9.
On a planqué toute la nuit devant le William Simon. Officieusement. Jusque-là, Coombs n’était pas ressorti. Je savais où il était. Maintenant, il ne me restait plus qu’à bâtir le dossier.
C’était ce matin que Jill reprenait le travail. Je me suis dirigée vers son bureau pour la mettre au parfum. Au septième, en sortant de l’ascenseur, je me suis heurtée à Claire, qui avait dû avoir la même idée.
— Les grands esprits, etc., m’a-t-elle fait.
— J’ai une grande nouvelle, lui ai-je dit, rayonnante d’avance. Viens vite...
On a frappé à la porte et trouvé Jill fidèle au poste, l’air un peu patraque. Des piles de documents et de dossiers juridiques donnaient l’impression qu’elle n’avait pas perdu un seul jour. En nous apercevant, son œil bleu s’est animé, mais quand elle s’est mise debout, en tendant les bras pour nous embrasser, notre Jilly nous a paru carburer à la moitié de son énergie habituelle.
— Bouge pas, lui ai-je dit en m’avançant pour l’embrasser. Faut que tu te ménages.
— Je vais bien, m’a-t-elle répondu vivement. J’ai le ventre un peu ankylosé, le cœur un peu brisé. Mais je suis là. Et pour moi, il n’y a rien de mieux à faire.
— Es-tu bien certaine qu’il n’y a rien de plus intelligent à faire ? lui a demandé Claire.
— Pour moi, non, lui a répliqué Jill. Je te donne ma parole, toubib, que je me sens bien. Alors, par pitié, évite de vouloir me persuader du contraire. Si vous voulez m’encourager à guérir, mettez-moi simplement au courant de ce qui se passe.
On l’a regardée, un peu sceptiques. Et puis, j’ai bien dû lui faire part des derniers développements.
— Je crois qu’on l’a retrouvé.
— Qui ça ? a demandé Jill.
— Chimère, ai-je annoncé, l’air radieux.
Claire m’a dévisagée. Puis elle a fermé les yeux un instant, comme si elle priait, puis les a rouverts en soupirant.
Jill avait l’air impressionnée.
— Nom de Dieu, vous n’avez pas perdu de temps pendant mon absence, bande d’enfoirées.
Elles m’ont posé les questions qu’il fallait et je leur ai tout déballé. Quand j’ai prononcé le nom, Jill a marmonné :
— Coombs... je me souviens de l’affaire... j’étais en fac de droit...
Une lueur a étincelé dans son œil.
— Frank Coombs. Il avait tué un ado.
— Tu es certaine que c’est lui ? a demandé Claire, le cou toujours bandé.
— Je l’espère bien, ai-je répondu, avant d’ajouter sans le moindre doute : Oui, je suis sûre que c’est lui.
— Vous l’avez déjà arrêté ? a demandé Claire. Je peux lui rendre visite dans sa cellule ? Hmm ? J’ai encore chez moi cette batte que j’ai toujours rêvé d’essayer.
— Pas encore. Il se terre dans un hôtel miteux du Tenderloin. On le surveille vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je me suis tournée vers Jill.
— Qu’en dites-vous, maître ? J’aimerais l’interpeller.
Elle s’est avancée, un peu sur des œufs, et a pris appui à un angle de son bureau.
— D’accord, dis-moi exactement ce que tu as en ta possession.
Je lui ai énuméré chaque élément : les vagues liens de Coombs avec trois des victimes ; ses antécédents de tireur d’élite, sa rancune établie contre les Blacks, le fait que l’APJ avait scellé son destin. Mais à chaque élément de preuve, je me suis aperçue que sa conviction déclinait.
— Écoute, Jill, ai-je dit en levant la main. Il a récupéré un calibre .38 de service chez un flic à la retraite ; et Mercer a été tué avec un .38. Trois de ses cibles ont un rapport direct avec son propre parcours. J’ai un témoin à San Quentin, auprès de qui il s’est vanté qu’il se vengerait à la sortie...
— Des calibres .38, on en trouve treize à la douzaine, Lindsay. Tu as un recoupement pour le flingue ?
— Non. Mais Jill, le meurtre de Tasha Catchings a eu lieu dans le quartier même où Coombs est tombé, il y a vingt ans de ça.
Elle m’a interrompue.
— As-tu un témoignage qui pourrait le situer sur les lieux ? Un seul témoignage, Lindsay ?
J’ai fait non de la tête.
— Une empreinte, alors, ou un lambeau de vêtement. Quelque chose qui le rattache à l’un des assassinats ?
J’ai réagi en soufflant avec exaspération.
— Non.
— Des preuves indirectes suffisent pour une mise en examen, Jill, est intervenue Claire. Coombs est un monstre. On ne peut simplement pas le laisser se balader où il veut.
Jill nous a fixées toutes deux avec sévérité. Bon Dieu, c’était quasiment la Jill d’autrefois.
— Vous pensez que je n’ai pas envie de le tenir tout autant que vous ? Tu crois qu’en te voyant devant moi, Claire... j’oublie qu’on est passées très, très près... ? Mais il n’y a pas d’arme, à peine un mobile. On ne l’a même pas aperçu sur l’un des lieux du crime. Si jamais tu fais une descente et que tu ne trouves rien, tu l’as perdu pour de bon.
— Coombs et Chimère ne font qu’un, Jill, ai-je affirmé. Je sais que je n’ai pas encore tout bien ficelé, mais j’ai un mobile et des liens qui le rattachent à trois des victimes. Et aussi un témoignage qui corrobore ses intentions.
— Le témoignage d’un taulard, a rectifié Jill. Ça fait marrer les jurés de nos jours.
Elle s’est levée, s’est approchée et a posé une main sur la mienne et celle de Claire.
— Écoute, je sais combien tu as envie de boucler ce dossier. Je suis dans ton camp, mais je représente aussi le droit. Apporte-moi n’importe quoi, quelqu’un qui l’a vu sur place, une empreinte qu’il a laissée sur une porte. Donne-moi n’importe quoi, Lindsay et j’enfoncerai sa porte pour m’en prendre à lui, tout comme toi. Pour le bousculer et le secouer jusqu’à ce que sa petite monnaie tombe par terre.
J’étais plantée là, débordant de frustration et de colère, tout en sachant que Jill avait raison. Puis je me suis dirigée vers la porte en hochant la tête.
— Que vas-tu faire ? m’a demandé Claire.
— Bousculer cet enfoiré. Lui mener une vie infernale.