02.
En refermant derrière lui la lourde porte en fer, Charles Lynch savait pertinemment qu'il n'avait que deux issues possibles : la liberté ou la mort.
Sortir du complexe souterrain ou y disparaître à jamais.
Le sang battait dans ses tempes et sa poitrine avec la cadence inquiétante d'un tambour funèbre et le couloir qui s'ouvrait devant lui avait tout d'un corridor de la mort. Il tenta de ne pas se laisser impressionner ; il était trop tard pour renoncer.
L'homme inspira profondément, serra les poings et se dirigea de l'autre côté, en marchant d'abord, soucieux de ne pas faire de bruit, puis de plus en plus vite. L'urgence, désormais, l'emportait sur la prudence.
L'écho de ses pas s'éleva au milieu des murs de béton gris. Quelques mètres seulement le séparaient de la porte qui – il en était presque certain – le mènerait enfin là-haut, dehors, à la surface. Où exactement ? Dans quelle ville ? Quelle région ? Il n'en avait pas la moindre idée. Il n'était même pas sûr de savoir quel pays. Mais à la lumière du jour, sans aucun doute. Cette lumière qu'il n'avait pas vue depuis déjà deux mois.
L'esprit partagé entre l'espoir d'une délivrance prochaine et la peur d'être pris avant d'avoir pu sortir, les yeux rivés sur le boîtier électronique qui verrouillait la serrure, il continua sa course. Il ne restait plus qu'une vingtaine de mètres. Quelques foulées. Mais cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas eu à courir ainsi ! Du haut de ses soixante-cinq ans, Charles Lynch n'avait jamais été un grand sportif et le souffle commençait à lui manquer. Il ne ralentit pas pour autant : tout se jouait maintenant, dans ce dernier effort.
Soudain, une sirène aiguë retentit et deux lampes se mirent à clignoter aux extrémités du couloir, illuminant le sol de leur lumière rouge à intervalles réguliers. Lynch accéléra.
Sa fuite avait été découverte, bien sûr. D'ailleurs, il n'avait pas douté un seul instant que les gardes finiraient par repérer son sabotage des caméras de surveillance. Simplement, tout était une question de temps. De secondes peut-être.
Arrivé au bout du tunnel, il se précipita vers le cadran qui jouxtait la serrure. Il souleva le petit couvercle en plastique transparent et se frotta les paumes pour essuyer la transpiration. Puis, d'un geste mal assuré, il commença à entrer la combinaison. Son cœur battait à tout rompre. Son bras tout entier tremblait. Et si sa reprogrammation du code avait échoué ? Si les gardes avaient eu le temps de réinitialiser le système de sécurité ? Alors tous ces efforts, ce stratagème méticuleusement préparé, auraient été vains…
Non. Il devait réussir. Rejoindre le monde du dehors, avoir au moins le temps de prévenir quelqu'un, d'appeler au secours. C'était tout ce qu'il demandait. Pour lui, pour sa fille, et pour les autres encore enfermés à l'intérieur.
Le cri lancinant de l'alarme agressait ses oreilles. Il serra les dents et enfonça une sixième fois la touche pour compléter le code qu'il avait lui-même modifié. 110184. La date de naissance de sa fille.
Il y eut une seconde de silence, qui lui parut durer une éternité. Un grésillement électrique s'échappa de la serrure, puis, enfin, le cliquetis libérateur : les pênes cylindriques se dégagèrent lentement de la gâche.
Charles Lynch tira sur l'imposante poignée et la porte s'ouvrit dans un grincement discordant, révélant les larges marches d'un escalier en vieilles pierres, plongé dans la pénombre.
L'homme fronça les sourcils. L'odeur humide, les toiles d'araignées, la poussière au sol… Tout jurait avec l'environnement dans lequel il vivait depuis deux mois ; il ne s'était pas attendu à un tel décor. En vérité, il avait espéré trouver tout de suite la lumière du jour, mais sans doute allait-il falloir chercher plus loin encore. Ne pas perdre courage : tout en haut de ces dernières marches, sa délivrance l'attendait sûrement. Il se glissa de l'autre côté de la porte.
