11.
J’étais complètement à cran après le boulot. Mais pas question de rentrer chez moi et de décompresser.
J’ai dévalé Brannan vers Potrero, en repassant dans ma tête mon entretien à couteaux tirés avec Coombs. Il s’était moqué de nous, nous riant au nez, sachant qu’on ne pouvait pas l’interpeller.
Je savais qui était Chimère... mais il était hors d’atteinte.
Je me suis arrêtée à un feu, ne voulant pas rentrer tout en ne sachant où aller. Cindy avait rendez-vous ; Jill et Claire étaient chez elles, auprès de leurs maris ; j’aurais pu sans doute avoir un rendez-vous moi aussi si je me rendais un tant soit peu disponible.
J’ai pensé appeler Claire, mais mon portable était mort – il fallait que je recharge cette saleté de batterie. J’avais envie de faire quelque chose – l’urgence me taraudait.
Si seulement je pouvais pénétrer dans la chambre d’hôtel de Coombs... Je me sentais déchirée entre le désir de retourner chez moi et celui de commettre sans doute la plus grosse bourde de ma carrière. La voix de la raison me soufflait : Rentre chez toi, Lindsay, tu le choperas demain... il ne va pas tarder à merder.
Mais mon cœur qui cognait me disait : ouais, ouais, baby... le lâche pas. Bouscule-moi cet enfoiré.
J’ai foncé avec mon Explorer sur la Septième en direction du quartier du Tenderloin. Il était presque vingt et une heures.
Ma voiture a paru rouler toute seule jusqu’au William Simon. J’étais oppressée. Pete Worth et Ted Morelli assuraient la planque de nuit. En m’arrêtant, je les ai repérés dans une Acura bleue. Ils avaient des ordres : si Coombs sortait, ils devaient le suivre en prévenant par radio. Plus tôt dans la journée, Coombs était allé se balader, avait fait, sans se cacher, le tour du pâté de maisons avant de s’installer pour finir dans un coffee shop et d’y lire le journal. Il savait qu’on le surveillait.
Je suis descendue de mon Explorer et j’ai rejoint Worth et Morelli.
— Quoi de neuf ?
Morelli s’est penché par la vitre de la portière passager.
— Nada, lieutenant. Il est probablement là-haut en train de se mater le match des Kings. L’ordure. Il sait qu’on est scotchés ici. Pourquoi vous rentrez pas chez vous ? On le garde au chaud pour la nuit.
J’avais beau détester le reconnaître, il avait probablement raison. Je ne pouvais pas servir à grand-chose ici.
J’ai redémarré et ai salué de la main les hommes au passage. Mais arrivée à l’angle, sur Eddy, une pulsion déterminante m’a empêchée de m’en aller. Comme si quelque chose me soufflait : ce que tu veux est ici.
Il sait qu’on le surveille... et alors... ? Il veut fiche la honte au SFPD.
J’ai roulé sur Polk, revenant vers le William Simon. Je suis passée devant des boutiques de prêt, un magasin d’alcool et de spiritueux ouvert toute la nuit, un fast-food chinois. Un véhicule de patrouille était garé à l’extrémité du bloc.
J’ai gagné l’arrière de l’hôtel en voiture. Plusieurs poubelles à l’extérieur. Pas grand-chose d’autre. La rue était déserte. J’ai éteint les phares et j’ai attendu. J’ignorais ce que j’espérais qu’il arrive, mais je devenais dingue.
Je suis descendue pour finir de l’Explorer et j’ai franchi la porte de service de l’hôtel. Bouscule-moi cet enfoiré. Je songeais à remonter dans les étages pour parler encore une fois à Coombs. Ouais, on pourrait même regarder le match des Kings ensemble.
Il y avait un bar étroit et miteux, juste à côté du hall. J’y ai jeté un coup d’œil, j’ai aperçu quelques vrais soiffards, mais pas de Frank Coombs. Bordel, un assassin se trouvait dans cet hôtel, un flic assassin et on ne pouvait rien faire.
Un mouvement près de l’escalier de secours a attiré mon attention. Je me suis replanquée à l’intérieur du bar plongé dans la pénombre. Le juke-box jouait une vraie rengaine d’antan, Soul Man de Sam and Dave. J’ai aperçu un individu qui descendait l’escalier, en jetant des regards autour de lui tel Le Fugitif du feuilleton.
Et merde, ça voulait dire quoi, ça ?
J’ai reconnu le blouson en treillis, la casquette rabattue sur le visage. J’ai bien regardé pour être sûre.
C’était Frank Coombs.
Chimère mettait les voiles.