30.
J’ai convoqué les filles pour un déjeuner en coup de vent. J’étais impatiente de les revoir.
On s’est retrouvées à Yerba Buena Gardens ; on s’est installées dans le jardin, devant le nouvel IMAX, à regarder les enfants jouer dans les fontaines tout en mâchonnant salades et sandwiches à emporter. Je leur ai tout raconté, depuis le moment où je les avais quittées Chez Susie, depuis ma filature par un inconnu suspect jusqu’à la neutralisation de mon propre père, en bas de chez moi.
— Mon Dieu, a lâché Claire. Le Père Prodigue.
Un instant, une chape de silence a paru nous couper du reste du monde. Toutes trois me fixaient avec une incrédulité peinte sur le visage.
— Quand l’avais-tu vu pour la dernière fois ? m’a demandé Jill.
— Il avait assisté à ma remise de diplôme à l’Académie. Je ne l’avais pas invité, mais il était au courant je ne sais comment.
— Et il t’a filée ? a hoqueté Jill. À l’issue de notre réunion ? Comme le premier dégueu venu ? Beurk, a-t-elle fait, avec un léger recul.
— Du Marty Boxer tout craché, ai-je lâché. Ça, c’est mon père.
Claire m’a posé une main sur le bras.
— Bon, il te voulait quoi ?
— Je ne sais pas trop encore. On dirait qu’il veut faire amende honorable. Il a prétendu que ma sœur Cat lui avait appris que j’étais malade. Il a suivi l’affaire des jeunes mariés. Et m’a dit qu’il tenait à ce que je sache combien il était fier de moi.
— Ça remonte à plusieurs mois, a renâclé Jill, prenant un morceau d’un sandwich poulet-avocat. Il a mis le temps.
— C’est ce que je lui ai répondu, ai-je confirmé.
Cindy a hoché la tête.
— Il a décidé comme ça de venir frapper à ta porte au bout de vingt ans ?
— Je pense que c’est une bonne chose, Lindsay, est intervenue Claire. Tu sais comment je suis – je positive.
— Une bonne chose que vingt ans après il s’en revienne avec un poids sur la conscience ?
— Non, c’est une bonne chose qu’il ait besoin de toi, Lindsay. Il vit seul, pas vrai ?
— Il m’a dit qu’il s’est remarié mais qu’il a divorcé deux ans plus tard. Imagine un peu, Claire : découvrir des années après que ton père a refait sa vie.
— Là n’est pas le problème, Lindsay, m’a répliqué Claire. Il te tend la main. Tu ne devrais pas trop faire la fière et la saisir.
— Comment tu te sens ? s’est enquise Jill.
Je me suis essuyé la bouche, ai avalé une gorgée de thé glacé avant de respirer un bon coup.
— Franchement ? J’en sais rien. On dirait un fantôme du passé qui ramène avec lui des mauvais souvenirs à la pelle. Tout ce qu’il a touché a fait du mal aux autres.
— C’est ton père, ma chérie, m’a dit Claire. Tu traînes cette blessure depuis que je te connais. Tu ne devrais pas le laisser à la porte, Lindsay. Tu pourrais obtenir quelque chose que tu n’as jamais eu.
— Il pourrait tout aussi bien lui reflanquer un coup dans les tibias, a averti Jill.
— Ah ben ça alors, a fait Cindy en regardant Jill. La perspective d’être mère ne t’a pas rendue exactement tendre et guimauve, pas vrai ?
— Un seul rendez-vous avec le révérend, lui a rétorqué Jill avec entrain, et te voilà devenue la conscience du groupe ? Ça m’impressionne vachement.
On a toutes les trois dévisagé Cindy en réprimant un sourire.
— C’est vrai ça, a acquiescé Claire. Tu crois pas que tu vas t’en tirer comme ça, hein ?
Cindy a rougi. Depuis que je la connaissais, je n’avais jamais vu Cindy Thomas rougir.
— Vous faites un beau couple, tous les deux, ai-je soupiré.
— Je l’aime bien, a lâché Cindy. On a parlé pendant des heures. Dans un bar. Puis il m’a raccompagnée. Point final.
— Naturellement, a fait Jill avec un grand sourire. Il est craquant, il a une situation stable et si tu connais une fin tragique, tu n’as pas d’inquiétude à avoir : c’est lui qui assurera le service funèbre.
— Je n’avais pas pensé à ça, a dit Cindy en finissant par sourire. Écoutez, c’était rien qu’un rendez-vous. Je fais un article sur lui et le quartier. Je suis sûre qu’il ne m’invitera pas à sortir une autre fois.
— Et toi, tu ne le réinviteras pas ? a insisté Jill.
— On est amis. Non, on a des rapports amicaux. J’ai passé quelques heures super. Je parie que toutes tant que vous êtes, vous vous seriez éclatées. C’est purement du travail de recherche, a conclu Cindy en croisant les bras.
Sourire général de nous trois. Mais Cindy avait raison – aucune d’entre nous n’aurait refusé de passer quelques heures en compagnie d’Aaron Winslow. J’avais encore des frissons quand je repensais à son discours aux funérailles de Tasha Catchings.
Pendant qu’on remballait nos déchets, je me suis tournée vers Jill.
— Alors comment tu te sens ? Bien ?
— Plutôt bien, en fait, m’a-t-elle répondu en souriant.
Puis elle a noué ses mains autour de son ventre à peine proéminent et a gonflé les joues comme pour dire grosse...
— J’ai juste ce dernier procès à mener à son terme. Puis, qui sait, je prendrai peut-être un congé.
— Ça, j’y croirai quand je le verrai, a dit Cindy en pouffant.
Claire et moi avons fait des yeux blancs à l’appui.
— Eh bien, je pourrais vous surprendre, a ajouté Jill.
— Alors, que vas-tu faire ? m’a dit Claire au moment où on se levait pour s’en aller.
— Continuer à tâcher de relier les victimes entre elles.
Elle ne m’a pas quittée du regard.
— Je veux dire à propos de ton père.
— Je sais pas. C’est pas une bonne période, Claire. Et voilà Marty qui débarque en plein dedans. S’il veut sa part, qu’il attende son tour.
Claire m’a décoché l’un de ses fins sourires qui en disaient long.
— Tu as une suggestion à me faire, ça crève les yeux, lui ai-je dit.
— Évidemment. Pourquoi ne pas faire ce que tu fais en temps normal quand tu doutes ou que tu stresses ?
— À savoir... ?
— Lui préparer un bon dîner.