Les jambes vacillantes, les poumons oppressés par l'angoisse, il commença à monter prudemment. Les murs de béton du sous-sol, droits et rugueux, avaient cédé la place aux parois inégales d'un bâtiment très ancien. La paume droite plaquée contre les pierres grossièrement taillées, il essaya d'accélérer la cadence de ses pas sans perdre l'équilibre. Mais alors qu'il gravissait les premières marches, il entendit soudain l'écho de cris furieux dans le couloir derrière lui.
Les gardes étaient déjà là, sur ses traces.
Aussitôt, les battements de son cœur redoublèrent d'intensité. Sa mâchoire se crispa. Il avait encore une chance.
Grimpant les marches deux par deux, oubliant tout le reste, il se propulsa vers le haut de l'escalier. Se dessinant dans l'obscurité, il devina bientôt une petite porte en bois abîmée. Il franchit les derniers mètres et l'ouvrit sans hésiter.
Le spectacle qu'il découvrit alors le subjugua totalement. Il resta bouche bée, incrédule, comme envoûté par ce décor inattendu.
Autour de lui se dressait l'intérieur majestueux d'une immense cathédrale en ruine.
Une authentique cathédrale gothique.
Le contraste avec la modernité du complexe souterrain lui parut invraisemblable. Et pourtant, il ne rêvait pas. La clarté colorée d'un soleil radieux inondait le transept à travers de grands vitraux brisés. Au milieu des décombres, envahis par les plantes, on devinait stalles, statues, bénitiers, retable… Des lianes, aussi droites que les larges piliers sculptés qu'elles semblaient imiter, quadrillaient l'espace en traversant les zones d'ombre et de lumière. Le sol était jonché de pierres, des blocs entiers tombés de la voûte et couverts de limon. Ici et là traînaient des chaises en bois renversées, des pupitres…
Charles Lynch fut tiré de sa stupeur immobile par le bruit des pas derrière lui. Les gardes allaient le rattraper, ce n'était pas le moment d'admirer l'architecture du lieu saint. Il se précipita vers la grande porte tout au bout de la nef. La lumière du jour se glissait par les ouvertures autour du grand panneau de bois.
Enjambant les débris, il descendit le bas-côté au pas de course. Quand il fut enfin devant la sortie, il aperçut derrière lui la silhouette des gardes qui venaient d'arriver dans la pénombre du transept.
Il se faufila alors entre les deux immenses battants du portail. Aussitôt, il dut faire volte-face et cligna des paupières pour s'habituer à la lueur éblouissante de ce soleil depuis trop longtemps disparu. Puis, lentement, il découvrit l'incroyable décor alentour.
Ce fut comme s'il recevait un second coup de poignard dans le cœur. Ce qu'il affrontait du regard était tout aussi inconcevable que l'intérieur de la cathédrale. Il fut pris de vertige. Ses épaules s'affaissèrent, comme chargées soudain du poids de l'humanité tout entière.
Dans un air saturé d'une chaleur moite, étouffante, se croisait une infinie diversité de plantes et d'arbres démesurés, tous plus verts les uns que les autres. Lianes, fougères, rouges acajous, cèdres, arbres fruitiers… Et au milieu de ces géants verticaux résonnaient les cris inquiétants d'une faune invisible.
Charles Lynch comprit aussitôt, accablé, qu'il était perdu au cœur même de la forêt amazonienne. À mille lieues, sans doute, de la moindre habitation, du moindre secours possible. Ce qu'il ne parvenait à s'expliquer, c'était ce qu'une cathédrale gothique pouvait bien faire ici, égarée en pleine jungle.
Mais ces questions, il devrait y répondre plus tard. Car à présent, une seule chose comptait.
Fuir. Fuir et survivre.
Les cathédrales du vide
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