65.
— Ce qui m'intrigue le plus, au fond, c'est
que nous n'avons pas la moindre idée de ce que Weldon cherche sous
terre. Il a beau être un mystique illuminé, j'ai du mal à croire
qu'il soit réellement en quête d'un
royaume perdu ou d'une connerie dans le genre…
Ari et Marie déjeunaient en tête à tête dans le
restaurant de l'hôtel. L'analyste aurait préféré se rendre dans
l'une de ses cantines de prédilection du quartier, mais il valait
mieux rester prudent. L'homme à la canne était peut-être sur leurs
traces. Assis face à face sur des fauteuils bas, ils parlaient à
voix basse.
— Pourquoi pas ?
— Parce que tout ça fait davantage penser à
une authentique recherche scientifique et que les moyens mis en
œuvre sont trop colossaux pour que cela ne soit qu'une folie
d'hermétiste. Le fait que le Docteur soit entré en contact avec ton
père, par exemple, prouve bien qu'il cherche quelque chose de
scientifiquement concret, si je puis dire.
— Tu disais l'autre jour qu'il y avait un
rapport avec l'alchimie… Tu ne crois pas que l'alchimie puisse être
abordée d'une façon scientifique ?
— C'était le cas jadis. Mais aujourd'hui,
l'approche scientifique de l'alchimie, ce n'est plus de l'alchimie,
c'est de la chimie… Et puis, il n'y a pas que ça. Il y a l'agent du
SitCen qui est venu me voir le jour où mon appartement a été
fouillé, l'intervention du ministère de l'Intérieur avant que je
puisse terminer mon enquête sur Villard de Honnecourt, le
classement Secret Défense du tunnel parisien, etc. Pour que cette
affaire intéresse autant de monde en haut lieu, c'est qu'il doit y
avoir quelque chose de très sérieux derrière.
— Si tu le dis.
— Il y a de fortes chances que ton père soit
dans l'un des centres avec le Docteur, Marie… Mais pourquoi ?
En quoi ton père est-il utile à Weldon ? Qu'est-ce qu'un
géologue peut lui apporter ?
— On n'a qu'à demander à Jaquemin.
— Qui ça ?
— Le professeur Jaquemin. C'est un collègue et
ami de mon père. On n'a qu'à lui demander ce qui, selon lui,
pourrait être caché sous terre et nécessiter la présence d'un
géologue…
— Ce n'est pas une mauvaise idée, admit
Mackenzie en souriant.
Ils finirent leur repas rapidement et partirent
ensemble pour l'université Pierre et Marie Curie, à l'autre bout de
Paris. Ils furent reçus par le professeur de l'école doctorale, que
Marie avait rencontré une ou deux fois chez son père.
L'homme, la soixantaine ventripotente et le crâne
dégarni, avait un visage rond et amène. Il accueillit
chaleureusement les deux visiteurs dans un grand bureau aux murs
couverts de boiseries et de bibliothèques.
— Comment allez-vous Marie ? Je suppose
que les choses ne doivent pas être faciles… Nous sommes nombreux
ici à penser à votre papa.
La jeune femme pencha la tête d'un air
reconnaissant.
— J'essaie de ne pas perdre espoir. Je vous
présente le commandant Mackenzie. Il enquête sur une affaire qui
pourrait avoir un rapport avec la disparition de papa. Cela vous
dérangerait de répondre à ses questions ?
— Mais pas le moins du monde. Tout ce que je
peux faire pour vous aider.
— Je vous remercie, répliqua Ari.
— Que voulez-vous savoir ?
— Nous pourrions avoir besoin de votre avis de
géologue.
— À quel sujet ?
— Cela risque de vous paraître étrange, ou un
peu naïf, comme question…
— Allez-y toujours. Ce ne pourra pas être pire
que les questions de mes étudiants.
— Qu'est-ce qui, à votre avis, pourrait se
trouver à l'intérieur de la terre et attirer la convoitise de
grandes organisations internationales, au point que celles-ci
soient prêtes à tuer ?
Le professeur écarquilla les yeux, perplexe.
— Je vous avais prévenu, c'est un peu spécial,
bredouilla Ari.
— Eh bien… Je ne sais pas. Tout dépend de
l'endroit et de la profondeur. Cela peut être beaucoup de
choses…
— Une assez grande profondeur sans doute, et à
de nombreux endroits de la planète, aussi bien au pôle nord qu'en
Mongolie, par exemple.
L'universitaire haussa les épaules.
— Comme ça, à brûle-pourpoint, je pense
évidemment à de nouvelles réserves de pétrole… Mais de là à
tuer !
