4.
J’ai entendu quelqu’un crier mon nom dans le vacarme de la foule. C’était Jacobi. Il se trouvait dans le petit bois derrière l’église.
— Eh, lieutenant, viens voir ça.
Tout en me rendant dans sa direction, je me suis demandé quel genre d’individu pouvait accomplir un acte aussi horrible. J’avais bossé sur une centaine d’affaires criminelles : la drogue, l’argent, le sexe en étaient d’habitude le mobile. Mais ça... c’était dans le but de choquer.
— Regarde, m’a dit Jacobi en se penchant vers le sol.
Il avait découvert une douille.
— M-16, je parie, ai-je lancé.
Jacobi a acquiescé.
— La p’tite dame a révisé pendant son congé ? C’est une cartouche d’un Remington 223.
— La p’tite dame, c’est ton lieutenant, d’abord.
Je lui ai décoché un sourire narquois. Avant de lui apprendre d’où venait ma science.
Des dizaines de douilles vides étaient éparpillées autour de nous. On avait avancé entre les arbres et les broussailles, invisibles depuis l’église.
Les cartouches jonchaient le sol en deux amas distincts, à cinq mètres d’écart.
— On peut voir d’où il a commencé à tirer, m’a fait Jacobi. J’imagine que c’est d’ici. Puis il a dû se déplacer.
Du premier tas de douilles, on donnait directement sur le flanc de l’église. Le vitrail était en plein dans la ligne de mire... et tous ces gosses qui se précipitaient vers la rue... Je comprenais pourquoi personne ne l’avait repéré. Sa cachette était indétectable.
— Quand il a rechargé, il a dû aller là-bas, m’a dit Jacobi en me désignant l’endroit.
Je m’y suis rendue et me suis accroupie près du second amas de cartouches. Il y avait là quelque chose d’illogique. La façade de l’église était encore visible, les marches où Tasha Catchings avait été fauchée aussi. Mais à peine.
J’ai visé à travers une lunette imaginaire, amenant mon regard là où avait dû se trouver Tasha quand on l’avait touchée. Il était même difficile de fixer l’endroit. Impossible qu’il ait pu la mettre en joue intentionnellement. On l’avait atteinte selon un angle de tir des plus improbables.
— Sacré coup de bol, a murmuré Jacobi. À ton avis, la balle a ricoché ?
— Qu’est-ce qu’il y a là-bas derrière ? ai-je demandé.
J’ai regardé autour de moi avant de me frayer un chemin dans l’épais fourré en m’éloignant de l’église. Personne n’avait vu le tireur s’enfuir, donc il n’avait évidemment pas emprunté Harrow Street. Le taillis avait une profondeur de six mètres environ.
Au bout, on trouvait une clôture grillagée d’un mètre cinquante de haut qui séparait le périmètre de l’église du voisinage. La clôture n’était pas très haute. Une fois bien plantée sur mes talons, je me suis hissée par-dessus.
Je me suis retrouvée devant une succession de jardinets et de petites maisons attenantes. Quelques personnes s’étaient rassemblées pour regarder le spectacle. À droite se trouvait le terrain de jeux de la cité Whitney Young.
Jacobi a fini par me rejoindre.
— Mets la pédale douce, lieutenant, m’a-t-il soufflé. On a un public. Tu me fais passer pour un naze.
— C’est par ici qu’il s’est échappé, Warren.
On a regardé dans les deux sens : d’un côté, ça donnait sur une ruelle, de l’autre sur un alignement de maisons.
— Quelqu’un a vu quelque chose ? ai-je crié à un groupe de badauds sur une véranda. On a tiré sur l’église, ai-je continué. Une petite fille a été tuée. Aidez-nous. On a besoin de votre concours.
Tous restaient plantés là, conservant le silence méfiant de ceux qui ne parlent pas à la police.
Puis une femme d’une trentaine d’années s’est avancée lentement. Elle poussait devant elle un petit garçon.
— Bernard a vu quelque chose, a-t-elle dit d’une voix étouffée.
Bernard avait dans les six ans, des yeux ronds au regard prudent et un sweat-shirt violet et or.
— Une fourgonnette, a lâché Bernard. Comme celle de l’oncle Reggie.
Il a montré du doigt le chemin de terre qui menait à la ruelle.
— Elle était garée là.
Je me suis agenouillée et j’ai souri au petit garçon effrayé.
— Elle était de quelle couleur, cette fourgonnette, Bernard ?
— Blanche, m’a répondu le gamin.
— Mon frère a une Dodge blanche, a précisé la mère de Bernard.
— Elle était comme celle de ton oncle, Bernard ? lui ai-je demandé.
— Ouais, un peu. Pas tout à fait, quand même.
— Tu as vu l’homme qui la conduisait ?
Il a fait non de la tête.
— Je sortais la poubelle. Je l’ai vue qui s’en allait.
— Tu crois que tu la reconnaîtrais si tu la voyais ? ai-je insisté.
Bernard a acquiescé.
— Parce qu’elle ressemble à celle de ton oncle ?
Il a marqué une hésitation.
— Non, parce qu’il y avait un dessin derrière.
— Un dessin ? Tu veux dire comme un insigne ? Ou un genre de publicité ?
— Hum-hum.
Ses yeux grands comme des soucoupes fouillaient les environs. Puis son regard s’est illuminé.
— Comme ça, j’veux dire.
Il nous a désigné un pick-up dans l’allée d’un voisin. Il y avait un autocollant sur le pare-chocs arrière.
— Tu veux dire une décalcomanie ? ai-je précisé.
— Sur la portière.
J’ai pris doucement le petit garçon par les épaules.
— Elle ressemblait à quoi cette décalcomanie, Bernard ?
— À Mufasa du Roi Lion, a-t-il répondu.
— À un lion ?
Mon esprit a parcouru à la vitesse grand V tout ce qui s’en approchait de près ou de loin : équipes sportives, logos d’université, sociétés commerciales...
— Ouais, on aurait dit Mufasa, a répété Bernard. Sauf que ça avait deux têtes.