaient mal, et sa mâchoire, à force de serrer les
dents, était tout endolorie. Et puis, soudain, à plusieurs mètres
de là, elle aperçut une tache rouge au milieu des branches. Une
forme. Son cœur se mit à battre à toute vitesse.
Elle resta pétrifiée un instant. Rouge. La couleur
de la chemise d'Erik. Ses jambes tremblaient. Les questions
défilaient dans sa tête. Est-ce bien
lui ? Est-il vivant ?
Elle sortit enfin de sa torpeur et se mit à
courir.
La silhouette de son mari se dessina plus
nettement : il était étendu au milieu de la jungle, inanimé.
Sa jambe gauche, pliée en deux, faisait un angle dérangeant qui ne
laissait rien présager de bon. Bientôt elle fut assez près pour
voir qu'il avait les yeux fermés. Un frisson la parcourut. Elle se
précipita vers lui et se laissa tomber à genoux.
— Erik !
Elle attrapa son visage. Ses joues lui parurent
chaudes. Elle posa fébrilement une main sur son cœur et trouva la
confirmation qu'elle cherchait. Le petit muscle battait encore. Il
était en vie.
Une sorte d'ivresse ébahie la submergea. Les larmes
qui coulaient sur ses joues étaient à présent des larmes de
soulagement. Elle souriait. Elle prit la bouteille en plastique
dans son sac et versa quelques gouttes sur le visage d'Erik. Elle
lui tapota les joues, fit couler encore un peu d'eau sur son front.
Rien. Elle frappa plus fort, le secoua par les épaules. Lentement,
l'ingénieur ouvrit les yeux.
Il avait le regard complètement perdu, comme s'il
était sous l'emprise d'une drogue.
Puis, petit à petit, il parut retrouver sa
lucidité. Ses yeux se fixèrent sur le visage de son épouse et ses
lèvres se mirent à trembler.
— Ma… Ma jambe, murmura-t-il d'une voix
rauque.
Caroline lui posa la main sur le front et essuya du
pouce une goutte de sueur.
— Ce n'est rien, mon amour, ce n'est
rien.
Elle se pencha sur le côté et jeta un coup d'œil à
la jambe gauche d'Erik. Non. Ce n'était pas rien. Le membre était
fracturé net. Un bout d'os brisé avait déchiré la peau et dépassait
du pantalon ensanglanté. Elle serra les dents et avala sa
salive.
Non. Ce n'était pas rien, mais c'était toujours
mieux que d'être mort.
— Je vais m'en occuper, mon amour.
Et soudain, ce fut comme si l'urgence et la gravité
de la situation, mêlées à la joie d'avoir retrouvé son mari, la
forçaient à se dépasser. Caroline se mit en action avec une force
et un sang-froid extraordinaires.
Elle prit le couteau dans leur sac et commença par
découper la jambe de pantalon d'Erik, en prenant garde de ne pas
trop le faire bouger. En temps normal, la vision de l'horrible
blessure, le sang, l'os saillant et la chair déchirée lui auraient
fait perdre connaissance. Mais elle était concentrée sur ce qu'elle
faisait. Elle était entrée dans un mode de survie qui la rendait
complètement insensible. Quand elle eut fini, elle déchira des
bouts de tissu sur ses propres vêtements et, en les imbibant d'eau,
elle entreprit de nettoyer la plaie le plus délicatement possible.
Chaque fois qu'elle touchait la peau ensanglantée d'Erik, elle le
voyait se crisper et serrer les dents pour contenir la
douleur.
Quand la blessure fut à peu près propre, elle
découpa dans la chemise de son mari une longue bande de coton
qu'elle trempa dans l'eau et la replia pour en faire un tampon de
la taille de la plaie. Elle prit dans son sac la bouteille d'alcool
et en versa abondamment sur la blessure. Erik poussa un cri de
douleur qui résonna longtemps dans le cœur de la jungle. Mais
Caroline ne se laissa pas impressionner et continua ce qu'elle
avait à faire. Elle tenta de disposer le pansement sur la blessure,
mais se rendit immédiatement compte qu'elle n'y parviendrait pas.
La jambe était pliée vers l'extérieur, et l'os dépassait d'au moins
deux ou trois centimètres. Dans cette position, il serait
impossible de faire un bandage pour maintenir le pansement, et
encore plus de mettre une attelle. Or, elle n'avait pas le
choix.
Elle s'attarda sur le visage de son mari, trempé de
sueur. Il n'y avait pas d'alternative : d'une façon ou d'une
autre, il allait falloir remettre la jambe d'Erik en place. Elle
savait que c'était dangereux, qu'il y avait un risque d'endommager
davantage les tissus environnants, de couper les muscles, les
vaisseaux sanguins, les nerfs… Mais il n'y avait pas d'autre
solution.
Elle reprit la bouteille d'alcool et, cette fois,
la porta aux lèvres d'Erik. Elle lut alors dans son regard qu'il
avait compris. Qu'il savait ce qui l'attendait. Il but plusieurs
gorgées et ferma les yeux.
— Vas-y, articula-t-il simplement.
Caroline s'essuya les mains et vint se placer
au-dessus de son époux. Elle posa un genou sous sa cuisse, pour la
coincer fermement et, des deux mains, attrapa la jambe
disloquée.
Elle ferma les yeux à son tour et chercha au fond
d'elle le courage nécessaire pour continuer. La souffrance qu'elle
allait infliger à Erik était sans doute la pire qui fût. Elle
allait probablement le plonger en état de choc. Ou pire, provoquer
une nouvelle hémorragie dont il ne pourrait se remettre. Mais il
fallait qu'elle se persuade que c'était leur seule chance de
pouvoir un jour repartir d'ici.
Ses mains se crispèrent sur l'os brisé. Elle avala
sa salive. Les battements de son cœur résonnèrent dans sa tête. Ses
doigts tremblèrent.
Soudain, elle fut comme électrocutée par le cri de
rage de son mari :
— Vas-y, bon sang !
D'un geste brusque et violent, elle tira sur la
jambe d'Erik. Il y eut un craquement sec et un déchirement
visqueux. Une giclée de sang éclaboussa son visage.
Le hurlement de l'ingénieur fut aussi puissant que
bref.
Quand Caroline ouvrit les paupières, elle vit
qu'Erik avait perdu connaissance. Elle baissa les yeux. La jambe
avait retrouvé une position normale.
Maintenant, il allait falloir le panser et lui
fabriquer des éclisses. S'il survivait, peut-être pourrait-il un
jour se lever. Mais ce ne serait pas avant longtemps, sans
doute.