45.
La seule chose qui soit vraie dans la fabuleuse
légende que l'on raconte à mon sujet est la suivante : j'ai
effectivement découvert un mystérieux manuscrit un jour du
printemps de l'année 1358. Mais ce n'est pas celui qu'on
croit.
J'avais, cette année-là, un valet du nom de Gautier
qui travaillait à mon service et qui était la bonté même. Jeune et
sans argent, il faisait preuve d'une dévotion pleine de zèle, et je
dois dire que j'en étais presque gêné.
Un soir je le surpris dans le garde-manger qui se
cachait pour pleurer. Croyant que l'un de mes clercs l'avait traité
mal, je lui demandai ce qui l'attristait ainsi. Le pauvre garçon me
confia alors qu'il venait de perdre sa mère. Je le consolai comme
je pus, partageant sa peine, et il m'expliqua qu'il ne savait
comment les choses se passeraient à présent, qui allait hériter de
la maison de la vieille femme et du terrain qu'elle possédait dans
le Cambrésis. Je tranquillisai Gautier et promis de m'occuper de
tout, ce que je fis dans les plus brefs délais, m'assurant que ce
fils unique ne fût spolié d'aucun de ses biens.
Il s'avéra que la mère du jeune homme était
beaucoup moins pauvre que je ne l'aurais imaginé et qu'elle lui
laissait non seulement de quoi vivre mieux qu'il l'avait fait
jusqu'alors, mais aussi de quoi monter un petit commerce. Je
l'encourageai en ce sens, l'accompagnai dans sa démarche et
rédigeai les actes nécessaires, certes attristé de perdre un si bon
valet, mais heureux de voir le brave garçon voler enfin de ses
propres ailes.
Gautier n'eut alors de cesse de m'exprimer sa
reconnaissance. Il proposa cent fois de me payer, ce que je
refusai, évidemment. Un matin, toutefois, alors qu'il s'était déjà
installé à Charenton et que, sans doute, son affaire devait
l'accaparer, je le vis arriver devant mon échoppe, un colis dans
les mains. Comprenant que le geste comptait à ses yeux, j'acceptai
ce cadeau qui, pour lui, ne représentait sans doute pas
grand-chose…
Il s'agissait d'un manuscrit, vieux d'une centaine
d'années, relié de cuir, et écrit en langue picarde. Il m'expliqua
qu'il l'avait trouvé dans la maison de sa mère, à Vaucelles, et que
j'étais sans doute plus à même de l'apprécier, comme il ne savait
pas lire.
Je pris le livre et remerciai Gautier.
Le soir même, je commençai la lecture de cet
étonnant ouvrage. Son défunt auteur, un homme de lettres et de
pierres, se nommait Villard de Honnecourt.