— Oui… J'y ai pensé également. Mais je
pencherais pour quelque chose de plus extraordinaire. Quelque chose
qui puisse réellement justifier la mise en œuvre de méthodes… peu
conventionnelles. Quelque chose qui puisse par exemple justifier
qu'on enlève des géologues pour les obliger à participer aux
recherches.
— Vous pensez que Charles a été
enlevé ?
— Oui.
— Mon dieu !
— Et il y a de fortes chances que le mobile de
son enlèvement soit justement ses connaissances en géologie. Deux
autres chercheurs travaillant dans le même domaine ont
disparu.
Le regard du professeur Jaquemin fit plusieurs
allers et retours entre Marie et Mackenzie, comme s'il cherchait
dans leurs visages la confirmation que ce n'était pas une
plaisanterie.
— Je vois, dit-il. Je ne pense pas que, de nos
jours, on soit encore capable de tuer ou d'enlever des gens pour
trouver du pétrole… Encore que les stocks s'amenuisent rapidement.
La découverte de nouvelles réserves pourrait très bien entraîner de
grands conflits politiques. Surtout s'il s'agissait de réserves
susceptibles, par leur immensité, de modifier l'avenir énergétique
de notre planète. Ce qui ne serait pas forcément une bonne
nouvelle, en termes d'écologie, soit dit en passant.
— D'accord. Mais si ce n'était pas du pétrole,
cela pourrait être un minerai ?
— Je ne vois pas quel minerai justifierait ce
que vous semblez soupçonner. De l'or ? Du diamant ? Oui.
Éventuellement. Ce ne serait pas la première fois que leur
extraction provoquerait des conflits meurtriers… Mais aurait-on
besoin de Charles pour ça ? Je ne le crois pas, non.
— Encore une fois, j'imagine quelque chose de
plus étonnant que ça.
Ari avait peur de trop en dire. Après tout, il ne
connaissait pas cet homme. Mais il avait besoin de trouver des
pistes.
— Comprenez que je ne puisse pas rentrer dans
les détails, professeur, l'enquête est en cours. Mais disons que
cette chose cachée sous terre suscite l'intérêt des services
secrets de plusieurs pays. Ce qui signifie qu'il s'agit de quelque
chose d'extrêmement sensible…
— Les services secrets ? Alors ça
peut-être n'importe quoi ! On est en plein X-Files… Je ne sais pas, moi, les restes d'un
vaisseau extraterrestre ? dit-il sur le ton de la
plaisanterie. L'Agartha ? Un monde souterrain où Elvis Presley
serait parti se cacher ?
Un sourire se dessina sur les lèvres d'Ari.
— Non… Je vous rassure. Ce n'est pas de cet
ordre-là. Si trois géologues ont disparu, c'est bien qu'il s'agît
d'une chose en rapport avec votre métier.
L'universitaire, songeur, hésita avant de faire une
suggestion.
— Ce pourrait être un minerai aux propriétés
prometteuses, ou une découverte scientifique capitale… Mais j'ai du
mal à y croire.
— Pourquoi ?
— Écoutez, il est vrai que notre connaissance
de l'intérieur de la Terre est sommaire – la profondeur à
laquelle nous sommes capables d'envoyer du matériel de prospection
est ridicule, par rapport au rayon de notre planète – mais
globalement, nous savons de quoi elle est composée.
— Il ne pourrait pas y avoir de
surprise ?
— On peut tout imaginer, bien sûr, mais
a priori, non. Sans vouloir vous
paraître professoral, la Terre est constituée de plusieurs couches,
la croûte terrestre, le manteau et le noyau.
— Jusque-là, je vous suis…
— La croûte, dans sa partie continentale, est
épaisse de 15 à 80 km. Or, à ce jour, les forages les plus
profonds qui aient été effectués sont de 9 km sous l'Allemagne
et 12 km dans la péninsule de Kola, en Russie. En somme, nous
ne sommes pas encore capables d'atteindre la zone de transition
entre la croûte et le manteau supérieur – ce qu'on appelle la
discontinuité de Mohorovicic, ou le Moho, pour les intimes.
— En gros, nous n'avons fouillé que 12 km
sur la profondeur totale de la terre ?
— Oui. 12 km sur un peu plus de
6 300 ! Et nous n'avons donc jamais atteint le manteau
supérieur. Il faut vous dire qu'à 10 km de profondeur, la
température atteint tout de même 300oC ! Cela nécessite un matériel très
résistant. La croûte océanique étant plus mince que les plaques
continentales, il y a eu plusieurs tentatives de percées au fond
des océans, mais à ce jour aucun navire n'a encore réussi à forer
jusqu'au Moho.
