35.
J’ai pénétré dans la cellule blanche et nue. Elle était complètement vide, mis à part une table métallique et quatre chaises, boulonnées au sol, et deux caméras de surveillance en haut des murs. Un gardien muet, lèvres pincées, armé d’un stun gun était posté dans un angle.
Weiscz m’a vaguement saluée. Il avait les jambes entravées et les mains menottées serrées derrière la chaise. Son regard, inhumain, était d’une dureté d’acier.
— Lieutenant Lindsay Boxer, me suis-je présentée, ne dépassant pas le mètre cinquante prescrit.
Weiscz n’a rien répondu, se contentant de tourner ses yeux vers moi. Deux étroites fentes, quasi phosphorescentes.
— Je dois vous parler de certains meurtres qui viennent d’avoir lieu. Je ne peux pas vous promettre grand-chose. J’espère que vous m’écouterez jusqu’au bout. Et que vous m’aiderez peut-être.
— Suce-moi, a-t-il craché d’une voix rauque.
Le gardien a fait un pas dans sa direction et Weiscz s’est raidi comme s’il avait reçu une décharge du taser. J’ai levé ma main pour retenir le gardien.
— Vous savez peut-être quelque chose à ce sujet, ai-je continué, l’échiné parcourue d’un frisson. Je veux simplement savoir si ça vous dit quelque chose. Ces assassinats...
Weiscz m’a regardée avec curiosité, tâchant probablement d’évaluer s’il pouvait me soutirer un gain quelconque.
— Qui est mort ?
— Quatre personnes. Deux flics. L’un était mon supérieur, le chef de la police. Plus une veuve et une fillette. Tous étaient des Blacks.
Un sourire amusé a éclairé le visage de Weiscz.
— Au cas où vous l’auriez pas remarqué, m’dame, j’ai un alibi béton.
— J’espère que vous savez quand même quelque chose.
— Pourquoi moi ?
De la poche de ma veste, j’ai sorti les deux photos de chimère que j’avais montrées à Estes et je les lui ai mises sous les yeux.
— Le tueur a laissé ça derrière lui. Je crois savoir que vous en connaissez la signification.
Weiscz s’est fendu d’un large sourire.
— Je vois pas pourquoi z’êtes venue me trouver, mais vous savez pas combien vous me réchauffez le cœur, bordel.
— Le tueur, c’est Chimère, Weiscz. Si vous coopérez, vous pouvez récupérer certains privilèges. Y a toujours moyen de vous tirer de ce trou.
— Vous comme moi, on sait très bien que je sortirai jamais d’ici.
— Il existe toujours une monnaie d’échange, Weiscz. Tout le monde a envie de quelque chose.
— Il y a quelque chose, a-t-il fini par dire. Approchez.
Je me suis raidie.
— Je ne peux pas. Vous le savez bien.
— Z’avez une glace sur vous, pas vrai ?
J’ai acquiescé. J’avais un miroir à maquillage dans mon sac.
— Braquez-la sur moi.
J’ai lancé un regard au gardien. Weiscz me fixait dans les yeux.
— Braquez-la sur moi. Ça fait plus d’un an que je me suis pas maté. Même les installations de douches sont ternies ici, pour éviter les reflets. Ces ordures veulent vous faire oublier à quoi vous ressemblez. Je veux me voir.
Le gardien s’est avancé.
— Tu sais que c’est impossible, Weiscz.
— Je t’emmerde, Labont.
Il a fusillé les caméras d’un regard noir.
— Je t’emmerde aussi, Estes.
Puis il s’est retourné vers moi.
— On vous a pas envoyée ici avec grand-chose à marchander, pas vrai ?
— On m’a dit que je pouvais vous emmener manger un Happy Meal chez McDo, ai-je répondu avec un léger sourire.
— En tête-à-tête, rien que vous et moi, hum ?
J’ai coulé un regard vers le gardien.
— Et lui.
Le bouc de Weiscz s’est fendu sous l’effet d’un sourire.
— Ces ordures s’y entendent pour tout gâcher.
