41.
L’ascenseur monta rapidement et quand il s’ouvrit, Chimère se retrouva sur le belvédère de la Tour Hoover, culminant à plus de soixante-quinze mètres au-dessus de la cour principale de Stanford.
Il n’y avait pas âme qui vive là-haut sur le belvédère. Personne pour le déranger, personne à descendre illico. Rien que le ciel bleu uniforme, le dôme de béton, le carillon géant dont les cloches propageaient le tonnerre à travers le campus.
Rusty Coombs coupa l’alimentation de l’ascenseur, l’immobilisant, portes ouvertes.
Puis il balança le sac en nylon noir qu’il portait sur le sol et s’appuya au mur de béton, s’adossant à l’une des huit fenêtres à barreaux. Il ouvrit le sac, en retira son PSG-1 démonté, la lunette de sniper et deux pistolets de complément, ainsi que des chargeurs de munitions.
C’était vraiment quelque chose à couper le souffle, en fait. Le top, non ? Il apercevait des montagnes au sud et à l’ouest, la découpe de San Francisco au nord. La journée était claire. Tout était calme, parfait. Le campus de Stanford s’étalait sous ses yeux. Des étudiants circulaient comme des fourmis, tout en bas. La crème de la crème.
Il s’attaqua à l’assemblage du fusil, enclencha le canon dans la crosse, fixa l’épaulière sur mesure... enfin remontée, l’arme fut entre ses mains comme un instrument de musique d’une valeur inestimable.
Un moineau vint se percher sur le carillon. Il le mit en joue et appuya sur la détente à vide. Clic.
Puis il vissa la lunette de sniper sur la crosse. Et mit d’un coup sec un chargeur de vingt balles en place.
Il s’accroupit derrière le mur de béton. Le vent soufflait en rafale avec les claquements d’une voile de bateau. Le ciel était d’un bleu turquoise magnifique. Je vais mourir et vous savez quoi ? J’en ai vraiment rien à foutre.
Des étudiants traversaient nonchalamment les passages cloutés, se prélassaient au soleil ou lisaient sur des bancs. Qui savait... ? Qui soupçonnait le danger ? Il avait le choix. Il pouvait immortaliser n’importe lequel d’entre eux.
Rusty Coombs glissa le canon du fusil entre les barreaux de l’une des ouvertures, de deux mètres de haut, du dôme. L’œil collé à la lunette, il se mit en quête de sa première cible. Des étudiants surgirent dans son champ de vision : une jolie Japonaise, cheveux auburn et lunettes noires, se faisait des mamours avec son petit copain de race blanche sur la pelouse. Un blaireau en sweat-shirt canari chevauchait une bicyclette jaune. Il déplaça la lunette : une Black à longues tresses rasta se dirigeait vers la librairie des étudiants. Rusty sourit. Parfois, son potentiel de haine le stupéfiait lui-même. Il était assez intelligent pour savoir qu’il ne se contentait pas de les mépriser, qu’il se méprisait aussi lui-même.
Qu’il méprisait son corps ripoliné, les imperfections dont lui seul était au courant, mais par-dessus tout, qu’il méprisait ses idées, ses obsessions, la façon dont fonctionnait son esprit merdique. Il se sentait si seul, depuis si longtemps, bordel. Comme en ce moment même.
Au loin, il repéra une Explorer bleue et ses gyrophares. Elle s’arrêta devant le bâtiment administratif. Cette salope cul serré de San Francisco en descendit d’un bond. Son cœur cognait à grands coups.
Elle était ici. Il aurait sa chance avec elle, après tout.
Il arrêta la lunette sur la jolie Orientale qui bécotait son petit copain sur la pelouse. Nom de Dieu, comme il les détestait, ces deux-là. Une honte pour leurs races.
Puis, se ravisant, il orienta le fusil vers la Black et ses dreadlocks, un pendentif en or en forme de cœur tressautait à son cou, pailletant de reflets ses yeux marron.
C’est dans ma nature, simplement. Il eut un rictus, recourba le doigt autour du métal froid de la détente.
Chimère repassait à l’action.