46.
Je me suis finalement traînée jusqu’à mon appartement un peu après deux heures du matin.
Les événements de cette longue et épouvantable journée — Jill perdant son enfant, l’épreuve terrifiante de Claire – défilaient comme la séquence de cauchemar d’un classique de l’horreur. Celui que je poursuivais avait failli tuer ma meilleure amie. Pourquoi Claire ? Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Je me sentais en partie responsable, souillée par ce crime.
Mon corps me faisait mal. J’avais envie de dormir ; j’avais besoin de me laver de cette sale journée. Soudain, la porte de la chambre d’amis s’est ouverte et mon père en est sorti d’un pas traînant. Après cette folle journée, j’avais presque oublié sa présence chez moi.
Il portait un long T-shirt blanc et un boxer-short imprimé de coquillages. D’un certain côté, le manque de sommeil en plus, j’ai trouvé ça cocasse.
— Tu dors en boxer-short, Boxer, lui ai-je dit en guise de salutation. Tu manques pas d’humour pour un vieux briscard.
Puis je lui ai raconté ce qui venait de se passer. En tant qu’ancien flic, il comprendrait. À ma grande surprise, mon père savait très bien écouter. Exactement ce dont j’avais besoin à l’heure actuelle.
Il est venu s’asseoir près de moi sur le canapé.
— Tu veux un café ? Je vais t’en préparer, Lindsay.
— Du cognac ferait mieux l’affaire. Mais il y a du thé Moonlight Sonata sur le comptoir si tu te sens de t’en occuper.
C’était agréable d’avoir quelqu’un chez soi ; il semblait désireux de m’apaiser.
Revautrée sur le canapé, j’ai fermé les yeux en tentant d’imaginer ce que j’allais faire ensuite. Davidson, Mercer et maintenant, Claire Washburn... Pourquoi Chimère s’en prendrait-il à Claire ? Qu’est-ce que ça signifiait ?
Mon père est revenu avec une tasse de thé et un petit verre plein de Courvoisier :
— J’imagine que t’es une grande fille. Alors pourquoi pas les deux.
J’ai siroté une gorgée de thé et bu la moitié du cognac d’un seul trait.
— Ah, j’avais besoin de ça. Presque autant que d’un coup de bol dans cette affaire. Il laisse des indices, mais je ne pige toujours pas.
— Te mets pas martel en tête, Lindsay, m’a dit mon père de sa plus douce voix.
— Qu’est-ce qu’on fait, ai-je demandé, quand tous les yeux sont braqués sur soi et qu’on n’a pas la moindre idée de ce qu’on va faire ensuite ? Quand on comprend que ce qu’on combat ne cède pas un pouce de terrain, qu’on affronte un monstre ?
— C’est à peu près à ce stade qu’on fait appel à la crime d’habitude, m’a répondu mon père en souriant.
— N’essaie pas de me faire rire, l’ai-je supplié.
Mais mon père m’a fait sourire en dépit de tout. Fait encore plus surprenant pour moi, je commençais à penser à lui comme à mon père.
Puis son ton a changé du tout au tout.
— Je peux te dire ce que je faisais quand ça devenait vraiment duraille. Je me barrais. Tu ne feras pas ça, Lindsay, je vois ça d’ici. Tu me vaux cent fois.
Il me regardait bien en face. Et ne souriait plus.
Ce qui est arrivé ensuite, je ne l’aurais jamais cru possible. Mon père a ouvert ses bras et en résistant à peine, je me suis surprise à me nicher contre son épaule. Il a refermé ses bras sur moi, un peu timidement au début, puis, comme tout père avec sa fille, il m’a serrée contre lui avec tendresse et affection. Je n’ai plus résisté. Je sentais la même eau de toilette que celle qu’il portait quand j’étais petite. Ça me paraissait à la fois bizarre et le plus naturel du monde.
On aurait dit que cette étreinte inattendue de mon père m’ôtait soudain des strates de souffrance.
— Tu vas le coincer, Lindsay, l’ai-je entendu me chuchoter, tout en me serrant et en me berçant. Tu vas y arriver, Bouton d’Or...
C’était exactement ce que j’avais besoin d’entendre.
— Oh papa, ai-je dit.
Mais rien de plus, cependant.