Je suis restée sans réaction, pleine de nervosité. Je n’ai pas ri. Je désirais ne montrer aucune empathie pour Weiscz.
Mais je me suis attablée face à lui. J’ai fouillé dans mon sac et j’en ai tiré mon poudrier. Je m’attendais à tout instant à ce qu’une voix tonitruante beugle dans l’interphone ou à ce que le gardien impassible se précipite et ne l’envoie valser. À ma grande stupéfaction, personne n’est intervenu. J’ai ouvert mon poudrier puis, après avoir échangé un regard avec Weiscz, je l’ai tourné dans sa direction.
J’ignorais à quoi il ressemblait auparavant, mais il était horrible à voir à l’heure actuelle. Il s’est contemplé, les yeux écarquillés, prenant la mesure des rigueurs de sa réclusion. Il fixait la glace du poudrier comme s’il ne devait plus rien revoir d’autre sur terre. Puis il m’a regardée avec un large sourire.
— Pas fameux pour vous encourager à cette sucette, pas vrai ?
Sans savoir pourquoi, je lui ai souri malgré moi. Puis il s’est à nouveau détourné vers les caméras :
— Je t’emmerde, Estes, a-t-il rugi. Tu vois ? Je suis toujours là. T’as essayé de me neutraliser, mais je suis encore là. Le Jugement continue sans moi. Chimère, mon bébé... Gloire à la main sans tache qui réduit au silence la populace et la vermine.
— Qui peut faire une chose pareille ? l’ai-je pressé. Dites-le-moi, Weiscz.
Il savait. Je savais qu’il savait. Quelqu’un dont il avait partagé la cellule. Quelqu’un avec qui il avait échangé des souvenirs dans une cour de prison.
— Aidez-moi, Weiscz. Quelqu’un que vous connaissez assassine ces gens. Vous n’avez plus rien à y gagner.
Ses yeux soudain ont étincelé de fureur.
— Vous croyez que vos nègres crevés, j’en ai quelque chose à battre ? Ou de vos flics crevés ? De toute façon, l’État bientôt les rassemblera pour les boucler dans des enclos. Une petite pute de douze ans, des singes déguisés en flics. Mon seul regret, c’est que ça ait pas été moi qu’aie appuyé sur la détente. On le sait bien, vous et moi, que, quoi que je vous dise, ces ordures me fileront même pas double ration. À peine vous serez sortie d’ici que Labont va me balancer ma dose d’électricité. Il y a plus de chances que vous me suciez la bite.
J’ai fait non de la tête, me suis levée et me suis dirigée vers la porte.
— Peut-être qu’un de vous autres, bande de connards, a retrouvé son bon sens, m’a-t-il crié avec un sourire en coin. Peut-être qu’il s’agit de ça, d’un boulot interne.
Je tremblais d’une rage qui me brûlait. Weiscz était une bête brute, sans la moindre trace d’humanité en lui. Je n’avais qu’une seule envie : lui claquer la porte en pleine figure.
— Je vous ai donné quelque chose, même si ça n’a duré qu’un instant, lui ai-je rappelé.
— Soyez pas si sûre que vous ayez rien eu en retour. Vous le choperez jamais. C’est Chimère...
Weiscz a baissé d’un coup sec sa tête sur sa poitrine, en désignant un tatouage au haut de l’épaule. J’ai distingué seulement la queue d’un serpent.
— On peut endurer autant que vous pouvez nous en faire baver, lady flic. Regardez-moi... on m’a fourré dans ce trou à rat, on m’a fait bouffer ma propre merde, mais je peux encore gagner.
Soudain, redevenu furieux, il a élevé la voix, en se contorsionnant dans ses liens.
— La victoire finale sera pour nous. La race blanche est l’élue de Dieu. Longue Vie à Chimère...
Je me suis éloignée de lui, tandis que Weiscz se tortillait d’un air de défi.
— Et ce Happy Meal, au fait, salope ?
En atteignant la porte, j’ai entendu un zap suivi d’un grognement confus. En me retournant, j’ai vu le gardien décharger un millier de watts dans le poitrail contracté de Weiscz.