23.
Mon père faisait une réussite quand je suis rentrée.
Je l’ai salué d’un geste vague, en détournant légèrement les yeux. Je me suis traînée dans la cuisine où j’ai sorti une bouteille de Black & Tan du frigo. Puis je suis revenue m’affaler dans le fauteuil en face de lui.
Mon père a levé la tête, sentant peut-être l’intensité de mon regard.
— Ah, Lindsay.
— Je réfléchissais, papa... quand tu nous as quittées...
Il a continué à tripoter le paquet de cartes.
— Pourquoi veux-tu évoquer ça, maintenant ?
Je ne l’ai pas quitté des yeux.
— Tu m’as emmenée sur les quais manger une glace. Tu te rappelles pas ? Moi, si. On a regardé les bacs arriver de Sausalito. Tu m’as dit quelque chose du genre « Un de ces jours, j’en prendrai un, Bouton d’Or, et je ne reviendrai pas de sitôt. » Tu as ajouté que c’était à cause de quelque chose entre toi et maman. Et pendant un moment, je t’ai attendu. Mais pendant des années, je me suis toujours demandé pourquoi tu avais dû t’en aller ?
Mon père remuait les lèvres comme s’il préparait sa réponse, mais il s’est finalement tu.
— Tu avais les mains sales, c’est ça ? Il n’a jamais été question de toi et de maman, ni du jeu ni de la picole. Tu as aidé Coombs à tuer ce garçon. Il s’est toujours agi de ça. Pourquoi t’es parti ? Pourquoi t’es revenu ? Tout ça n’avait rien à voir avec nous. Ça te concernait, toi et toi seul.
Mon père a tiqué, essayé d’accoucher d’une réponse.
— Non...
— Maman était-elle au courant ? En tout cas, si elle l’était, elle n’a jamais dévié de la version officielle : tout était la faute de ton amour du jeu et de l’alcool.
Il a posé les cartes. Ses mains tremblaient.
— Tu ne me croiras peut-être pas, Lindsay, mais j’ai toujours aimé ta mère.
J’ai fait non de la tête, j’avais envie de me lever et de frapper mon père.
— C’est impossible. Personne ne peut faire de mal à quelqu’un qu’il aime autant.
— Si, c’est possible.
Il s’est humecté les lèvres.
— Je t’ai bien fait du mal à toi.
On a observé un silence glacial quelques instants. La colère balayée pendant tant d’années refluait en moi à vitesse grand V.
— Comment tu as découvert ça ? m’a-t-il demandé.
— Quelle importance ? Je l’aurais appris un jour ou l’autre.
Il a eu l’air sonné d’un boxeur qui vient de recevoir un violent uppercut.
— Ta confiance, Lindsay... c’est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis vingt ans.
— Alors pourquoi a-t-il fallu que tu m’utilises, papa ? Tu t’es servi de moi pour retrouver Coombs. Coombs et toi avez tué ce gamin.
— Je ne l’ai pas tué, m’a affirmé mon père en secouant la tête de gauche à droite, plusieurs fois. Mais je n’ai rien fait pour l’en empêcher.
Il a poussé un soupir qu’il semblait avoir contenu pendant vingt ans. Il m’a raconté qu’il avait couru derrière Coombs et l’avait rejoint dans le passage. Coombs serrait déjà Gerald Sikes à la gorge.
— Je te répète que les choses étaient différentes à l’époque. Coombs voulait lui donner une petite leçon, lui apprendre le respect de l’uniforme. Mais il a continué à serrer. « Il a de la marchandise », m’a-t-il dit. Je lui ai crié « Lâche-le ! » Quand j’ai compris que ça allait trop loin, je me suis jeté sur lui. Coombs m’a ri au nez. « C’est mon territoire, mon p’tit Marty. Si t’as la trouille, barre-toi d’ici vite fait. » Je savais pas que le gosse allait mourir... Quand Fallone est arrivé sur les lieux, Coombs a lâché le gamin en prétendant « ce petit salaud a essayé de me planter avec un couteau ». Tom était un vieux de la vieille ; il a vite saisi le topo. Il m’a dit de me tirer. Coombs a éclaté de rire en disant « Va donc... ». Personne n’a jamais divulgué mon nom.
Les larmes me piquaient les yeux. Je me sentais le cœur déchiré.
— Oh, comment as-tu pu ? Coombs, lui au moins, a assumé. Mais toi... t’as pris la fuite.
— Je sais, m’a-t-il répondu. Mais j’ai pas pris la fuite l’autre soir. J’étais là pour toi.
J’ai fermé les yeux, puis les ai rouverts.
— C’est l’heure de vérité. T’étais pas là-bas pour moi. Tu le suivais, lui. C’est pour ça que t’es revenu. Pas pour me protéger... pour te protéger. Tu es revenu pour tuer Frank Coombs.
Le visage de mon père a viré au gris cendre. Il s’est passé la main dans sa crinière blanche.
— Au début, peut-être, a-t-il admis en ravalant sa salive. Mais plus maintenant... tout a changé, Lindsay.
J’ai fait non de la tête. Des larmes coulaient sur mes joues et je les ai essuyées rageusement.
— Je sais que tu penses que tout ce qui sort de ma bouche est un mensonge. Mais c’est pas vrai. L’autre soir, quand je t’ai aidée à en réchapper, ç’a été l’instant où j’ai été le plus fier de ma vie. Tu es ma fille. Je t’aime, je t’ai toujours aimée.
J’avais les yeux encore humides et les mots qui m’ont échappé, j’aurais aimé pouvoir les ravaler.
— Je veux que tu t’en ailles. Je veux que tu plies bagage et que tu retournes là où tu as passé ces vingt dernières années, où que ce soit. Je suis flic, papa, et plus ton petit Bouton d’Or. On a déjà liquidé quatre personnes. Tu es impliqué là-dedans en quelque sorte. Et je n’ai pas la moindre idée de ce que tu sais ni de ce que tu caches.
Le visage de mon père s’est affaissé. J’ai su en voyant s’éteindre l’éclat de ses yeux à quel point je l’avais atteint.
— Je ne veux plus de toi chez moi, ai-je insisté. Va-t’en tout de suite.
Je suis restée assise, entourant Martha de mes bras, pendant qu’il passait dans la chambre d’amis. Quelques instants plus tard, il en est ressorti avec ses affaires. Il m’a paru rabougri tout à coup et si seul.
Martha a dressé les oreilles. Elle sentait que quelque chose allait de travers. Elle s’est faufilée jusqu’à lui, il lui a tapoté gentiment la tête.
— Lindsay, je sais que je t’ai donné beaucoup de raisons de m’en vouloir, mais ravise-toi. Tu dois faire attention à Coombs. Il va s’en prendre à toi. S’il te plaît, laisse-moi t’aider...
J’avais le cœur brisé. Je savais qu’à l’instant où il franchirait la porte, je ne le reverrais plus jamais.
— Je n’ai pas besoin de ton aide, ai-je dit, avant d’ajouter dans un murmure : « Au revoir, papa. »