33.
Dans le paysage géographique du système pénitentiaire californien, Pélican Bay est l’endroit où le soleil ne brille jamais.
Le lendemain, j’ai pris Jacobi avec moi et « réquisitionné » un hélico de la police pour le vol d’une heure, en remontant la côte jusqu’à Crescent City, près de la frontière de l’Oregon. Je m’étais rendue à Pélican Bay à deux reprises précédemment, pour rencontrer une balance dans une affaire de meurtre et assister à l’audience de libération conditionnelle d’un quidam que j’avais expédié derrière les barreaux. Chaque fois, survoler la forêt dense de séquoias qui ceinturait l’établissement m’avait laissé un creux à l’estomac.
Quand on est représentant de l’ordre – surtout du sexe féminin – c’est le genre de lieu où l’on se passe volontiers d’aller. Un panneau, au-dessus du portail d’entrée, vous avertit qu’en cas de prise d’otage, on est livré à soi-même. Aucune négociation.
J’avais rendez-vous avec Roland Estes, le directeur adjoint, dans le principal bâtiment administratif. Il nous a fait poireauter quelques minutes. Estes s’est révélé être grand, sérieux, visage dur et œil bleu sévère. Il était doté de cette méfiance invétérée qui provient de plusieurs années d’existence sous une discipline de fer.
— Pardon pour mon retard, nous a-t-il dit, en prenant place derrière son vaste bureau de chêne. Il vient d’y avoir un incident au Bloc O. L’un des détenus, un Norteno, a poignardé un rival dans le cou.
— Comment s’est-il procuré le couteau ? a demandé Jacobi.
— Pas question de couteau ici, a fait Estes avec un sourire imperceptible. Il s’est servi du tranchant d’une binette, limé par ses soins.
Je n’aurais voulu du poste d’Estes pour rien au monde ; mais je ne prisais guère plus la réputation du lieu pour les tabassages, l’intimidation et sa devise « Le Mouchardage, la Conditionnelle ou la Mort. »
— Bon, d’après vous, ceci entretient un rapport avec le meurtre de Mercer, lieutenant ? m’a demandé le directeur adjoint en se penchant vers moi.
J’ai acquiescé en sortant un dossier de mon sac.
— Avec une série de meurtres, peut-être. Je m’intéresse à ce que vous savez sur un gang de prisonniers qui sévit dans cet établissement.
Estes a haussé les épaules.
— La plupart des détenus font partie d’un gang depuis l’âge de dix ans. Vous découvrirez que chaque territoire ou domaine d’un gang existant à Oakland ou L.A. existe aussi entre ces murs.
— Le gang auquel je fais allusion s’appelle Chimère, ai-je dit.
Estes n’a pas manifesté de franche surprise.
— Pas de temps à perdre avec le menu fretin, hein, lieutenant ? Bien, que voulez-vous savoir ?
— Si cette série de meurtres mène aux membres de Chimère. Je veux savoir s’ils sont aussi épouvantables qu’ils en ont la réputation. Et aussi le nom de certains des membres les plus réputés qui ne sont plus à présent sous les verrous.
— La réponse à toutes vos questions est oui, a dit Estes, catégorique. C’est une sorte d’épreuve du feu. Les prisonniers qui peuvent encaisser le pire, on peut les corriger. Ceux qui ont été en QHS, à l’isolement, une durée appréciable. Ils y gagnent un certain rang – et certains privilèges.
— Des privilèges ?
— La liberté. Telle qu’on la définit ici. De ne plus faire de comptes rendus, de balancer.
— J’aimerais une liste des membres de ce gang libérés sous conditionnelle.
Le directeur adjoint a souri.
— Peu obtiennent la conditionnelle. Certains sont transférés dans d’autres centres de détention. Je soupçonne qu’il y a des ramifications de Chimère dans chaque établissement de haute sécurité de l’État. Ça ne veut pas dire qu’on tient un répertoire sur qui en est ou qui n’en est pas. C’est plutôt à celui qui siégera à la droite du Grand Fouteur de Merde.
— Mais vous êtes au courant, non ? Vous savez qui en fait partie.
— On le sait, a opiné le directeur adjoint, en se levant pour me signifier que l’entretien était terminé. Ça prendra du temps. J’ai besoin d’examiner certains éléments. Mais je verrai ce que je peux faire.
— Tant que je suis ici, autant que je le rencontre.
— Qui ça, lieutenant ?
— Le Grand Fouteur de Merde. Celui qui est à la tête de Chimère.
Estes m’a dévisagée.
— Désolé, lieutenant, personne ne fait ça. Personne ne pénètre dans le Réservoir.
J’ai fixé Estes au fond des yeux.
— Vous voulez m’obliger à revenir avec une ordonnance d’État ? Écoutez, notre DG est mort. Le moindre homme politique de Californie souhaite l’arrestation de ce type. J’ai des appuis à tous les échelons. Vous le savez déjà. Amenez-moi ce salopard.
L’expression tendue du directeur adjoint s’est radoucie.
— À votre guise, lieutenant. Mais il ne sort pas. C’est vous qui irez à lui.
Estes a décroché et composé un numéro. Après un temps, il a murmuré sèchement :
— Préparez-moi Weiscz. Il a de la visite. Une femme.