— J'adore ce nom, intervint Marie en
souriant.
Sa fausse décontraction masquait mal l'angoisse qui
l'habitait. Ari commençait à le comprendre, l'humour et la légèreté
étaient chez elle un mécanisme de défense naturelle.
— Mais alors, reprit Mackenzie, comment
connaît-on la structure de la terre ?
— Il existe de nombreuses techniques, mais on
procède principalement par l'étude de la propagation des ondes
sismiques.
— OK. Pour revenir à notre sujet, vous pensez
donc qu'il ne pourrait pas y avoir de minerai inconnu sous
terre ?
— Peu probable. La majorité des roches
constituant la croûte terrestre sont des oxydes.
— C'est-à-dire ?
— Silicium, aluminium, fer, calcium,
magnésium, potassium et sodium. Il y a des exceptions, comme le
chlore, le soufre et le fluor, mais leur quantité dans n'importe
quelle roche dépasse rarement les 1 %. Le manteau, à supposer
qu'on soit capable de l'atteindre un jour, est quant à lui
constitué d'un agrégat de cristaux d'olivine, de pyroxènes et
d'autres composants basiques.
— D'accord… Mais vous le dites vous-même, il y
a des exceptions. Il pourrait très bien y avoir un minerai très
rare, encore inconnu.
Le professeur eut une moue sceptique.
— À la limite… Mais pourquoi voulez-vous
absolument que ce soit un minerai ? Après tout, ce grand
secret international pourrait justement être la découverte d'une
percée dans la discontinuité de Mohorovicic, non ?
— Je ne sais pas… Question d'intuition,
répondit Ari d'un air hâbleur.
— Le doute est la base de toute démarche
scientifique.
— Explorer des hypothèses est celle de toute
démarche policière.
— Soit, concéda l'universitaire.
— Alors ? s'entêta Ari. Si l'on
découvrait un nouveau minerai, quelle propriété pourrait-il avoir
qui expliquerait toute cette agitation ?
— Je n'en sais rien. Nous sommes dans de la
pure spéculation.
— Ce n'est pas grave. Prêtons-nous au
jeu…
Le professeur Jaquemin haussa les sourcils.
Visiblement, la prospective n'était pas sa tasse de thé. Pour un
chercheur, Ari trouva qu'il manquait un peu d'audace.
— D'accord… Eh bien, si ce n'est pas du
pétrole… Ce pourrait être une autre roche aux propriétés
énergétiques. Cela expliquerait l'importance de l'affaire.
L'énergie, vous le savez, est le plus grand défi du siècle à
venir.
Le sexagénaire demeura pensif un instant, comme si
l'exercice commençait à lui plaire, puis il reprit :
— Oui… Après tout. Vos types ont peut-être
trouvé un moyen de passer à un niveau supérieur dans l'échelle de
Kardashev !
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— C'est une méthode de classement des
civilisations en fonction de leur niveau technologique, et plus
exactement de la quantité d'énergie dont elles disposent.
— C'est-à-dire ?
— Eh bien, pour être précis : on
considère qu'une civilisation est de type I sur l'échelle de
Kardashev quand elle est capable d'utiliser toute l'énergie
disponible sur sa planète d'origine. Une civilisation de type II
doit être en mesure d'utiliser toute l'énergie produite par son
étoile centrale. Et enfin, une civilisation de type III utilise
toute l'énergie émise par la galaxie où elle se trouve.
— Notre civilisation est capable d'utiliser
toute l'énergie disponible sur Terre ?
— Non, justement. C'est pourquoi on considère
à ce jour que la civilisation humaine est de type 0, un peu en
dessous du type I.
— Sait-on au moins quelle quantité d'énergie
est disponible sur la planète ?
— En gros, oui. Ce sont des calculs un peu
compliqués, mais de mémoire, ce doit être 1,6 ou 1,7×1017 Watts. Nous n'avons pas pour le moment la
technologie suffisante pour collecter l'intégralité de cette
énergie.
— Je vois… Bref, vous pensez que ce que ces
gens cherchent sous terre pourrait être un moyen d'atteindre le
Type I de l'échelle de Kardashev ?
— Je n'en ai pas la moindre idée ! se
défendit le professeur. C'est vous qui me demandez d'émettre des
hypothèses…
— D'accord. Mais ça pourrait être ça.
— Oui. Pourquoi pas ?
— Et quelles en seraient les
conséquences ?
— C'est difficile à dire, vous savez. C'est
encore une situation inédite à ce jour. Mais le passage d'un niveau
à l'autre dans l'échelle de Kardashev entraînerait certainement de
profonds désordres sociaux. Certains futurologues affirment qu'un
passage du Type 0 au Type I comporterait un grand risque
d'autodestruction, car l'exploitation totale de nos ressources
n'est pas sans risque. D'autres disent qu'une période de grands
bouleversements pourrait être l'indicateur d'une prochaine
ascension vers une civilisation de type I. Nous y sommes
peut-être !
— Que voulez-vous dire ?
— Les bouleversements que nous connaissons
depuis les années 2000 sont peut-être un signe annonciateur de
l'imminence de notre passage du Type 0 au Type I. Ce qui est
certain, c'est qu'un jour ou l'autre, il faudra trouver un moyen de
remplacer le pétrole, qui est l'un des piliers de notre économie,
or…
— Il n'y en aura bientôt plus…
— Absolument. Depuis 2002, le prix du pétrole
a connu une hausse spectaculaire. Et cette fois-ci, ce n'est plus
pour des raisons politiques, comme lors des chocs pétroliers des
années 1970. Les principales causes sont la hausse de la demande,
en particulier de la Chine, et l'épuisement rapide des réserves
mondiales de certaines régions, comme en mer du Nord, par exemple.
En janvier 2008, le baril a atteint les 100 dollars pour
la première fois de son histoire à la bourse de New York… Le
problème, c'est que le pétrole est devenu indispensable à la vie
quotidienne dans presque tous les pays. Dans les nations les plus
pauvres, il faut bien se rendre compte que la hausse de son prix
signifie moins d'éclairage et moins d'aliments chauds, car le
kérosène est souvent la seule source d'énergie domestique
disponible. Et puis ses dérivés chimiques servent à la fabrication
de toutes sortes de produits, qu'ils soient hygiéniques,
alimentaires, matière plastique, tissus, etc.
— Et on en a encore pour combien de
temps ?
— En réalité, il est très difficile d'estimer
quand le pic aura lieu au niveau mondial. Un certain nombre de mes
confrères chercheurs en géologie et d'anciens experts géologues en
prospection pétrolière se sont d'ailleurs regroupés pour dénoncer
la surévaluation des stocks.
— Ils sont surévalués ?
— Oui.
— Par qui ?
— Presque tout le monde.
— Pourquoi ?
— Chacun a ses raisons. Pour un pays
producteur, c'est un moyen d'attirer les investisseurs pour
construire des infrastructures d'extraction et de transport. Pour
un pays consommateur, cela permet de forcer les pays producteurs à
maintenir un prix bas en agitant la menace d'aller se fournir
ailleurs. Pour les compagnies pétrolières, enfin, c'est une façon
de rassurer les investisseurs sur leur valeur à long terme.
— Mais en réalité ?
— En réalité, une fourchette de dates
comprises entre 2020 et 2030 est à présent admise par la
plupart des spécialistes.
— C'est demain.
— En effet.
— Et quelles sont les
alternatives ?
— Les énergies renouvelables, telles que
l'énergie solaire ou éolienne, les biocarburants, le moteur à
hydrogène. Et puis, bien sûr, l'énergie nucléaire.
Ari hocha la tête.
— Bien. La recherche d'une nouvelle ressource
d'énergie est donc une hypothèse crédible dans l'affaire qui nous
intéresse ?
— Disons que c'est celle qui me vient le plus
logiquement à l'esprit, oui, si l'on écarte des matières comme
l'or, les diamants ou le Coltan, ou les hypothèses extraterrestres,
la découverte du manteau supérieur et d'autres pistes encore que,
visiblement, vous ne voulez pas explorer…
— Je suis un adepte du rasoir d'Ockham.
— Entia non sunt multiplicanda, praeter
necessitatem, énonça le professeur avec un air satisfait.
— La disparition du père de Marie favorise la
piste géologique. Pour l'instant, je m'en tiens là.
Ari se garda d'ajouter que d'autres raisons
l'incitaient à privilégier cette piste, notamment le tunnel dans le
puits de Saint-Julien-le-Pauvre.
— Au cours de sa carrière de chercheur,
Charles s'est spécialisé dans deux domaines qui pourraient en effet
s'avérer utiles dans ce type de recherche : la minéralogie et
la géochimie. Il connaît très bien la problématique des ressources
énergétiques. Mais pour être tout à fait honnête, les chances pour
que se cache sous terre une nouvelle ressource énergétique sont
tout de même assez faibles.
— Ce qui expliquerait que cela soit une
découverte aussi extraordinaire, répliqua Mackenzie.